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Salle des pas perdus

20 mars 2012

4 mai 1988

Mercredi 4 mai

 

 

Le lit est vide quand je m’éveille le matin. Il est plus de 8 heures et je vais être en retard rue de Berri. Je trouve mes vêtements de la veille bien rangés sur une chaise avec une chemise propre ne m’appartenant pas.

Qu’importe, je m’habille rapidement et descends dans la salle du bar. Madeleine est là, douce et souriante dans un clair matin ensoleillé. Il y a un peu de monde dans la salle, ce pourquoi elle me refuse ses lèvres.

- Installe-toi dans la cuisine, commande-t-elle, je t’apporte ton café et t’appelle un taxi.

J’obéis et dès qu’elle se glisse derrière le rideau nous nous rejoignons pour une étreinte tendre et passionnée non sans qu’elle surveille son bar du coin de l’œil.

Un quart d’heure plus tard le taxi est là, en double file devant sa porte, elle me fait un dernier signe de la main en disant :

- Reviens vite, si tu n’oublies pas.

Je n’ai pas le temps de répliquer.

 

Le retard ne prête pas trop à conséquence. Denise ne dit rien en tout cas. C’est même plutôt silencieuse qu’elle me désigne une pile vertigineuse de dossiers dont je dois effectuer quelques vérifications avant de les ranger. Je soupire mais je m’exécute sans lever le nez jusqu’à midi. Parfois on entend Michelle chantonner depuis son bureau.

 

L’après-midi est plus détendu, la cheftaine plaisante mais sans jamais s’adresser directement à moi.

Le soir je m’éclipse sans la saluer. Aucune nouvelles de Flora depuis hier matin et je décide de faire le mort. Je vais avenue Kléber mais Menou m’apprend que Laure est à l’étranger pour quelques jours.

De Laure, mes pensées se portent sur Sophie. La soirée est douce, je rejoins le Trocadéro, passe la Seine sur le pont d’Iéna, j’enquille l’avenue de la Bourdonnais, passe devant la maison où Edmond Rostand rendit son âme juste à côté d’une brasserie et enfin j’arrive rue de Montessuy. Je sonne au bas de son immeuble, pas de réponse. Je reviens sur mes pas, entre dans le salon de thé qui fait l’angle avec l’avenue de la Bourdonnais et laisse paisiblement passer le temps devant un thé de Chine au goût âcre.

Ca ne rate pas, au bout d’une demi-heure je vois ma blonde Sophie passée sur le trottoir. Je sors en vitesse pour l’appeler. Elle saute de joie en m’apercevant. Elle est vêtue très simplement d’un pantalon de toile claire et d’un léger pull rose très pale sur lequel s’étendent ses mèches blondes pleines de folie. Elle traine un filet dans lequel s’ébattent quelques provisions. Je l’invite à venir prendre un thé elle me suit en battant des cils. Ici tout le monde la connait. Elle inonde les joues du personnel de bises parfumées papotent à droite à gauche, saluent quelques connaissances et enfin me rejoint à ma table :

- Charles ! Quelle surprise ! … Que fais-tu par ici ?

- Je te guettais !

- Oh, rit-elle à gorge déployée, tu me voulais du mal ?

- Non, mais j’adore guetter les belles blondes dans les rues de Paris.

- Tu dois être débordé mon pauvre lapin !

- Exact !

- Laure ne te suffit plus ?

- Non, d’ailleurs, elle ne m’a jamais suffi !

- Que me veux tu ? demande-t-elle en déposant un baiser joyeux sur le bout de mon nez rutilant.

- Te parler.

- De quoi donc ? … D’amour ?

- Indirectement, oui !

- J’en suis flattée, bien que je préfère que tu m’en parles directement mais, j’avoue que tu me parais bien étrange.

- Tu es libre ce soir ?

- Ma foi oui ! … Laure est en Autriche jusqu’à la fin de la semaine. Donc ce soir mercredi, je suis libre, pas de nouba hebdomadaire avenue Kléber. Pour tout te dire, j’avais l’intention de me coucher tôt. Car, bien que tu aies une piètre opinion de moi, je peux aussi être une jeune fille sage et sérieuse.

 

Sophie en jeune fille sage et sérieuse, j’avais hâte de voir ça. Pour accompagner le petit ange, je reprends un thé imbuvable. Qui révèlera un jour au monde toutes les choses incroyables que les femmes arrivent à nous faire faire ?

On papote de divers sujets qui vont comme à l’ordinaire de la météo au deuxième tour des présidentielles en passant par le cinéma, la littérature, la victoire de Céline Dion au concours de l’Eurovision et la libération des otages Français au Liban rumeur courant sur les ondes depuis le début d’après-midi.

On quitte enfin le salon de thé et on traverse la rue pour pénétrer dans son immeuble. Elle habite au troisième étage un vaste F3 que ses parents ont acheté pour elle et sa sœur, Françoise. Cette dernière s’étant mariée, Sophie depuis deux ans vit seule mais souvent loge un ou une amie, voire les deux, voire même plusieurs à la fois. Enfin de compte, depuis que j’ai fait sa connaissance chez Laure à la fin de l’année 1984 je n’y suis venu que très rarement et jamais seul. Chaque fois c’était pour un anniversaire ou une fête quelconque, des soirées entre amis d’un même monde, avec plus d’invités filles que garçons.

 

On grimpe les trois étages à pieds de ce large escalier de pierre jaunie. Elle glisse une clef dans chacune des trois serrures !

- Tu excuseras le désordre, dit-elle, je ne pouvais pas prévoir que tu passerais.

Elle rit pour ajouter :

- Que tu passerais enfin ! … après avoir décliné je ne sais combien d’invitation !

 

Je pénètre à sa suite dans son appartement cossu qui transpire le XIX° siècle avec son plancher craquant comme un navire dans la tempête

- Installe-toi, mets toi à l’aise, sers toi à boire ; je dois téléphoner.

 

Le téléphone est dans l’entrée, j’avance dans son magnifique salon par une double porte vitrée de carreaux de couleurs. Si je me rappelle bien l’histoire de cet appartement, les parents de Sophie l’ont acheté suite à un décès et les héritiers étaient si pressés de vendre qu’ils n’ont récupéré aucun meuble. Parquet qui grince, lambris sur les murs, cheminées dans chaque pièce, moulures au plafond, hautes fenêtres doubles, donnant sur un jardin commun, copie de tableaux anciens aux murs, Sophie y a rajouté des croutes modernes, bibelots de valeurs sur des étagères de verres, Sophie vit toujours dans le luxe qu’elle a connu dès la naissance. Et je ne la blâme pas. Les meubles aussi sont anciens et quelques uns ont de la valeur.

Si je me souviens bien, sa chambre est tapissée de photos, je n’y ai passé le nez qu’une seule fois, un jour où Laure me faisait la visite.

Je me sers une bouteille de chivas de son bar particulièrement bien fourni, tandis que me parvient de l’entrée, la voix de Sophie échangeant de vifs propos avec sa mère au sujet d’une course qu’elle devait lui faire et qu’elle a oubliée.

Elle me rejoint, tout sourire, marchant vers moi comme une offrande vers son Dieu. Elle renifle mon verre et demande la même chose en se laissant tomber dans son canapé en cuir d’un blanc éblouissant.

- Tu sais quoi, dit-elle, il me vient une idée. Depuis le temps que je mourrais d’envie de t’inviter à dîner ici, pourquoi on n’en profiterait pas pour se faire tous les deux une petite soirée tranquille, une soirée d’amoureux, un souper aux chandelles et tout et tout …

Ses yeux brillent d’amusement, j’ai toujours adoré ses airs espiègles, son côté fou, ce don qu’elle a de faire danser la vie. Je lui tends son verre, la regarde en remuant le nez mais ne répond rien :

- Merci. Qu’en penses-tu Charlot ?

- Qu’entends-tu par «  et tout et tout «  ?

Elle rit encore de son rire clair et large et détourne le sujet :

- Disons une soirée romantique, entre bons amis qui s’estiment ! Bien sûr, si tu préfères le restaurant je n’y vous pas d’inconvénient. Laisse-moi juste le temps de me changer.

- Une soirée à deux ici même me va très bien !

 

Elle a un charmant clignement des yeux pour me remercier :

- Je ne te promets pas de choses extraordinaires, vu que tu me prends au dépourvu, mais on doit pouvoir trouver de quoi se faire un petit dîner de fête.

 

Elle se lève de canapé son verre à la main et m’entraine vers la cuisine toute peinte d’un bleu pâle plutôt réussi, farfouille dans ses placards, son frigidaire immense et son congélateur. Très vite, elle élabore un menu qui tient la route :

- Coquille Saint-Jacques, escalopes de veau à la crème, des pommes de terre rissolées pour accompagner, fromage et dessert, sorbets ou autres, annonce-t-elle. Ca te va ?

- Impeccable !

Elle ouvre un placard sous son évier :

- Tiens, choisis le vin que tu veux, je te fais confiance.

Je débusque un saumur-champigny rouge pour les escalopes et un graves blanc pour les Saint-Jacques que je m’empresse de mettre au frais.

- Le temps que ça chauffe on en a pour plus d’une demi-heure dit-elle après avoir allumé son four. Je vais aller prendre une douche et me faire belle pour toi. … De toute façon rien ne nous presse on a du temps devant nous.

- On a même toute la nuit.

Elle sourit :

- Personne ne t’attend ce soir ?

- Personne puisque Laure est en Autriche.

Elle pouffe :

- Ne me dis pas que tu n’as qu’elle dans ta vie.

 

Je ne réponds rien, tandis que nous nous dévisageons tous les deux au beau milieu de cette cuisine aussi éclatante de propreté que celle qu’on voit dans les publicités après le passage de Monsieur Propre. Nous échangeons un long sourire amusé non démuni de tendresse et de mystère.

Cette Sophie ne ressemble en rien à la Sophie que je vois d’habitude chez Laure. Celle-ci est plus calme, plus douce, plus attentive, plus adulte, plus docile.

- Attention, une fois marié, Laure ne te pardonnera pas le moindre écart.

- Et vice-versa, ma jolie !

Elle éclate de rire, ce rire torrentiel est communicatif :

- Tu crois pouvoir dompter ma Laurette ?

Je hausse les épaules :

- Si elle m’aime réellement tout devrait aller comme sur des roulettes. … Mais je ferai en sorte de l’écarter de ses relations douteuses.

- Tu parles de moi ?

- A toi de me le dire !

 

A nouveau elle éclate de rire puis me tend son verre vide :

- Un autre, s’il te plait et apporte-le à la salle de bains, je vais à la douche.

Et sur ce, elle démarre en trombe pour disparaitre dans le couloir.

Le temps de repasser par le salon, de remplir nos deux verres, de croquer quelques amuse-gueules, je me dirige vers la salle de bains dont bien entendu elle a laissé la porte ouverte. J’entends déjà le crépitement de l’eau, elle n’a pas trainé. Je reste sur le pas de la porte, et je distingue vaguement son corps à travers le verre épais de la cabine de douche. C’est fou ce qu’elle remue là-dessous. Je m’approche et demande d’une voix forte pour qu’elle entende :

- Ton whisky, tu le veux tout de suite ?

- Deux secondes ! clame-t-elle en riant.

 

L’eau s’arrête, la porte s’entrouvre, j’aperçois un délice de chair légèrement colorée et un bras qui se tend :

- Passe-moi le peignoir accroché derrière la porte, s’il te plait. … Ne fais pas cette tête là, tu as déjà vu mes fesses.

Je vais décrocher le peignoir et lui porte :

- Qu’est ce qu’elle a ma tête ?

- On dirait une tête d’ahuri.

- Tu te trompes ! J’ai plutôt la tête d’un homme ébloui.

 

Elle sort emmitouflée de blanc dans son peignoir qui la couvre jusqu’aux chevilles :

- Ebloui ? … Merci !

Elle attrape son verre, en boit une large rasade et le repose entre mes mains pour se saisir d’une serviette en éponge de la même couleur que son peignoir. Elle s’en frotte vigoureusement les cheveux tout en me regardant d’un sourire qui lui ouvre grand la bouche sur des dents bien alignées entretenues avec soin :

- Tu sais que tu as l’air chou, comme ça mon petit Charles ?

Je n’ai pas le temps de répondre qu’en un éclair elle me dépose un rapide baiser sur les lèvres, comme si elle avait cherché à gober une mouche qui passait devant elle.

Elle récupère son verre et part vers le fond de l’appartement où se trouve sa chambre.

- Comment-veux tu que je m’habille, mon Charlot ? …Romantique ? Diablesse ? Séduisante ? Petite fille modèle ? Nymphomane ? Bourgeoise pincée ? Jeune vierge effarouchée ? Eve aux premiers jours du monde ?

 

Son rire résonne sur les hauts plafonds blancs. Elle ouvre la porte de sa chambre et s’arrête sur le seuil comme si elle m’attendait et se retourne vers moi :

- Alors Charlot ? … La soirée est douce, un dîner nus tous les deux, ça te tente ?

- Non ! … Gardons-nous un peu de mystère !

 

Je suis près d’elle, glisse mes mains autour de sa taille et plonge la tête dans ses cheveux en désordre dont le parfum envoûtant flotte autour de nous :

- Tu as raison, murmure-t-elle avec une pointe d’émotion dans la voix.

- Habille-toi en Sophie, tout simplement.

 

Elle balaie doucement mon visage de ses cheveux fous puis s’écarte et me dévisage avec un sérieux que je ne lui connaissais pas. Elle ne dit rien, mais hoche la tête pour approuver mon choix. Sans bruit, elle referme la porte de la chambre derrière elle.

 

Elle réapparait dix minutes plus tard tandis qu’assis sur le canapé je feuillette un magazine de mode plein de beautés surréalistes. Elle s’est vêtue d’un tailleur léger, d’un vert comme celui qui teinte les étangs de la Sologne à l’heure où le soleil décline, une veste fermée très haut avec des manches trois-quarts, une jupe raide, sans fantaisie qui lui tombe sur les genoux. Aux pieds, des sandalettes blanches avec un léger talon.

Elle tourne sur elle-même avec aux lèvres, son doux sourire que j’aime tant.

- Alors ? demande-t-elle.

- Ravissant, mais je ne te reconnais pas !

Elle rit doucement :

- C’est pourtant ce que je porte quand je suis chez mes parents, des vêtements de ce style, strictes, vêtements de femme honnête !

- Nous dirons que tes pauvres parents ne te connaissent pas très bien.

- Et si c’était toi qui me connaissais mal ?

J’hausse les épaules comme si j’étais pris d’un doute sur ma propre existence :

- Ca reste du domaine du possible, dis-je, avec un sérieux qui m’émeut moi-même.

A nouveau elle tourne sur elle-même :

- Alors, à quoi je ressemble ?

- A une Sophie que je ne connais pas.

Réflexion un peu bête, j’en conviens, mais cette jolie femme me prend soudain au dépourvu avec son innocence dont je ne parviens pas à deviner si elle est feinte ou non.

- Mais encore ?

- Je dirai une jeune maman qui s’apprête à aller chercher ses enfants à l’école, une institutrice en voyage de classe avec des boutonneux tourmentés, une représentante en objets religieux, la secrétaire d’un patron peu porté sur la rigolade … et si tu te rajoutes une serviette en cuir à un jeune médecin en visite dans une maison de retraite pour vieillards lubriques.

Elle rit de nouveau de son rire plaisant comme le chant du torrent dans l’après midi d’un été torride.

Elle vient s’assoir sur mes genoux et passe un bras derrière mes épaules pour se tenir. Son parfum entêtant m’enivre les sens. Je n’esquisse aucun geste intime. Elle fouille mon regard avec le sien :

- Finalement, dit-elle, d’une voix touchante, nous deux, on se connait peu !

- C’est vrai. Tu vis tellement dans l’ombre de l’éblouissante Laure.

Un petit rire la secoue avec grâce :

- Tu crois ? Elle est si éblouissante que cela ?

- Oui. Et puis vous vous ressemblez tellement.

- Que veux-tu dire ?

- Et bien que lorsque l’on vous voit l’une à côté de l’autre on a l’impression de voir la même personne. Si bien qu’on s’intéresse davantage à Laure parce que c’est elle qui se met le plus en avant de vous deux et que, forcément, on oublie celle qui se trouve à côté, comme si c’était un modèle plus petit, avec moins d’option. Tu comprends ?

Elle pouffe :

- Tu nous compares avec les dernières nouveautés de chez Peugeot ?

Je fais une moue indiquant qu’il y a un peu de ça.

- Donc, reprend-elle sans se vexer le moins du monde, je suis comme Laure avec moins d’option, moins de qualité, moins de performance …

Je fais non de la tête en essayant de me rattraper :

- Pas des choses en moins, non, des choses différentes.

- Oh, fait-elle avec une surprise amusée, et quelles sont ces différences ?

Je reste un peu dans le vague pour donner un peu de mystère à des propos idiots ;

- Je ne sais pas trop ! Je suis justement venu ce soir pour les découvrir.

Elle rit avec l’éclat du champagne quand il jaillit de la bouteille, saute de mes genoux :

- Je vais voir mon four !

 

Plus tard nous sommes attablés l’un en face de l’autre, éclairés seulement par deux grandes bougies plantées dans des supports en étain. Sur une nappe d’un blanc immaculé je l’ai aidée à disposer sa plus belle vaisselle, des assiettes Haviland numérotées, blanches avec un fond rose et un liseré d’or, des couverts en argent massif de chez Liberty, des verres en cristal d’Arques, bref une réception grand-siècle.

Du coup cette ambiance feutrée déteint sur nos comportements et nous ressemblons à deux cousins de bonne famille qui conservent entre eux des distances respectueuses malgré une réelle complicité affective.

 

Nous parlons de choses et d’autres, sans que je parvienne à mettre sur la table le sujet qui me travaille l’esprit depuis que m’a pris en fin d’après-midi l’idée de venir chez elle. Faut dire que ce soir je vois Sophie sous une facette que je ne lui connais pas. Elle me rappelle Cécile. Une jeune femme élégante, douce, soignée, raffinée, délicate, rêveuse, prévenante, serviable avec des gestes exquis. La parfaite maîtresse de maisons dévouée à ses invités et pas du tout avec des airs d’abrupte sauvage qui ne demande qu’à se faire culbuter sur un tapis, qu’elle affecte chez Laure ou en sa présence.

Je lui en fais la remarque :

- Ce soir, tu es différente de la Sophie que je connais, celle qui vit dans les jupes de Laure.

Elle sourit avec un petit air narquois :

- Dans ses jupes ou sous ses jupes ?

Je passe outre cette remarque pleine de suggestions :

- Je veux dire que tu n’es plus la même quand elle n’est pas là.

Elle pose ses coudes sur la table, joint ses mains et pose dessus son délicieux menton à l’arrondi parfait :

- Je devine Charles les questions que tu te poses et je m’étonne même que tu ne les aies pas posées plus tôt, depuis le temps qu’on se connait. … Laure et moi, c’est une grande histoire et n’en déplaise aux gens coincées par la courte vue de leur esprit, une histoire d’amour.

- Attention, s’écrie-t-elle avec une fougue nouvelle, je parle d’amour pas de sexe ! … Ne me fais pas l’injure toi que j’estime et que je considère comme quelqu’un d’intelligent et de compréhensif à l’égard du genre humain, de ne voir là dedans que coucheries malsaines, lècheries de lesbiennes de bas étages ou autres activités perverses dont on me ressasse les oreilles depuis des années malgré mon jeune âge. Laure et moi nous nous connaissons depuis notre enfance, nous sommes plus liées que deux sœurs, plus unis que le plus amoureux des couples, chacune se retrouve entièrement dans l’autre, nous sommes le clone exacte de l’autre pour reprendre un mot à la mode.

- Tu donnes pourtant l’impression de vivre complètement sous sa coupe, qu’elle est le maître et toi l’esclave.

- L’impression ! … Tu as dit juste, c’est bien le mot qu’il faut. Vingt ans qu’elle et moi on se connait, vingt années parmi les plus importantes d’une vie humaine, celles de l’enfance et de l’adolescence. Réfléchis un peu et tu comprendras tout ce que cela peut apporter à une amitié, une complicité entre deux êtres qui s’entendent parfaitement parce qu’ils se ressemblent, et pas seulement physiquement.

- Deux êtres qui se ressemblent et qui …. s’aiment ?

- Forcément ! lâche-t-elle comme une évidence avant de s’empresser d’ajouter :

- Mais je te l’ai déjà dit tout à l’heure, ne voit pas là qu’une banale histoire de sexe ! Laure et moi, c’est bien plus que cela !

- Mais c’est aussi cela ?

- Oui, ne me dis pas que tu l’ignorais !

 

Le silence tombe sur nous comme la guillotine sur le cou du condamné. Le légendaire sourire de Sophie disparait dans les ombres que font danser autour de nous les flammes des deux bougies. L’aveu est tombé, confirmation de ce que je me doutais, réalité évidente que je fuyais ?

Nos regards se croisent et s’interrogent. Je devine Sophie bien campée sur ses positions et à la première réflexion désobligeante, elle ruera dans les brancards et me chassera de chez elle.

Elle pose doucement sa main sur la mienne avec une gentillesse sincère.

- Cela te choque ? demande-t-elle dans un murmure.

Je laisse mes yeux dans les siens et je fais non de la tête :

- Je réfléchis.

- Laure ne t’a jamais parlé de ça ?

- Non. … Laure ne me parle jamais d’elle.

- Et bien je vais le faire, dit-elle en tendant son verre pour réclamer du vin sur son fromage.

 

Cette fois je fais oui de la tête et je la laisse parler.

Elle et Laure se sont connues au jardin d’enfants d’une école de la rue de la Pompe. Elles se sont tout de suite bien entendu et leurs parents se connaissaient un peu surtout leurs deux mères qui se voyaient aux sorties d’écoles puisque leurs ainés respectifs y étaient déjà. Le père de Sophie étant un haut fonctionnaire à la préfecture de la Seine, avant même que ce département ne soit découpé dans la configuration qu’on lui connaît aujourd’hui. Dans les premiers instants qui suivirent leur première rencontre, une réelle amitié naquit entre les deux filles, amitié qui ne fut jamais prise en défaut par la suite.

Un beau jour les parents de Sophie quittèrent le seizième arrondissement pour s’installer à Vaucresson, ville où ils habitent encore. Sophie refusera de quitter le Lycée Molière où elle est scolarisée en 5° avec Laure, nous sommes alors en 1975 et les deux filles sont âgées de douze ans. Vaucresson étant un peu trop éloigné de ce Lycée, les parents s’accordent entre eux pour que Sophie passe plusieurs nuits par semaine avenue Kléber et naturellement elle s’installe dans la chambre de Laure. Arielle aussi habite avenue Kléber, une petite chambre et c’est elle qui assure la marche de la maison quand les parents sont absent ce qui revient souvent.

Arielle et Laure sont très liées, liaison dont Sophie sera un peu jalouse. Des rapports troubles s’installent entre elles trois, surtout quand elles sont seules puisqu’à cette époque Gilles est pensionnaire dans une école suisse pour des raisons que Sophie a toujours ignorées.

Un beau jour Arielle disparait, son Père associé à celui de Laure est rattrapé par la Justice pour un scandale, il fait faillite et finit par se suicider. Là-dessus Gilles revient de pension où à vingt ans il a enfin décroché un diplôme lui ouvrant les facultés de Paris. Il s’installe avenue Kléber et très vite l’inévitable se produit, il devient l’amant de Sophie lycéenne de seconde, âgée de 15 ans.

- Le premier, précise-t-elle avec une vraie tendresse.

 

Cette première fois, Laure, qui a déjà connu cette expérience quelques mois plus tôt durant l’été 1978 avec une rencontre de vacances, est présente, comme elle sera aussi présente la plupart des nombreuses fois qui suivirent.

 Je n’ai pas besoin de dessin supplémentaire pour imaginer la scène. Entre Laure et son frère existent depuis l’enfance des jeux pervers que Gilles m’a déjà racontés durant de longues nuits d’ivresse et dont je n’ai jamais pu tirer le vrai du faux.

- Et avec Gilles, ça dure encore ?

- Oui, dit-elle avec l’assurance du témoin qui se libère des vérités qui lui pèsent, mais de plus en plus rarement ! C’est certes un amant merveilleux mais il devient pénible en vieillissant.

- C'est-à-dire ?

- Gilles est un malade, tu le sais parfaitement depuis le temps que tu le fréquentes !

Elle n’a pas tort :

- Et Laure ?

Elle soupire, se lève pour aller chercher le dessert. De la cuisine elle élève la voix :

- Je suis moins riche que je pensais en sorbet ; je n’ai que du cassis, ça te va ?

 

Le cassis me va bien, je prends deux coupelles en argent qu’elle a préparées à l’avance et je la rejoins dans la cuisine. Elle emplit de sorbet les deux coupelles, remise le bac de cassis dans le congélateur et nous retournons dans la salle à manger où elle reprend son récit là où elle l’avait laissé.

- Laure, comme son frère, a des circonstances atténuantes. Leurs parents ont toujours mené une vie de débauche depuis des lustres. Ils ont été élevés dans cette ambiance même s’ils ne participaient pas aux soirées spéciales dont leurs père et mère étaient friands.

 

Et j’ai droit à un large éventail des racontars qui me sont souvent revenus aux oreilles mais que cette fois je ne mets plus en doute. Un catalogue précis de tous les fantasmes qui peuvent naître dans l’esprit de tout un chacun quand on évoque le sujet : orgies, sauteries collectives, soirées échangistes, j’en passe et des meilleurs, amusements récréatifs pour bourgeois licencieux en manque d’imagination.

L’âge et plusieurs enquêtes des mœurs ont freiné les fêtes ces dernières années et ont obligé les parents à se retirer en province. A la fin je pose la question qui parait évidente à toute personne saine de corps et d’esprit, catégorie à laquelle je ne pense pas appartenir :

- Pourquoi veux-tu, ma chère Sophie, que j’épouse ton amie Laure, descendante de parents dégénérés, lesbienne doublée d’une incestueuse ?

- Oh, c’est vite dit ça ! … Rien ne prouve que Gilles et Laure aient le même père, il n’est même pas certain que leur mère le sache. Il suffit de les regarder pour émettre des doutes justifiés.

- Et personne au monde ne les connait mieux que toi.

- Oui, Charles, même pas leur propre mère ! Ceci dit, Laure t’aime bien, elle a besoin de toi pour échapper à tout cela. Quelqu’un qui ne la juge pas, qui la comprenne, qui l’accepte telle qu’elle est, quelqu’un qui la protège contre les autres et contre elle-même.

- Ca ne suffit pas pour faire un mariage solide.

- Ne parle pas comme un livre, tu sais bien que rien n’est rose dans la vie.

 J’incline doucement la tête, pour approuver ses dires :

- Non, … mis à part les ballets ! … Et tes fesses !

 

Elle laisse échapper un rire gentil qui ressemble au chant d’un oiseau :

- C’est bien dit-elle, quand elle est calmée, tu plaisantes, ça prouve que tu ne fais pas un scandale de cette réalité navrante.

- Non, ce n’est pas mon affaire mais la votre ! Je ne veux pas m’en mêler, une chose est sûre c’est que je n’épouserai pas Laure et pas seulement à cause de ce que tu m’as révélé ce soir. Je n’y tiens pas et elle non plus.

- Ne crois pas cela ! … Elle t’aime réellement et plus qu’elle ne s’en doute elle-même.

D’un geste énervé j’envoie balader ses deniers propos :

- Elle ne s’est jamais intéressé à moi, elle ne me pose jamais de questions sur moi, sur ce que je fais, sur ma famille, sur mes envies, et elle refuse de venir chez moi quand je l’invite. Elle ne me fait la conversation si je daigne me déranger pour passer la voir, dès que je ne suis plus avenue Kléber je n’existe plus pour elle !

- Tu te trompes Charles …. Comment te dire ça ? … En un mot, tu lui fais peur ! … Tu l’attires car tu ne ressembles en rien aux gens qu’elle fréquente, les gens de son milieu, milieu que tu n’aimes pas. Tu es reposant, calme, sans histoire, affectueux, patient et compréhensif, présent quand elle a besoin de toi. Tu es son refuge dans la vie de dingues qu’elle mène.

- Et elle, qu’est ce qu’elle est sensée m’apporter ?

- Et bien c’est une belle femme, riche, intelligente qui peut t’offrir une vie de dilettante en fréquentant des gens qui comptent.

- Des gens qui comptent quoi ? Leurs millions planqués en Suisse ? Franchement, ce n’est pas ma tasse de thé !

- Des gens importants, je voulais dire. De toute façon, elle ne t’imposera jamais rien, ce n’est pas son genre. Mais réfléchis, si tu l’épouses, elle t’assure une vie confortable où tu n’auras pas besoin de travailler. Tu pourras même dépanner les gens que tu aimes si tu y tiens !

- Et je la partagerai avec Gilles et toi ? Non merci !

- Pas Gilles ! Elle voudrait justement se défaire de l’emprise qu’il a sur elle.

- Rien ne l’oblige à vivre avec lui.

- Si, ses parents. Elle doit veiller sur lui. Et puis d’autres choses encore.

- Quoi donc ? Des histoires de mœurs dépravées ? … Epouse le toi, comme ça il débarrassera le plancher.

 

Je sens que je m’énerve et elle s’en rend compte. Elle joint nos deux mains et elle me sourit avec une tendresse qui me fait fondre :

- Ne t’énerve pas Charles, changeons de sujet. Si on allait se promener ? Il n’est pas très tard encore et la nuit est douce. Allons du côté de la Tour Eiffel, c’est à deux pas ! Ca te dit ? Tu rentreras après.

 

Et voilà comment nous nous retrouvons tous les deux sur le Champ de Mars. Il est 23 heures et du monde grouille encore entre les pieds de la veille dame, haut lieu touristique parisien. Sophie m’a pris la taille et nous déambulons lentement au milieu d’un monde multicolore et bruyant. Nous ne parlons plus, Sophie chantonne un air à la mode et semble heureuse, l’esprit dégagé, prenant la vie du bon côté. Je me laisse guider et je réalise soudain que j’ai complètement oublié Flora. J’aurais pu au moins l’appeler pour ne pas qu’elle s’inquiète

Sophie m’emmène vers la Seine le long de laquelle traîne quelques couples en recherche d’intimité. Nous marchons un petit moment sur un chemin de pavés assez sombre. Elle s’arrête pour s’assoir sur un banc de pierre et nous regardons passer un bateau-restaurant où des gens heureux dînent tranquillement au son d’une musique douce. Au dessus de nos têtes nous percevons difficilement les étoiles dans le ciel noir car les lumières de Paris nous gênent. Sophie se colle à moi, se penche sur mon visage et m’embrasse longuement en un baiser radieux que je déguste avec un réel plaisir.

Quand elle se détache de moi elle murmure :

- Merci, Charles, j’en avais tellement envie depuis toutes ces années !

- Nous ne dirons rien à Laure.

Elle hausse les épaules tout en ébouriffant mes cheveux :

- Je ne déteste pas les femmes mais, à la différence de Laure, je préfère les hommes ; et de tous tu es celui que j’aime le plus.

Je souris tout en faisant une mimique indiquant que je n’en crois pas un mot :

- Et Gilles ?

- Gilles, c’est autre chose. Il me tient, comme Laure.

- Par le fait d’être un amant extraordinaire ?

- Non !

- Par quoi d’autres ?

Elle reste silencieuse tandis que de folles suppositions jaillissent dans mon crâne en furie.

A mon tour je l’embrasse avec tendresse. Elle répond avec ardeur et m’entoure de ses bras fragiles et tremblants. Je la saisis dans mes bras pour une étreinte bouillante qui nous laisse transpirant et échevelés. Je la hisse sur mes genoux et caresse ses jambes au dessin délicat.

Dans un souffle, je l’encourage :

- Je t’écoute.

- Je te dois la vérité, dit-elle, car tu comptes beaucoup pour moi ! En vérité, je t’aime depuis longtemps mais je n’ai jamais eu l’intention de disputer à Laure. Te voyant baver et te consumer de désirs devant elle je n’ai jamais pensé que j’avais la moindre chance de te plaire. En plus, nos jeux idiots avec Laure lors de ses fameux mercredis n’arrangeaient pas ma cause. Comme son frère, Laure a un besoin vital de provocations, de chercher à s’imposer aux autres, de les humilier, de les ramener plus bas que terre. Ce sont deux orgueilleux écorchés. Mais Laure a de réels moments de tendresse, de sagesse, de calme de douceur. Je sais que ça peut paraitre idiot, mais c’est comme ça.

Gilles au contraire est un crétin fini, un abruti dangereux ! Je sais qu’il essaie de passer pour ton ami mais sans Laure il y a longtemps que tu aurais cessé de le voir. Je me trompe ?

- Non !

- Oui nous avons eu souvent des soirées complètement débridées où nous étions complètement ivres et l’esprit enveloppé de brouillards artificiels. Laure et moi ne savions plus ce que nous faisons, mais Gilles le savait bien lui ! Non pas qu’il picolait ou se droguait moins, bien au contraire, mais il avait une meilleure résistance que nous. Et ce salaud en a profité pour prendre des photos et des films où nous apparaissons nous et d’autres d’ailleurs, dans des scènes pouvant hautement porter préjudices à notre image personnelle et à notre réputation.

- L’ordure ! Du chantage ?

- En quelque sorte, oui !

- Sur sa propre sœur ! … Il vous demande de l’argent ou d’autres trucs dégueulasses ?

- Non, il ne demande rien, en fait ! Il nous rappelle seulement de temps en temps qu’il possède ces photos et que nous devons rester à sa disposition. Mais il est possible qu’il fasse chanter d’autres personnes.

- Qui ?

- Des amis de Laure et moi. Amis des deux sexes ! Tout le monde reste assez discret là-dessus.

- Et vous ne pouvez pas le prendre à ses propres armes ? Vous n’avez rien de compromettant sur lui, quelque chose permettant de rétablir un équilibre ?

- Il est imperméable à ce genre de choses et tout le monde sait dans son entourage que c’est un malade. Il distribue même des photos de lui à poil.

- Ca ne pourrait pas lui nuire dans son travail, ses relations avec ses collègues, ses amis, que sas-je encore ?

- Il ne travaille plus. Il a démissionné de tous ses postes dans leurs entreprises familiales. Il écrit juste des conneries dans un magasine pseudo littéraire ! On le voit quelques fois dans des boites à la mode ou des clubs privés mais là sa réputation de pervers n’est plus à faire.

- Et Laure, qu’en dit-elle ?

- Elle dit que ce n’est qu’un jeu, qu’il ne s’en servira jamais contre nous deux.

- Mais ça ne l’empêche pas de se plier à ses caprices ?

- Il faut reconnaitre qu’ils sont de plus en plus espacés. En fait il ne s’intéresse guère à nous maintenant. Il prend ses plaisirs ailleurs.

- Même avec toi ?

- Oui, dit elle avec un soupire qui me méprend.

- On dirait que tu le regrettes ?

- Non, ce n’est pas ça du tout ! Mais il dispose d’un double de la clef de mon appartement et il peut débarquer à n’importe quelle heure de la nuit. C’est déjà arrivé.

- Souvent ?

- Non, il n’y a rien de régulier dans ses visites.

- Et sans prévenir ?

- Sans prévenir.

 

Qu’y a-t-il de vrai dans tout ce que Sophie vient de me raconter ? Ca recoupe l’idée que je m’étais faite des relations tordues entre le frère et la sœur, même si je n’avais pas poussé jusque sur un éventuel chantage. Le ton de Sophie m’a paru sincère, et ce depuis que je l’ai appelé en début de soirée sur le trottoir devant le salon de thé. Ce soir elle est toute transformée, ce n’est pas la Sophie que je vois habituellement chez Laure. Laquelle est la vraie ?

Elle frissonne et recherche à nouveau mes lèvres que je lui offre volontiers. Une main glissée sur ses jambes nues tente de la réchauffer. Finalement elle se dégage de mes genoux pour se lever et me tend la main :

- Viens, Charles, rentrons !

 

J’obéis enclin à lui donner le bénéfice du doute dans cette nuit pleine de surprises. En chemin, elle reprend son chantonnement joyeux comme si cette douce soirée la délivrait de ses démons. Néanmoins je ne m’estime pas satisfait :

- Et les soirées du mercredi chez Laure, vous jouez à quoi quand tu te promènes les fesses nues sous des jupettes en cuir ?

- C’est de la provocation pure et simple.

- C’est pour me provoquer qui ? Moi ?

- Non, toi on t’aime ! La dernière c’était à cause d’Anne qui devait annoncer son mariage avec Thomas.

- Je ne comprends pas. Une provocation pour quoi ? Par jalousie ?

- En quelque sorte, oui.

- Qui est jalouse et de qui ?

- Laure ; elle a eu une aventure avec les deux. Séparément, je veux dire.

Je soupire lourdement :

- Quel monde !

 

Sophie laisse un rire cristallin et frais s’envoler dans la nuit :

- Ce soir là, j’étais sensée donner des remords aux deux.

- Je ne me suis aperçu de rien.

- Je n’ai guère fait d’efforts, je n’étais pas très motivée.

- Pourquoi jouer à ces jeux à la con ?

- Pour être agréable à Laure. Ses petites folies m’amusent.

- Mais ce soir là ça ne t’amusait pas ?

- Non.

- Pourquoi ?

- Parce que tu étais là.

 

Je ne relève pas.

- Tu n’étais donc pas ou plus jalouse d’Anne et Thomas ?

- Laure est mon amie pas ma maitresse ! Elle fait ce qu’elle veut avec qui elle veut. Je n’ai jamais été jalouse de ses coucheries à droite à gauche.

- Mais vous couchez ensemble, cependant ?

Elle rit doucement et serre ma main dans la sienne :

- Mon pauvre Charles, tu ne comprends rien à notre histoire !

- Non, et en plus tu m’embrouilles à plaisir.

Elle rit à nouveau et regarde droit devant elle pour répondre :

- Non, j’essaie au contraire de t’expliquer !

 

Nous arrivons devant la porte de son immeuble. Persuadé qu’elle se joue encore de moi, je suis décidé à la laisser monter seule et à rentrer chez moi. Je dépose sur ses joues les quatre bises d’usage et lui souhaite une bonne nuit. Mais elle me retient fermement par le pan de ma veste et je sens son souffle court et chaud courir sur mes lèvres pendant qu’elle murmure :

- Monte, Charles ! Ne sois pas con !

Elle se love contre moi et se saisit de mes lèvres pour un long baiser plein de passion retenue.

Quand elle est suffisamment rassasiée elle s’empare de ma main et m’entraine dans le hall en disant :

- Viens au moins prendre un dernier verre !

Je résiste en me retenant à la porte d’entrée :

- Tu n’as pas répondu à ma dernière question.

- Viens et tu sauras tout !

 

 

 

 

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20 mars 2012

3 mai 1988

 

Mardi 3 mai

 C’est Flora préparant son petit déjeuner qui me réveille. Je saute dans mon pantalon de velours et la rejoint devant une tasse de café fumante. Je la bise sur la joue ce qui lui procure le même plaisir que le mur si c’était lui que j’avais embrassé.

Elle me tend une feuille de papier sur laquelle sa jolie écriture a tracé des colonnes de chiffres avec à gauche des dates, à droite des sommes d’argent.

- Ce que je te dois, dit-elle simplement.

- C'est-à-dire ?

Elle soupire exaspérée :

- Les sommes d’argent que tu m’as prêtées avec les dates correspondantes. Je prends à ma charge toute la nourriture. C’est normal, tu me loges, je te nourris, partage équitable.

Je grogne :

- Flora tu m’énerves ! Je t’ai demandé de ne pas compter ce que moi-même je ne compte pas ! Tu vas finir par me fourrer des complexes, des remords, des scrupules ! Je n’en veux pas de tes comptes, compris ?

Je fais une boulette de sa feuille que je balance dans l’évier.

Elle ne dit rien, se réfugie le nez dans sa tasse de café, qu’elle boit avec lenteur. Quand elle a terminé elle jette un œil à sa montre et se lève d’un bond comme si elle était en retard. Elle saisit son sac à main et, posant sa main sur la poignée de la porte elle déclare sans se retourner :

- Je te rappelle que je ne rentre pas ce soir !

 

Pas de «  bonne journée «  ou de «  à demain «  ou de «  amuse-toi bien « !

L’instant d’après je suis seul et constate l’ampleur des dégâts.

On ressemble elle et moi à un vieux couple qui se dispute, se déchire, s’épie, se rejette mutuellement les échecs, alors qu’il n’y a jamais rien eu entre nous. En instance de divorce sans avoir jamais été marié, c’est trop fort !

C’est surtout très nul ! Comme dans toute rupture, j’estime les torts partagés. Certes, je n’ai pas fait beaucoup d’efforts pour que tout se passe le mieux possible. Je voulais seulement prouver que j’étais capable de la dépanner en la logeant chez moi sans rien attendre en retour. Une aide gratuite, totalement désintéressée, et non pas des factures en guise de lettres d’amour. C’est cette histoire débile des 200 Francs qui a tout gâché. J’ai cru faire l’intéressant en me déguisant en chevalier en quête d’absolu imaginaire. Flora s’est prise à mon jeu, m’a piégé comme un débutant et, pire, s’est prise à son propre piège.

Maintenant comme deux boxeurs sonnés nous essayons de reprendre nos esprits chacun dans un coin du ring. Allons-nous sonner le gong final et déclarer la partie nulle ou reprendre le combat avec la certitude que ni l’un ni l’autre n’en ressortiront vivants ?

Comment retrouver l’ambiance magique des premiers jours, l’aube radieuse d’un amour en partance qu’une météo perverse a bouleversé par des orages à répétition ? C’est profondément irrité contre moi et contre Flora que je pars vers la rue de Berri en tentant de mettre sur pieds un scénario de réconciliation.

 

Au bureau Denise me regarde d’un drôle d’air en m’évitant et, dès que Bertrand arrive il me fait aussitôt appeler. Padoucy et l’ACAE vont être remis sur la table. Denise est déjà dans le bureau des mitraillettes dans les yeux. Bertrand ouvre le feu en passant par-dessus les salutations polies en usage jusqu’alors dans nos bureaux.

- Qu’est ce qui vous a pris d’aller voir Padoucy sans m’en parler ?

- Vous n’étiez pas là.

- Denise était là, elle, pour une fois, hurle-t-il.

Diable, il a l’air complètement retourné par cette affaire. Je tente de présenter les choses sous un aspect anodin :

- Monsieur Padoucy m’avait dit de passer le voir à l’occasion, comme je n’étais pas loin de chez lui ce soir là, je suis monté le voir. Je n’y allais pas dans l’intention de lui parler spécialement de l’ACAE ni de nuire au cabinet Lopaire. Comme nous évoquions le dossier, je lu ai fait part de quelques doutes concernant certains chiffres mais je ne me suis pas étalé puisque je n’avais pas fini d’éplucher leurs comptes.

- Pourquoi ne pas avoir parlé de ces doutes à nous avant Padoucy ? J’ai l’air d’un con maintenant en apprenant par mes clients ce qui se passe dans ma propre boutique !

- Je vous répète que je n’ai jamais eu l’intention de vous nuire. Je voulais attendre d’avoir fini l’examen complet du dossier avant de vous en parler. Je reconnais que je n’aurais pas du évoquer mes trouvailles devant Padoucy. C’est une erreur de ma part !

- Oui, une grave erreur ! Et qu’est ce qui vous prend d’emporter des dossiers confidentiels chez vous ? C’est contraire au règlement que vous avez accepté en le signant lors de votre arrivée parmi nous !

Ca c’est la belle Denise qu’a cafté ! En silence je l’abreuve de pires insultes qu’on puisse donner à une femme et, pour cette gravissime circonstance, j’en invente trois quatre supplémentaires tout en la violant avec force du regard.

- Ayant une soirée de libre, je voulais approfondir le dossier, vu le retard déjà pris !

- Je n’en crois pas un mot. Il vous suffisait de demander ce dossier on aurait accepté. Si vous ne l’avez pas fait, c’est pour une autre raison.

- Non, je n’avais pas d’autres raisons !

 

J’ai répliqué sèchement, à la limite de l’insolence. Bertrand fulmine en silence en cherchant une nouvelle attaque. Denise vient à sa rescousse :

- Tu as fait des copies de ce dossier ?

- Aucunes autres que celles légales qui nous servent pour travailler dessus et qui ne sont pas sorties du cabinet.

- Il n’y aurait pas du Tonton Laurent là derrière ?

- Que veux-tu dire ? … Que je fournis à mon oncle des documents strictement confidentiels qui n’ont pas à sortir d’ici ?

- C’est une supposition !

- Quel avantage j’en retirerais ?

- A toi de nous le dire.

- Mon oncle peut se procurer le bilan de n’importe quelle société dans la plus stricte légalité. Il n’a aucunement besoin de moi pour cela.

- On ne te parle pas que du bilan mais aussi de tous les justificatifs qui vont avec et les rapports que nous pouvons émettre au cours des années sur les finances de nos clients. Voilà ce que j’appellerai une source d’informations plutôt alléchantes pour une Banque d’affaires comme celle que dirige ton oncle.

- Aucun document confidentiel ne se trouvant chez nous n’est arrivé entre les mains de mon oncle en transitant par moi ! C’est tout ce que j’ai à dire.

- Qu’importe, Charles, reprend Bertrand ! Le dossier de l’ACAE ne devait pas quitter ce bureau sans autorisation quels que soient vos motifs. Je vous le retire dès ce jour, c’est Denise qui le reprend. Je vous adresse un avertissement verbal devant témoin et vous pouvez vous asseoir sur votre semaine de vacances en mai. Padoucy a déjà été averti de votre écart de conduite et si la vente de l’ACAE ne poursuit pas son petit bonhomme de chemin, il saura où s’adresser pour avoir des explications.

J’en ai fini avec vous, vous montrerez à Denise tout ce que vous avez découvert dans ce dossier et maintenant disparaissez !

Je ne bouge pas d’un poil et je rétorque :

- Je vous l’ai déjà dit, je n’ai commis aucune malversation pouvant nuire soit au cabinet Lopaire soit à l’ACAE. Au contraire Monsieur Padoucy a paru extrêmement intéressé par le peu que je lui ai raconté, je lui ai simplement fait gagner du temps en lui mettant sous le nez des fraudes de son employé qu’il aurait bien fini par découvrir un jour !

 

Là-dessus je quitte le bureau comme un homme libre ni Bertrand ni Denise ne pipent mots !

 

Le reste de la journée je fais la gueule à Denise, pire, je lui murmure des injures atroces à l’oreille dès que je peux. Au fil du temps, ça devient un jeu mais je sais qu’elle n’oubliera rien de même qu’elle ne me fournira aucune explication. Le soir je pars dès 17 heures sans la saluer. Michelle a bien essayé de m’aborder plusieurs fois mais je l’ai envoyé balader d’un seul regard.

Il n’y aura personne chez moi, mon appartement va encore résonner de toutes les profondeurs du vide.

Flora chez son Stéphane cette perspective me donne envie de massacrer toutes les voitures garées rue de Berri mais mon reflet dans une vitrine m’en dissuade.

C’est de ta faute, grand con, me dit très clairement le reflet.

Aucune circonstance atténuante, murmure quelqu’un derrière moi.

Je me retourne … personne !

Aucun doute, je deviens dingue, dingue de Flora.

Aucune envie de rentrer chez moi pour étreindre un fantôme, j’ai bien assez avec celui de Marie. Un instant me vient l’idée d’aller me poster devant le Petit-Palais pour revoir la jolie protestante. Mais j’ai dans  l’idée que je vais perdre mon temps. Le mardi à cette heure-là, Laure n’est pas chez elle et puis là non plus, pas envie d’aller me tourmenter avec ses jeux de serpent qui va, qui vient, qui dit oui, qui dit non.

 

Il fait beau, je pars à grandes enjambées en direction du bar des Roses, chez Madeleine.

Devant la gare St Lazare, la circulation ressemble à un champ de bataille où les soldats des deux camps seraient immobiles, trop épuisés pour se mettre sur la tronche. La guerre idéale !

Pas grand monde chez Madeleine, quelques jeunesses qui s’émancipent devant un verre de bière en fumant des drôles de cigarettes à la fumée suspecte. Tout de suite, je perçois une gêne chez la douce Madeleine, une froideur dans l’accueil, un bonjour timide, un regard qui fuit, un sourire forcé.

Je m’installe au bar, commande un demi et demande à voix-basse :

- Le grand boss est là ?

Elle hoche la tête affirmativement.

- Il vous terrorise tant que ça ?

Nouvel hochement de tête mais cette fois pour dire non.

- Alors, qu’y a-t-il d’autre ?

- Il n’est pas seul.

- Il vous trompe ?

Elle sourit :

- Il fait ce qu’il veut, ce n’est pas mon mari !

- Ah oui, c’est vrai. … Si ma visite vous dérange, Madeleine, dites le moi. Je m’en irai.

 Décidément, ce n’est pas mon jour.

- Oh non, ce n’est pas cela ! Ca n’a rien avoir avec vous ! Je suis ravi de votre venue.

Et avec un nouveau sourire plus accentué que le premier, elle demande :

- On ne se disait pas tu la dernière fois ?

- C’est possible, je ne m’en souviens pas ! … Mais ce n’est pas un souci, dites moi simplement lequel des deux vous préférez entendre entre «  je t’aime «  ou «  je vous aime «  et je m’adapterai.

Elle rit doucement avant de répondre :

- J’aime bien les deux, tout dépend qui les murmure !

 

Depuis mon arrivée je la vois fréquemment jeter des coups d’œil embarrassés vers le rideau qui dissimule l’entré de l’appartement et derrière lequel Géant-Georges doit regarder sa télé. Mais bon sang, c’est bien sûr, la télé ce soir, justement, je ne l’entends pas.

Je descends de mon tabouret et m’avance vers le rideau sous le regard terrifié de Madeleine. Je marche sans bruit, le plus discrètement possible oublieux des SOS silencieux que m’expédient les yeux en détresse de Madeleine. J’écarte doucement le rideau, je me rappelle encore la disposition de la pièce qui se trouve derrière une grande pièce avec un coin salon. La télé est allumée mais sans le son, personne dans le canapé, j’allonge le cou et découvre dans un recoin sombre mon ami Georges vautré dans un fauteuil avec une Sylvia totalement nue assise sur ses genoux, face contre face, jambes écartées en train de sautiller comme si elle avait quatre ans mais pas pour les mêmes raisons. Ils ont bien trop occupés à s’échanger des bienfaits enflammés pour s’apercevoir de mon intrusion salace. Les vêtements de Sylvia jonchent le sol comme des feuilles mortes indisciplinées dans un jardin anglais.

 

Je reviens vers Madeleine qui me fusille d’un regard furieux :

- Te voilà bien avancé, maintenant !

Je réponds sur le même ton que si elle m’avait demandé l’heure :

- Tu l’as dit toi-même, Georges fait ce qui lui plait, … et Sylvia aussi.

Je me replonge dans ma bière pour éviter le regard de ma barmaid préférée tout en posant la question suivante : Madeleine est-elle victime des amours débridées de Georges et Sylvia ou bien est-elle complice ?

Ce n’est pas le moment de poser la question.

 

On reste silencieux un long moment, Madeleine m’en veut d’avoir forcé le rideau. Je reprends une bière, la jeunesse s’en va remplacer par des vieux qui tapent la belote en compagnie d’une bouteille de pastis. Lequel sert d’excuse à l’autre, la question est pour les sociologues avertis.

En tout cas la probabilité de passer une nuit sous la couette de Madeleine est presque réduite à zéro. Je finis ma bière, sort un billet de vingt francs et fais mine de vouloir partir. Je n’ai même plus envie de me cuiter autant dire que j’ai le moral dans les chaussettes.

- Tu pars déjà, s’étonne Madeleine avec une petite lueur d’affolement dans les yeux.

Je ne réponds pas, affichant la triste mine du pêcheur rentrant bredouille.

- Je ne dirai rien à Sylvia de ce que tu as vu, mais je t’en prie, garde-le pour toi.

- Pour qui tu me prends ?

Elle hausse les épaules mais quelque chose me turlupine :

- C’est Sylvia qui te turlupine dans cette histoire ou Georges ?

- Les deux ! N’oublie pas que ce sont deux amis très chers.

- Il y a longtemps que ça dure entre eux ?

- Oui, très longtemps ! … Ecoute, dit-elle en me saisissant le bras, repasse ce soir à la fermeture, on ira manger un bout tous les deux et je t’expliquerai tout ça !

- Comme tu voudras, Madeleine !

Je m’apprête à partir quand Sylvia écartant le rideau déboule dans le bar. Elle a sur les épaules la robe verte que j’ai vu trainer par terre tout à l’heure, elle m’apparait sublime, avec ses cheveux blonds en désordre sur ses épaules. Elle bise Madeleine d’un geste rapide, me découvre et m’envoie un joyeux salut de la main :

- Tiens, t’es là toi !

Elle vient vers moi me bise aussi rapidement en déclarant sur un ton enjoué :

- Bonsoir, chou ! Désolée, je file, on a une représentation ce soir ! Cette pièce est un succès !

 

L’instant d’après elle a disparu dans la rue en un joli tourbillon de robe légère qui emplit mes yeux d’étoiles multicolores.

- Cette fille est toute en flamme, dis-je pour chasser mon trouble.

- Oui. Tu repasses après 21 heures ?

Je reste indécis, il n’est même pas sept heures, je me vois mal déambuler dans le quartier pendant tout ce temps.

- Retrouvons-nous chez Maurice si tu veux ?

- Oui, pourquoi pas.

- Tu retrouveras la belle Maureen.

- Oui, pourquoi pas.

- Quel enthousiasme ! rit-elle. J’y serai à 21 h 30, le temps de me faire une beauté !

 

J’acquiesce et sort à mon tour. Rue de Châteaudun je trouve une brasserie dans laquelle je me gave de la lecture insipide des quotidiens et de quelques Balantines plus toniques. Les pendules de cette brasserie prennent un malin plaisir à retarder le temps heureusement que le spectacle des clients qui viennent et s’en vont après un verre ou deux me distrait quelque peu.

En me rendant chez Maurice, l’air frais de cette soirée de printemps me ranime un peu, je ne titube pas quand j’entre dans le restaurant mais je n’en suis pas loin. Derrière trépidant se précipite vers moi :

- Bonsoir, mon ami ! … Madeleine m’a prévenu, une table dans un coin discret, je vous l’ai réservée.

La salle est à demi pleine, l’ambiance est au calme, je jette un coup d’œil pour tenter d’attraper la chevelure rousse de Maureen tandis que je réponds à la salutation du patron.

Une salle plus petite est contigüe à la grande, surélevée de trois marches avec une jolie barrière en bois pour marquer la séparation. Ici la pénombre est de rigueur quelques couples illégitimes se dévorent des mains ? Derrière trépidant m’installe à une table recluse dans l’angle du fond et séparée des autres, comme les autres entre elles, par une cloison en rotin d’un bon mètre vingt de haut.

- Ici vous ne pourriez pas être mieux, mon ami !

- C’est exact ! … Maureen est là ?

- Ah non, mon ami, Maureen ne vient qu’en fin de semaine, jeudi, vendredi, samedi et dimanche. Désolé !

 

Intérieurement je souris du petit piège tendu par ma bonne Madeleine qui ne devait pas ignorer l’absence de ma rouquine préférée. Je commande un Balantines pour patienter. Plongé dans une semi obscurité je me laisse bercer par les vagues chaudes que déverse dans mes entrailles déjà largement imbibées cet excellent alcool. C’est tout juste si je ne m’endors pas.

Madeleine me sort de ma torpeur, une Madeleine en grande beauté dans une robe rouge plutôt courte qui révèle une bonne partie de ses cuisses un peu maigre pour mon goût. Sur sa robe rouge, une veste noire sur laquelle ses cheveux mi-blonds mi-châtains qu’elle a soigneusement glissés sous un serre-tête surmonté d’un papillon noir mais à la pointe des ailes doré.

- Mais tu dormais ! s’exclame-t-elle en riant si fort que quelques têtes se retournent vers nous.

Elle prend place en face de moi et me remercie de l’avoir attendue d’un doux murmure. Elle se commande un verre de Balantines et j’en prends un autre, ce qui fait que je ne dois pas être loin de la dizaine. On parle de choses et d’autres sans se quitter des yeux ni se départir du même sourire tranquille qui trahit le plaisir que nous avons à être là tous les deux et rien que nous deux. Sous la table, ses jambes nues se frottent sur mon velours gris et cette délicieuse sensation m’envahit d’une chaleur trouble qui laisse loin derrière elle celle procurée par le whisky.

Je lui laisse choisir le menu et opte pour la même chose qu’elle. Derrière Trépidant nous apporte une bouteille de champagne :

- Offerte par la maison, nous dit-il l’air aussi heureux que si c’était lui qui la recevait en cadeau.

Je lui sers une coupe pour le remercier.

- Dieu que c’est homme est charmant, dis-je quand il nous laisse ; il aurait pu rendre une femme heureuse !

Madeleine sourit tristement :

- Oui, et ce n’est pas faute d’avoir essayé, bien qu’il ait un penchant certain pour les hommes.

Je m’étonne :

- Tu m’en diras tant ! Décidément je ne comprendrai jamais rien à mes semblables.

Madeleine rit doucement :

- Pourquoi vouloir les comprendre ?

- Exact !

 

On attaque par une salade de cèpes aux châtaignes flambées sur laquelle le champagne glisse divinement bien. Avant d’avaler la première bouchée je présente un sourire navré à Madeleine :

- Excuse-moi pour tout à l’heure, je n’aurais pas du aller soulever ce rideau ! … D’une part je n’étais pas chez moi, et d’autre part, ça ne me regardait pas.

- Pas grave, répond-elle simplement en me caressant la main.

- Que voulais-tu me dire de spécial ?

- Rien, pourquoi ?

- Tout à l’heure tu m’as dit : je t’expliquerai tout ça !

- Ah oui …

Elle sourit plutôt amusée :

- Comment dire ? … et par où commencer ? … Poses-moi des questions, je préfère !

- Bien ! Je commence donc : … Qu’y a-t-il entre toi et Georges ?

- Je te l’ai déjà dit, c’est un ami, et même plus qu’un ami !

- Un amant ?

- Ca arrive, oui !

- Et Sylvia là dedans ?

- Sylvia est comme moi, une paumée que Georges a ramassée dans la rue.

- Que faisais-tu dans la rue ?

- Mon copain d’alors venait de se faire ramasser par les flics pour diverses combines malheureuses et quelques cambriolages. Apprenant cela, le propriétaire de notre logement m’a flanqué dehors sans préavis et plutôt brutalement. Je n’avais pas un rond, les flics avaient tout ramassé le liquide en fouillant l’appartement. J’ai erré quelques jours et surtout quelques nuits vivant de mes charmes par des clients de passage, jusqu’à ce que Georges croise mon chemin. Il m’a emmené chez lui, sans poser une question, sans jamais rien me demander ni exiger en échange

- Mais tu avais un frère pourtant ?

- Oui Régis, mais à cette époque il n’était pas en France et je ne savais où le joindre.

- Georges faisait quoi quand tu l’as connu ?

- Videur dans une boite du boulevard Rochechouart. Il a pu m’y trouver une place de serveuse, …enfin, hôtesse, comme on dit. Là j’ai très bien gagné ma vie, je me faisais des pourboires colossaux surtout avec la clientèle étrangère. J’ai pu mettre de l’argent de côté puis Régis a réapparu et m’a donné un gros chèque sans m’expliquer comment il avait gagné cet argent. Je n’ai pas non plus demandé des précisions. Peu de temps après, Georges s’est pris la tête avec les patrons et est parti en claquant la porte. Un soir il m’a dit qu’il avait trouvé un bistrot à vendre et qu’il l’achèterait si je venais travailler avec lui. J’ai dit oui à condition que j’investisse moi aussi à parts égales. Il n’y voyait aucun inconvénient puisque de toute façon il voulait mettre ce bar à mon nom. Il avait eu des ennuis avec la justice dans le passé et ne pouvait plus se faire attribuer de Licence IV.

C’est comme ça qu’on a acheté le bar des roses voilà dix ans. Je m’y suis installée aussitôt, Georges continuant à habiter son appartement duquel d’ailleurs il est propriétaire. J’ai donné une chambre à mon frère Régis mais il y venait peu souvent. Maintenant il est en prison, un braquage de fourgon blindé qui a mal tourné et qui a fait deux morts. Un convoyeur et un ami de Régis. Il a pris dix ans, il devrait sortir en 1995 s’il ne fait pas le con d’ici là !

- Et vos parents ?

- Oubliés durant tout ce temps ! Régis s’est barré de la maison à 18 ans, la majorité était encore à 21 ans en ce temps là. Moi je l’ai suivi peu de temps après, je n’en avais que 16, mon père n’a jamais rien fait pour me retrouver.

- C’était quel genre le paternel ?

- Autoritaire, brutal, alcoolique !

- Tout ce qu’il ya de plus classique !

Elle grimace de cette plaisanterie que je regrette aussitôt :

- J’avais quinze ans, qu’il me battait encore avec une baguette sur les fesses, fesses qu’il fallait que je dénude au préalable !

- Et ta mère ?

- Le genre effacée, silencieuse, misérable …

- Elle a pris des coups ?

- Non, curieusement je ne crois pas ! Mais il lui gueulait dessus, la traitant de tous les noms ! Je me souviens qu’elle se cachait sous la table de la cuisine tellement il l’effrayait.

- Plus de nouvelles donc ?

- Si un peu. Mon père a été convoqué au procès de Régis il y a trois ans.

- Il l’a chargé ?

- Non, pas vraiment. Il a simplement expliqué qu’il avait toujours été rebelle à toute autorité, imperméable à la discipline, paresseux comme pas deux et facilement influençable. En tout cas, incapable d’organiser un braquage de fourgon.

- Et c’était vrai ?

- Non faux ! Régis était la tête pensante de cette tragédie. Ils ont manqué de chance voilà tout ! Une camionnette de Gendarmerie qui passait au mauvais endroit au mauvais moment

- Donc tu as revu ton père au procès ?

- Je l’ai vu, oui ; mais je ne lui ai pas parlé. D’ailleurs je ne sais même pas s’il m’a reconnue. Je n’ai rien fait pour ça non plus. Il ne devait pas savoir que Régis et moi étions en contact.

- Et ensuite ?

- J’ai reçu un avis de décès le concernant, voilà bientôt un an. C’est une amie de mes parents qui me l’a fait parvenir. Elle avait réussi à trouver mon adresse par son fils, un ancien flirt, qui travaille à la Sécurité Sociale. Mon père s’est tué en voiture avec plus de trois grammes d’alcool dans le sang. La Police n’exclut pas un suicide ; l’assurance-vie non plus, ce qui fait qu’elle n’a rien versé à ma mère de l’assurance qu’il avait contractée.

Avec le faire part étaient joints l’adresse et le téléphone de ma mère. Du reste c’était toujours la même J’ai du appeler plusieurs fois avant qu’elle accepte de me parler. Son drame à elle est d’avoir aimé mon père jusqu’à la folie. Elle a pleuré toute la semaine qui suivit sa mort. Dieu merci, elle avait quelques amis pour la soutenir. Parce que mon Père, un vrai tyran dans la vie familiale avait une excellente réputation en dehors de la maison et comptait pas mal de copains qui l’estimaient. … Je sais, c’est incompréhensible mais le cas n’est pas rare m’a dit une psy que je consultais encore il y a peu.

Ma mère est dans le besoin maintenant, d’une part mon père ne lui a rien laissé pensant sans doute que l’assurance vie serait suffisante et, d’autre part elle n’a jamais travaillé de sa vie, mon père s’y étant opposé, donc elle ne touche aucune retraite. Puisque j’ai de l’argent, je lui envoie depuis un chèque chaque mois.

- Voilà une gentille fifille, dis-je en lui baisant tendrement la main. Puis j’ajoute :

- Tragique et touchante histoire, je dois dire !

- Bah, elle ressemble à tellement d’autres dans ce monde minable !

 -Ta mère, tu l’as revue depuis la mort de ton père ?

- Oui ! J’en mourrais d’envie et j’ai du longtemps la travailler au téléphone pour qu’elle se soumette à cette idée.  Pour elle, ses deux enfants étaient morts depuis longtemps, c’est mon père qui lui a fourré cette idée dans le crâne. Enfin j’ai pu y aller à Noël dernier où j’y suis restée une semaine. Puis deux fois depuis.

- Très bien, dis donc ! Une histoire tragique, certes, mais qui finit bien.

 

Elle sourit tandis que des perles d’argent coulent sur ses joues. Je penche mon visage vers le sien et tend mes lèvres en espérant qu’elle fasse l’autre moitié du chemin. Mais elle a déjà compris et viens vers moi pour un long baiser tendre au goût légèrement salé.

Puis elle repart dans son récit mais cette fois-ci sur un rythme plus joyeux. L’ancien flirt, celui qui travaille à la sécu ayant eu la bonne idée de divorcer, elle a pu reprendre avec lui une liaison commencée vingt ans plus tôt que sa fuite avait malheureusement interrompue.

Je sens que cette aventure sentimentale réchauffée aux petits oignons l’a transformée :

- Certes on se voit peu, bien qu’il essaie de venir régulièrement à Paris mais quand même, c’est une expérience bien agréable à vivre !

- Vous avez l’intention de stabiliser cette liaison dans la durée ?

 

Elle rit :

- Tu parles comme une psychologue ! On a seulement envie de se faire du bien quand on se voit, sans se poser de questions sur ce cadeau des dieux ni s’interroger sur l’avenir ! Crois-moi, la décision emplie de sagesse, c’est bien celle-ci !

Je ne peux lui donner tort.

 

Nous enchainons sur des écrevisses en civet avec lesquelles on se régale dans un silence quasi religieux, tandis que Derrière Trépidant est aux petits soins pour nous. Un Mâcon blanc accompagne les écrevisses et ma tendre et romantique Madeleine ne laisse pas sa part aux chiens.

Après un plateau de fromage, on attend nos desserts, le restaurant s’est bien vidé étant donnée l’heure tardive. Nos mains sont emmêlées les unes aux autres et des baisers mordants viennent aiguiser notre désir commun que l’impatience fait ronfler de plus en plus dans nos chairs enflammées.

Dans un murmure, je reprends :

- Et Sylvia là dedans ?

- Elle te plait hein Sylvia ? demande-t-elle après un petit silence destiné à me faire comprendre qu’elle n’est pas idiote sur mes intentions finales.

- Oui, j’avoue ! … C’est une bombe et je ne parle pas que de sa beauté.

- Oui, tu as raison. … Et bien elle a débarqué dans notre bar un matin tout à fait ordinaire. C’était au moment de l’élection de Mitterrand, juste après si je me souviens bien. Elle avait tout l’air d’une écolière en fugue, ce qu’elle était réellement, bien qu’elle ait triché sur son âge ce jour là. Elle portait un jean sale et un pull déchiré et cela faisait presqu’une semaine qu’elle vivait à la cloche et à traîner avec des types louches. On l’a prise en affection, Georges et moi, on l’a logée, nourrie, lavée, habillée, sans lui poser de question ni la réprimander. C’était déjà une belle fille, une blondinette pas très épaisse mais au visage d’un dessin délicat. Elle était épuisée, les trois premiers jours elle n’a fait que manger et dormir. Elle se laissait faire, plutôt docile, en échange elle donnait un coup de mains au bar. Pas moyen de la faire parler au début, on a attendu une bonne semaine avant qu’elle s’ouvre à nous. Plusieurs fois on lui a demandé s’il y avait quelqu’un à prévenir ou à rassurer, mais elle répondait toujours par la négative.

Et puis un beau matin elle nous a parlé de ses parents morts dans un accident de voiture un an plus tôt. C’était deux artistes, lui violoniste à l’Opéra de Paris, elle une actrice de cinéma et de théâtre, plutôt des seconds rôles. Tout était vrai, Georges a vérifié dans les journaux de l’époque. Depuis elle vivait chez son frère, qui avait repris avec sa femme l’appartement des parents rue de la Tour d’Auvergne, pas très loin d’ici. Son demi frère plus exactement, Jean-Louis, de dix ans de plus qu’elle. Le père était veuf d’un premier mariage. … Qu’est ce qui te fait sourire ?

- J’ai aussi un demi frère qui a dix ans de plus que moi ! … Et rue de la Tour d’Auvergne … C’est vers chez moi, ça !

- Rue de la Tour d’Auvergne ? … Tu es du quartier ?

- Non, je parle de la ville ! La Tour d’Auvergne c’est une ville du Puy de Dôme !

- Ah, j’ignorais ! … Et bien te voilà content, ça te fait des points communs avec Sylvia.

 

Je ne réponds pas. Madeleine reprend :

- Puis elle a fait la connaissance de Régis, mon frère et ils sont devenus amants malgré leur vingt ans d’écart. Ni l’un ni l’autre n’ont d’ailleurs brûlé d’une passion extrême, c’était juste pour le plaisir. De ce côté-là, mon frère a toujours eu plusieurs casseroles sur le feu et pas plus lui que Sylvia n’étaient des adeptes de la fidélité, leur relation fut toujours sans nuage. Ils ne se voyaient qu’ici, ce qui empêcha Sylvia d’être mêlée aux activités illégales de Régis que d’ailleurs elle n’approuvait pas.

- Sage résolution !

- Oui ! Sylvia est une fille qui a de la cervelle malgré les airs d’évaporée qu’elle se donne. J’ai eu plusieurs fois l’occasion de m’en rendre compte. Très vite, Sylvia s’est refaite une belle santé. Il est apparu qu’elle avait un tempérament exigeant sur le plan charnel, bien plus qu’une fille de son âge et même bien plus que la moyenne des femmes. George en fut victime, victime consentante, je dois dire.

Un léger sourire aux pointes de tristesse s’étale sur ses lèvres adorables :

- Tu as été jalouse de Sylvia ?

- Non ! Entre George et moi les choses étaient claires dès le départ. Et puis Sylvia est si pleine de vie, de fantaisie, d’allant … on ne peut que l’aimer cette petite. Au bout d’un mois elle a repris contact avec son frère, s’est réconciliée avec lui et a repris le chemin de l’école. Elle a même fini par décrocher son Bac. Je la revois encore faire ses devoirs ici, dans le bar, au milieu du bruit, des fumées de cigarette, des clients qui voulaient l’aider, de ceux qui la draguaient …

- Son frère c’est quel genre ?

- Genre tête de con ! Cadre important dans je ne sais quelle grosse société internationale, il se déplace souvent à l’étranger. Son caractère est à l’opposé de celui de Sylvia, cependant les deux s’entendent bien, je dirais même qu’ils sont assez complices. Il faut les voir s’échanger des regards et des sourires qui en disent long même si on ne comprend pas de ce dont il s’agit. A mon avis, si j’en crois les vagues allusions de Sylvia et ce que j’ai pu noter de par moi-même, leur relation est assez trouble et ce depuis longtemps.

- Oh oh !

- Oui, rit-elle doucement, oh oh, oui ! … Anne-Laure, la femme de Jean-Louis est bien plus sympathique que lui. Elle est gentille, aimable, dévouée … elle a beaucoup apporté à Sylvia et elle continue d’ailleurs.

- Elle travaille ?

- Oui, dans une agence immobilière qui a des bureaux vers l’Opéra. Apparemment elle ne peut pas avoir d’enfants et cette situation la mine terriblement.

- Et maintenant, Sylvia, elle fait quoi ?

- Un peu de fac, un peu de théâtre, un peu n’importe quoi ! Elle a toujours une chambre chez son frère mais loge la plupart du temps chez son Christian. Quelques fois ici, dans la chambre de Régis.

- Tu n’as pas l’air d’apprécier son Christian ?

- Non ! C’est un prétentieux et quand je l’écoute parler, j’ai l’impression que tout sonne faux ! Mais d’un autre côté, il a bien stabilisé Sylvia, elle est moins fofolle qu’au début.

- Donc tu connais leur théâtre et le genre de pièce qu’ils montent ?

- Oui ! Et je trouve ça nul ! La provocation n’est pas un art ni un style ! C’est ce qui remplace l’imagination chez ceux qui n’en ont pas !

Je ris gaiement tant la remarque est bien trouvée.

- C’est ce que lui a déclaré Georges un jour. Depuis on ne le voit guère ici, Georges a toujours eu du mal à le supporter. Il ne cesse d’ailleurs de tarabuster Sylvia de quitter sa troupe si elle veut avancer dans ce métier.

- Il n’a pas tort. Et Didier là dedans ?

Ce n’est qu’une passade comme elle en a tant connue ! Elle va l’envoyer paître si ce n’est pas déjà fait.

 

Madeleine s’enfonce dans son siège et sous la table étend ses jambes pour que ses pieds qu’elle a déchaussés viennent se poser sur mes genoux. Elle me regarde, les yeux brillants et un sourire de rêve flotte sur ses lèvres appétissantes.

- A toi maintenant ; raconte-moi tout.

- Que veux-tu que je te dise ?

- Et bien dis-moi d’abord comment as-tu atterri chez moi un soir où justement tu allais voir la pièce de Christian ? Difficile de parler de hasard, tu ne crois pas ?

Je tressaille, je n’ai jamais fait le rapprochement. Effectivement il y a de quoi se poser des questions. Madeleine a raison

- J’ai été invité à cette représentation par Nathalie, une fille que je vois peu en fait. Ce soir là je ne savais pas trop quoi faire, j’ai marché à l’aventure en me dirigeant mollement vers le lieu où se déroulait la pièce. J’ignorais ton existence, celle de ton bar, celle de Sylvia, de Christian, de Didier. Il n’y a pas de traquenard là dedans, ni de coup monté, Madeleine. C’est le hasard, la Providence ou qui tu voudras qui m’a amené chez toi.

- Pourquoi avoir choisi mon bar entre mille autres.

Je passais devant, il avait l’air tranquille et j’avais soif. La femme derrière le bar que j’aperçus à travers la vitrine était attirante.

- C’est tout ?

- Oui, Madeleine, c’est tout ! Tu dois me croire.

- Je te crois ! … Mais cette coïncidence ne t’interpelle-pas ?

- Il n’y a aucune coïncidence, tout est dû au hasard.

- Je ne crois pas moi ! Nous avons tous un destin écrit à l’avance et c’est lui qui t’a poussé ici.

- Je ne crois pas à ces trucs là.

- Reconnais tout de même que c’est troublant.

- Oui, mais toute notre existence est troublante !

- Voilà une réponse idiote, soupire-t-elle.

- Mais non ! … Nos existences se croisent, se décroisent, se perdent dans l’infini … Que veux-tu dire ? Que nous étions faits pour nous rencontrer ? Que le destin nous a fait l’un pour l’autre ? Dans ma courte vie, il y a des tas de gens que j’ai rencontrés par le plus pur du hasard dans des circonstances troublantes et qui sont désormais sortis de mon existence. Je ne crois pas que cela est en quoi que ce soit changé le cours de ma destinée. La vie est ainsi faite et les questions métaphysiques resteront sans réponse.

Elle s’empourpre, se redresse et récupère ses pieds sur lesquels mes mains se complaisaient :

- Oh mais ne t’énerve pas ainsi ! … Je n’ai jamais dit ni pensé que le destin nous avait fait l’un pour l’autre ! Je dis simplement que ton arrivée dans mon bar est troublante même si je n’en connaitrai jamais la raison exacte. Personne ne m’empêchera de méditer là-dessus et de me poser des questions.

- Pardon, Madeleine, j’ai eu tort de m’emporter. Mais je veux que tu saches que je te dis la vérité. Je ne connaissais que Nathalie ce soir là et personne d’autre de cette troupe d’amateurs vicelards !

 

Elle rit doucement et de nouveau pose un regard tendre sur moi. Elle glisse sa main dans la mienne et murmure :

- Raconte-moi ta vie, mon petit Charles !

 Et me voilà parti retraçant les grandes lignes de ma vie cahotante, remontant ses chemins tortueux sur les flans des montagnes de l’ennui, glissant sur des souvenirs honteux, rebondissant sur des prénoms féminins, pour échouer dans un cabinet comptable au milieu de colonnes de chiffres dansant dans la poussière.

 Je fais au plus court, évitant l’essentiel et réponds distraitement aux questions de Madeleine cherchant à se faire préciser certains points.

 

Il est minuit quand je laisse un chèque sur le comptoir, nous sommes les derniers clients. En début de semaine il n’y a pas de tour de chants de prévus, cela ne revient qu’en fin de semaine à partir du jeudi soir.

Dans la rue je prends la taille de Madeleine qui comme moi a du mal à marcher droit.

 On n’accède à son appartement par un escalier dont l’entrée est à côte du bar. Il n’y a personne chez elle, George est parti. Elle ne sait pas si Sylvia rentrera là cette nuit ou bien si elle ira dormir ailleurs.

Elle m’entraine dans sa chambre, me pousse sur son lit et m’embrasse comme un agonisant embrasse l’infini qui s’ouvre devant lui. Maniaque de la propreté, elle m’abandonne très vite pour se ruer sous la douche après s’être déshabillée en un tournemain. Je la rejoins sous le jet brûlant comme l’autre soir.

Nos regards sont fébriles, nos bouches avides, nos corps dégoulinants ne demandent qu’à s’épouser. Le silence s’est installé entre nous, une première étreinte nous unit sauvagement. Quand nous sortons de la douche c’est elle-même qui me sèche dans une grande serviette blanche et à sa demande, je l’imite.

Bien séchés, délivrés de nos serviettes, collés l’un à l’autre nous plongeons dans son lit où nous nous laissons submerger par les vagues furieuses de nos désirs libérés.

 

18 mars 2012

2 mai 1988

Lundi 2 mai Calme plat au bureau. On a replongé dans la routine quotidienne. Michelle plus heureuse que jamais chantonne en permanence. Elle a passé un excellent week-end avec un Olivier de rêve. En revanche, Denise est renfrognée, passe sa journée à râler et me traite comme si je n’existais pas. Sans doute les conséquences d’avoir passé deux jours complets avec son mari. Mizeron a définitivement décampé, Bertrand n’est pas là, j’attends toujours qu’il me convoque bruyamment pour être allé dans son dos rendre une visite à la CORTEL la semaine dernière, visite que Padoucy a du déjà lui relater. Le matin, Flora a affiché la même distance entre elle et moi que la veille. Nous n’avons décidé de rien pour le soir et le peu qu’elle m’ait fait comprendre c’est qu’il ne fallait que je tienne compte d’elle dans mon emploi du temps. Le temps est agréable quand je me retrouve dans la rue à dix-sept heures. Comme il est agréable de n’avoir rien à faire sous le ciel bleu de Paris ! Pas envie d’aller rejoindre la bande du cinéma, pas envie non plus de voir la mine éteinte de la belle Flora, ni d’ailleurs la mine réjouie de toute autre de ses consoeurs. Je descends les Champs à pieds, flânant doucement dans la lumière printanière de cette fin de journée, me mêlant à la foule, inconnu parmi d’autres, cherchant dans un regard une lueur de reconnaissance, une flamme, un feu, une étincelle de vie, n’importe quoi qui pourrait me révéler que nous appartenons tous à la même race humaine. Avec les beaux jours, les femmes se dévoilent, les jupes ont raccourci que quelques centimètres, les bas et collants ont été remisé dans le fond des tiroirs encombrés des commodes débordantes. Jambes et bras se promènent nus et mon regard frétille en allant des uns aux autres. Près du Petit Palais, un immense gâteau à la Chantilly, je me pose sur un des bancs alignés le long des pelouses au poil taillé ras. Près de moi un couple remet ses pendules du temps perdu à l’heure. Ils sont plutôt jeunes, mon âge, la trentaine, lui un grand sec, le cheveu blond coupé court, un costume vert printemps de circonstance, une tête de bête à concours administratif, une allure de fonctionnaire haut placé, quoique démenti par son immense regard bleu invitant à la rêverie et aux aventures féériques. Il s’exprime à grands gestes, relevant souvent le visage de sa compagne pour qu’elle le regarde dans les yeux, sans doute pour qu’elle se persuade que les mensonges dont il l’abreuve, sont vrais. Elle, tenue stricte, jupe écossaise qui lui couvre les genoux même quand elle est assise, jambes assez fines glissées dans des bas blancs, un visage clair et agréable bien qu’à moitié mangé par une paire de lunettes assez laide avec une épaisse monture en une vague couleur aluminium, des cheveux châtains ramenés en chignon sur sa tête, un gilet gris ouvert sur un chemisier blanc sagement boutonné. Ce sont surtout ses mains que je regarde, des longs doigts et fins de pianiste, qu’elle torture les uns dans les autres tandis que son compagnon la noie sous le flot de son verbiage ahurissant. Pas d’alliance sur ses doigts de fée, mais lui en porte une. Qui sont-ils ? Amusant jeu de devinettes laissant libre cours à l’imagination. Un couple adultère, lui marié elle non ? Un couple illégitime formé naturellement sur le champ propice des relations professionnelles ? Un frère et une sœur cherchant à abréger la fin de vie du grand-père moribond pour hériter plus vite ? Des divorcés en pleines retrouvailles fragiles aux parfums enivrants ? … Que sais-je encore ? Mais soudain lui se lève brusquement. Il vient de regarder sa montre. Un train ? Un RER ? Un rendez-vous urgent ? Debout, il tient encore la main de la jeune fille qu’elle lui abandonne avec une charmante indolence. Pas de baisers furieux, pas de baisers du tout, même. Il la lâche enfin, envoie un « à bientôt « et file à grandes enjambées sans se retourner comme s’il venait de laisser un colis piégé au milieu d’un restaurant bondé. Elle soupire, un long soupir amoureux me semble-t-il qu’elle laisse échapper entre ses lèvres minces mais au dessin délicat. Soupir mélancolique ? Soupir de soulagement ? J’avoue que j’hésite entre les deux. Nos regards se croisent, je souris, elle détourne la tête furieuse, comme si elle venait juste de remarquer ma présence impromptue et non souhaitée. Je la surveille du coin de l’œil, son regard revient furtivement vers moi, avec une lueur curieuse. J’attrape ses yeux avec les miens et je ris doucement. Elle me sourit, complice, et hausse les épaules comme pour me signifier toute la platitude banale de mon comportement. Je crois voir danser derrière ses affreuses lunettes comme une petite flamme malicieuse. C’est peu, à peine perceptible mais suffisant pour moi. Je me lève et d’un pas assuré franchis la quinzaine de mètres qui nous sépare. Durant le court trajet son sourire ne se défile pas. Je m’arrête debout devant elle et demande avec le même ton que je prendrais pour lui présenter mes condoléances : - Rupture difficile ? - Elle lève la tête vers moi mais sans se presser comme si elle espérait dissuader un importun : - Même pas ! Soupire-t-elle encore, avant d’ajouter sans que je ne demande rien : Juste la fin d’un début de liaison ! - Je suis désolé pour vous ! - Oh, franchement, ça n’en vaut pas la peine ! C’est bien mieux ainsi. … Dites-moi, Monsieur, ça vous amuse beaucoup d’espionner les autres ? Cette fois elle me dévisage franchement et son regard me fouille comme la torche de l’inquisiteur zélé : - Je ne vous espionnais pas, Madame ! - Mademoiselle, corrige-t-elle vivement comme si j’avais lâché une grossièreté. … Pardon, … disons que vous nous épiez ! - Je vous avouerai que le spectacle des autres est toujours un enchantement pour moi ! … Je m’efforçais de deviner qui vous étiez et quelle était votre histoire. Ne voyez pas là une curiosité malsaine mais plutôt un léger intérêt pour mes frères humains ! Elle rit doucement et ses yeux pétillent : - Voyez-vous ca ! … Et qu’avez-vous donc deviné ? - Permettez-moi de m’assoir, dis-je en prenant place à côté d’elle et sans lui laisser le temps de répondre. Et bien, votre ami me fait penser à un fonctionnaire et vous à une institutrice dans une école religieuse. Je pense qu’il est marié, puisqu’il porte une alliance mais vous vous ne l’êtes pas puisque vos jolis doigts sont aussi nus que la vérité ! Cette fois elle éclate de rire comme si elle se délivrait d’un poids qui l’encombrait. Dans son hilarité joyeuse sa main se pose sur mon bras, le temps de se calmer puis, elle la retire sans être aperçu ou feignant ne pas s’en apercevoir de l’endroit où elle l’avait posée. Je prends un air innocent pour demander : - J’ai tout juste ? - Presque ! … Presque à un point que c’en est troublant ! Est-il possible que tout ce que nous sommes et que nous pensons invisible rejaillisse ainsi, à l’état brut et aux yeux de tous sans qu’on y prenne garde ? - A vous de me le dire. - Nous travaillons tous deux dans un ministère proche d’ici et j’ai longuement fréquenté les écoles religieuses dans ma jeunesse. … Vous voilà satisfait ? J’hoche la tête. - Il est marié et moi non, précise-t-elle encore. - Amour donc impossible quand on a des principes religieux comme les vôtres, je suppose ? - Je suis protestante ! Cette religion est plus souple que celle des Catholiques sur le divorce. - Tant qu’il n’est pas divorcé il s’agit d’adultère entre vous ? - On ne peut rien vous cacher, rit-elle doucement. … Tout cela n’a pas d’importance, je ne l’épouserai jamais. … C’est juste pour moi un aimable camarade, je ne sais pas ce qu’il s’est imaginé. - Il avait l’air de tenir à vous, amoureux sincère et prévenant. … Un tantinet volubile, peut-être. De nouveau elle rit avec abandon : Un tantinet, répète-t-elle, … c’est bien le moins qu’on puisse dire ! … Merci de me faire rire, Monsieur, j’en avais bien besoin ! - Votre religion ne doit pas vous en donner souvent l’occasion. - Laissez ma religion où elle est et parlez-moi de vous ! Cette fois elle devient autoritaire, sèche, directe : - Et ne me dites pas qu’il n’y a rien à savoir ! Que faites-vous de vos journées quand vous n’abordez pas des inconnues dans la rue : - J’aligne des chiffres dans un bureau poussiéreux de la rue de Berri. - Comptable ? … Rue de Berri, dites-vous ; comptable chez Lopaire et fils ? - Oui. Vous connaissez ? - C’est un cabinet parisien incontournable, en place depuis des dizaines d’années. - Exact, il a été créé entre les deux guerres. - Vous vous plaisez là dedans ? - J’y vis et j’en vis, donc à moi de faire en sorte que ça me plaise. - Oh, voilà une réponse pleine de sagesse ! - Merci Mademoiselle ! - Et à part ça, une femme, une amie, une compagne, que sais-je ? Des enfants ? - Non, ni l’un ni les autres. - Des passions ? … Vous étiez au Petit Palais avant d’échouer sur ce ban ? - Non, je sors de mon travail. - Je viens de me farcir deux heures d’exposition archi nulle avec mon ami ! Voilà pourquoi j’ai envie de rire un peu. - Je vous offre un verre quelque part ? - Certainement pas ! La réponse a fusé vive et percutante comme une balle de pistolet. - Je n’insiste pas mais vous auriez pu rire davantage ! Elle m’éclabousse d’un rire franc et frais : - C’est bien vrai, ma foi, mais je suis pressée par le temps. Elle se lève et me lance un doux regard guilleret : - J’ai été ravie de cette rencontre, Monsieur. - Je m’appelle Charles ! Dis-je en me levant à mon tour. Elle me tend ces longs doigts que j’emprisonne dans les miens : - Alors à bientôt Charles ; qui sait ? - Dites-moi avant de partir pourquoi vous portez des lunettes qui vous enlaidissent ? - Oh, voyez-vous ça, mes lunettes ne vous plaisent pas ? - Ce n’est pas qu’elles ne me plaisent pas, c’est qu’elles ne vous vont pas, mais alors, pas du tout ! - Et bien quand je me déciderai à les changer je passerai chez Lopaire vous demandez votre avis. - C’est une excellente résolution ! Et là j’ai droit à un sourire empli de folles promesses, comme si nous étions appelés à nous revoir. Elle me caresse la joue du bout des doigts et s’écarte en faisant demi-tour et s’éloigne dans le sens opposé à celui qu’a pris son ami tout à l’heure. Je la regarde marcher, emportée par l’allure souple et vive de ses jambes alertes gainées de blanc et son sac qui se balance au rythme de ses pas vient taper sur sa cuisse droite. Quand elle a mis entre elle et moi une distance qu’elle juge suffisante elle s’arrête et se retourne pour m’adresser un signe de la main puis, très vite, se perd dans la foule. Est-ce un adieu, un au-revoir, une invitation à la suivre, un remerciement de ne pas lui avoir emboité le pas ? Je ne sais, je reste encore assis sur mon banc, jusqu’à ce que le soleil disparaisse derrière Paris. J’hésite entre aller dîner seul quelque part, j’adore les petits restaurants qu’on trouve dans le quartier Saint-Michel, ou rentrer retrouver la belle Flora en espérant qu’elle soit à la maison. Comme je ne vois pas de raisons autres que puériles pour la fuir, je plonge dans une bouche de métro et pour prendre mollement le chemin qui me ramène rue Alphonse Daudet. Elle est bien là, ma brune aux longs cheveux mais son doux visage porte la tristesse d’un dimanche balayé par la pluie. Elle a perdu sa joie habituelle comme si elle l’avait remisée au fond de sa poche avec son mouchoir par dessus. Elle est occupée à faire un peu de rangement mais sans aucun entrain, traînant des pieds elle va de la chambre au salon comme le condamné qui attend de grimper sur l’échafaud. Je demande avec la délicatesse de quelqu’un qui marche sur des œufs : - Quelque chose ne va pas Flora ? Elle hausse les épaules avec fatalité et soupire lourdement sans même se tourner vers moi. Je m’approche d’elle et la prend par les épaules. Elle se laisse faire. Elle est collée contre moi, le dos sur mon ventre, ses cheveux sur mes yeux : - Des soucis ? - Même pas, souffle-t-elle. - Une mauvaise nouvelle de chez toi ? Elle fait non de la tête. - Suis-je la cause de ton chagrin ? Nouvel hochement négatif : - Alors quoi ? - Ton oncle, lâche-t-elle comme un aveu. Je l’oblige à se retourner, elle lève la tête vers moi et deux yeux malheureux me dévisagent : - Mon oncle, disais-tu ! … Oui ? … Il ne veut plus de toi à la banque ? … Ne me dis pas qu’il t’a fait des propositions malhonnêtes, je ne te croirai pas ! Un sourire timide comme un petit rayon de soleil émergeant entre deux gros nuages gris, s’étire sur ses lèvres couleur bonbon rose : - T’es bête, dit-elle avec une douloureuse désespérance, avant de se lancer : - Mon stage de formation de quinze jours, ce n’est pas à Paris, mais à Nantes. Il faut que j’y sois lundi prochain à midi. - Mais ce n’est pas dramatique ! - Dramatique, non, mais profondément ennuyeux, oui ! Elle se ranime un peu : - Nantes ! … Que veux-tu que j’aille faire là-bas ? Je ne connais personne, je vais m’y morfondre dans ce trou à rats ! - Nantes n’est pas un trou à rats. - Tu connais ? - Non, j’y suis passé en train, c’est tout ! - Alors t’en sais rien si c’est un trou à rats ou non ! - C’est une ville étudiante donc dynamique, avec un riche passé historique. - Son passé historique je m’en bats le chou-fleur ! C’est mon avenir à moi qui m’intéresse ! Je m’abats sur mon canapé et la regarde avec étonnement : - Tu me surprends, Flora ! … Je ne te croyais pas si craintive face à l’inconnu. Elle s’énerve et bat l’air autour d’elle en faisant des moulinets avec ses bras : - L’inconnu ! … Quel inconnu ? S’emmerder puissamment pendant quinze jours dans une ville où je ne connais personne, il n’y a rien d’inconnu là dedans ! - Tu y vas pour apprendre un métier, pas pour t’ennuyer ! Je suis certain qu’au bout de tes quinze jours tu pleureras comme une madeleine à l’idée de devoir quitter cette ville. … Tu vas rencontrer des nouvelles têtes, flirter avec tes collègues, les atomiser de tes charmes sulfureux, ravager le cœur des étudiants boutonneux, faire souffler la folie sur cette ville engluée dans sa mélancolie provinciale … Elle me jette un coussin sur la tête : - Tais-toi ! rit-elle, vaincue par mes arguments. Plus tard nous sommes tranquillement assis l’un en face de l’autre, devant une truite à la menthe qu’elle a préparée avec soins, non sans une certaine réussite et sans même savoir si j’allais dîner ici. Je me régale, Flora est un fin cordon bleu sous ses allures de fille perdue. Je la félicite, elle me répond d’un sourire gentil mais sans plus. Elle est toujours retranchée farouchement derrière ses frontières qui n’offrent aucune faille. Je n’insiste pas. - Ta mère m’a dit que tu avais acheté cet appartement ? demande-t-elle alors que la conversation s’effritait en banalités déprimantes : - C’est exact ! - Tu ne me l’as pas dit, je te croyais locataire. - Quelle différence ça fait ? Ne poses-tu pas le même regard sur les propriétaires que sur les locataires ? - Non ! Je ris à gorge déployée : - Flora, Flora, … pas toi ! … par pitié ! - Ca te désole ? - Oui, franchement, oui ! … Je te croyais bien au-dessus de ces considérations bourgeoises. Elle a un léger haussement d’épaules : - Et bien tu t’es trompé, voilà tout ! Je ne réponds rien, parce qu’il n’y a rien à répondre. D’ailleurs je ne parle plus, préférant moi aussi rester terrer sur mes positions puisqu’elle a visiblement choisi de se dévaluer à mes yeux. Je renâcle à la suivre sur ce terrain et elle s’en aperçoit puisque plus douce, elle reprend : - Je me demandais comment un simple petit comptable comme toi pouvait s’offrir un appartement de cette taille en plein Paris. - Rien de mystérieux là dedans, ma pauvre. Si tu crois que j’ai assassiné l’ancien propriétaire pour le voler, tu vas être déçue. D’abord, ne t’en déplaise, je ne suis pas un simple comptable, puisque je suis expert en cette profession, je peux même te montrer le diplôme qui l’atteste. Ensuite, il suffit d’être économe, c'est-à-dire, je le précise pour toi qui semble ignorer le sens de ce mot, mettre un peu d’argent de côté chaque mois. Ma chère maman m’a avancé un peu d’argent et mon cher oncle m’a prêté le reste à un taux avantageux, je dois dire ! - C’est toujours utile un oncle banquier. - Ben oui, il n’y a rien de déshonorant à être aidé par sa famille, la tienne te fournit bien gratuitement en foie gras. - Sauf que le foie gras on s’en lasse vite alors que l’argent non ! - Du reste je n’hésite pas à utiliser ma famille pour dépanner mes amis. Dernièrement mon oncle a embauché une fille que je connais bien et qui était dans la dèche ! - Je sais, Charles ! D’ailleurs elle t’en remercie du fond du cœur ! On marque une pause après ce bref échange d’amabilités piquantes. Le terrain est miné, je sens ma belle prête à sortir l’artillerie lourde. Je change de tactique : - Tu ne m’as pas dit où tu avais dormi le soir où tu n’es pas rentrée. - Oh ! s’étouffe-t-elle, je rêve, je crois entendre mon père ! - Note bien que je ne te demande pas d’explication, je voulais juste savoir ce que tu avais fait de ta soirée, histoire de te montrer que je m’intéresse un peu à ta vie. - Merci, quel honneur vous me faites, mon ami ! Elle me plante dans les yeux un regard brutal comme si elle cherchait à me pourfendre l’âme. Elle est sur les nerfs, je bats en retraite mais elle semble se détendre et répond sur un ton banal et avec un sourire énigmatique : - Figure-toi qu’en sortant de la banque, mercredi soir donc, je suis tombé nez à nez sur Stéphane, un ex. Nous sommes allés boire un verre, heureux semble-t-il l’un et l’autre de se revoir. Après un verre nous sommes allés dîner dans un restaurant chic, je dois dire qu’il a pas mal de pognon, puis de file en aiguille et de souvenirs en souvenirs je me suis retrouvée chez lui, à Levallois. Là non plus je ne réponds rien et, profitant de mon silence, elle ajoute : - D’ailleurs on doit se revoir demain. - Tu comptes aller habiter chez lui ? - Il n’y a rien qui presse, mais rassure-toi, je ne t’encombrerai bientôt plus. D’une manière ou d’une autre, je dois déménager. - Je te l’ai déjà dit, Flora, ta présence ne me gêne pas. Comme si je n’avais rien dit elle continue : - Michelle m’a proposé de me loger, mais je ne sais pas si elle y tient vraiment. - Ah non ? - Non, elle a la ferme intention d’y installer Olivier. De lui faire quitter son appartement actuel où tout lui rappelle sa femme. - Pauvre Michelle, je ne suis pas certain qu’elle y arrive. - Toi qui la connais, tu penses qu’elle reviendra, la femme d’Olivier ? - Oui, quand elle aura besoin de lui, elle réapparaitra. - Il y a aussi cette histoire, le mariage du frère qui la tracasse. Laetitia pourrait bien y être et Olivier est invité. - C’est à Olivier de choisir ! Où il rompt avec son ex-belle-famille et il entame une vie nouvelle avec Michelle ou … - Ou Quoi ? - Ou bien il attend le retour de Laetitia et considère Michelle comme un passe temps. - Michelle dit qu’il a l’air très amoureux,. Je hausse les épaules en signe d’ignorance. L’intimité de Michelle et Olivier ne me regarde pas et même, mieux, elle ne m’intéresse aucunement. - D’après toi, Olivier va prendre quelle option ? demande Flora Je soupire légèrement : - Bah, je sais qu’il est très attaché à Laetitia, qu’il espère la récupérer un jour même si c’est pour peu de temps. Je ne peux pans encore mesurer l’impact de Michelle dans sa vie, c’est bien trop tôt. Le mieux est de leur laisser du temps. - Il faudrait prévenir Michelle qu’elle ne se fasse pas trop d’illusion. Elle a tellement envie d’autre chose depuis la fin de son histoire avec Daniel. Mais elle, tu vois, à la différence d’Olivier, elle a tiré un trait définitif, fermer la porte à clef sur cet amour qui lui faisait mal même si elle ne voulait pas l’admettre. Elle devrait exiger la même chose d’Olivier et si elle ne l’obtient pas, il faut qu’elle parte d’elle-même. Tu ne crois pas ? - Michelle n’est pas tombée de la dernière pluie, elle sait ce qu’elle doit faire. Pour l’instant elle nage en plein bonheur, elle est transfigurée, tous les collègues te le diront, aucun ne la reconnait. Alors laissons-la vivre son amour. Si comme tu dis, elle doit déjà poser des exigences à Olivier, leur amour n’ira pas bien loin. Elle reste silencieuse ressassant dans sa tête tout ce que je viens de lui dire et je prends ce silence comme un ralliement à mes propos judicieux. A la fin du repas, elle débarrasse et range la vaisselle après l’avoir lavée tandis que je suis du coin de l’œil un journal télévisé guère passionnant. Flora s’active en silence murée dans sa citadelle invisible. Je n’ose la questionner sur ce Stéphane dont je viens d’apprendre l’existence. Etonnant que tout de même elle ne m’en parle que maintenant. Si elle a vraiment envie de renouer avec lui pourquoi être venue avec moi chez mes parents au lieu de passer le week-end avec lui ? Peut-être n’était-il pas disponible ? Quel jeu joue-t-elle ? Que cherche-t-elle ? Sait-elle vraiment ce qu’elle veut ? Autant de questions qui se bousculent dans mon esprit comme des boules affolées dans un flipper. Elle feuillette le programme télé et poliment, je lui demande ce qu’elle désire regarder. Elle répond d’un « bof « laconique avant de se poser sur le canapé, face à la télé. Elle me tend le programme : - Choisis toi-même ! Je pose le magazine à côté de moi sans le regarder et je me lance : - Ca t’ennuie tant que ça d’aller deux semaines à Nantes ? - Ca m’emmerde un peu oui ! - A cause de ce Stéphane ? - Non ! A cause de je ne sais quoi ! … Disons que ça va me perturber dans mes recherches d’appartement, je vais prendre du retard alors qu’à Nantes je vais passer mes soirées à me curer le nez ou autre chose ! - Je chercherai pour toi, si tu veux. Je te trouverai bien trois ou quatre adresses que tu irais visiter ensuite. - C’est gentil, mais je ne veux plus rien te demander, tu en as déjà tellement fait pour moi ! - Je ne tiens pas de compte de ce que j’ai fait pour toi alors n’en tiens pas toi non plus ! Elle se tourne vers moi et sourit tristement : - Si au moins je savais comment te faire plaisir ! Nous sommes assis l’un à côté de l’autre sans nous toucher. Je pose une main caressante sur son épaule mais Flora se raidit aussitôt. Et puis je réalise que ce geste pourrait passer pour une réponse à sa question. Ce qu’il n’est pas. Je retire ma main comme si elle-même ne savait pas où elle s’était posée. - Bah, tu vois bien comme je vis ! Est-ce que je donne l’impression de manquer de quoi que ce soit ? - Manquer de rien, ce n’est pas aussi manquer d’espoir ? Touché en plein cœur ! Elle a frappé juste et je vacille, déjà elle me porte le coup de grâce : - Tu devrais te délivrer du fantôme de Marie, mon pauvre Charlot. Je regrette d’être montée avec toi samedi chez sa mère ! J’aurais du vous laisser tous les deux. Vous aviez des tas de choses à vous dire, des choses qui t’auraient fait du bien. Je ne sais pas ce qu’il y a entre toi et Bénédicte mais elle aussi se désole de te voir dans cet état de légume avarié ! - Allons bon ! Je ressemble à un légume avarié ? - Toi non, ton cœur, oui ! Je n’ai pas le temps de me défendre qu’elle enchaine : - Cette Laure, tu vas l’épouser ? - Qui t’a parlé d’elle ? - Ton oncle. Il a eu l’air surpris que je ne la connaisse pas. - Que lui as-tu dit ? - Le peu que tu m’en as dit, à savoir que tu la voyais de temps en temps, que vous aviez l’air de bien vous entendre mais qu’elle ne venait jamais chez toi. Cette dernière remarque pour répondre à la question qu’il n’avait pas posée, savoir si vous couchiez ensemble. - Mon oncle ne pose jamais ce genre de questions. - Non, mais ça ne l’empêche pas de vouloir en connaître les réponses. … J’ai cru comprendre qu’il s’inquiétait un peu de la vie que tu menais. - Elle n’a pourtant rien d’inquiétante ma vie ! Un boulot prenant qui a le bonheur de ne pas trop m’ennuyer, une fille ou deux culbutées par semaine, des soirées avec des copains, quelques ivresses passagères, les dimanches chez les cousins ! Ca ressemble à la plupart des vies des hommes de mon âge ! - Oh mais ça il le sait déjà, ce n’est pas ça qui l’inquiète ! … Ce qui le tourmente c’est tout ce que tu caches, à lui comme aux autres : le fantôme de Marie qui empoisonne ton existence, cette Laure diabolique que tu fréquentes, le qualificatif est de lui et sans doute d’autres choses qu’il ignore mais qu’il devine. Je me sens bouillir et Flora s’en aperçoit. Je n’ai pas besoin qu’elle vienne s’interposer entre Oncle Laurent et moi, ni qu’elle vienne se glisser dans ma vie comme un vieux pervers dans le lit d’une pucelle. Mais je n’ai pas le temps de sortir une réplique cinglante qu’elle précise sur un ton d’une extrême douceur qui a le don de briser ma colère : - Tu vas me dire que c’est ta vie et que ça ne nous regarde pas. … Et tu auras raison. Mais n’oublie pas qu’il y a des personnes pour qui tu comptes, qui t’aiment et qui se soucient de toi. Tu ne peux pas vivre constamment comme si tu étais tout seul sur terre. J’affecte un air distant comme si tout cela n’avait pas d’importance : - Tu diras à mon oncle qu’il a tort de s’inquiéter. Marie n’empoisonne pas mon existence, au contraire elle agit comme un rayon de soleil dans ma nuit solitaire. Elle me tient chaud, elle m’éclaire, elle me berce. … Deuxième point, je n’épouserai pas Laure parce que non seulement je n’y tiens pas mais elle non plus ! - Qu’est ce qu’elle est cette fille pour toi ? - Un jeu ! … Un jeu pervers, je l’admets, mais elle ne reste qu’un jeu ! Et j’ai bien l’intention de gagner la partie. - J’ai du mal à te suivre ! - Mais personne ne te demande de me suivre ! J’ai répondu un peu sèchement et plutôt énervé. Elle marque le coup, rougit violement et se recule sur le canapé : - Comme tu voudras, Charles ! Puis elle se lève et déclare sur un ton qu’elle n’arrive pas à contrôler à cause de ses lèvres qui tremblent : - Regarde ce que tu veux, je vais me coucher ! Bonne nuit. Et elle disparait dans la chambre, s’enfuyant comme un bonheur qu’on ne sait pas attraper. Quand je me glisse deux heures plus tard dans mon duvet elle n’a pas réapparu. Je m’endors avec le désespoir de l’unique survivant d’un champ de bataille, errant parmi les morts.
18 mars 2012

1 mai 1988

Une année de patrons, comme dirait l’autre, en consultant le calendrier et découvrant que le 1er mai, le 8 et Noël tombaient un dimanche en cet an de grâce 1988.
Le soleil lui n’est pas férié il aborde les allées du ciel à grandes enjambées et dardent vers nous ses plus éclatants rayons. Je n’ai pas entendu les femmes rentrées hier soir pas plus que je ne les ai entendu se lever.
Elles sont déjà toutes deux dans la cuisine quand je descends sur le coup de dix heures, riant comme des folles, Flora dans une chemise de nuit aux frontières de l’indécence, frontières qu’elle se plait toujours à violer.
Maman est sous son charme, complètement conquise, rajeunie de vingt ans devant cette fille que rien n’arrête et qui la saoule de paroles plus farfelues les unes que les autres.
Elles sont enchantées de leur escapade nocturne, ne manifestent aucun regret de ce que je ne les ai pas accompagnées et ont déjà tracé, sans me demander mon avis, le programme de la journée jusqu’au départ du train. Je sus sommé de me faire beau, de sourire, d’être aimable ou de me taire si cette perspective ne m’enchante pas.

Nous passons ma foi une bonne journée, en nous promenant dans le centre ville, déjeunant au restaurant aux frais de Flora, visitant les vieux quartiers, des édifices religieux ouverts, montant jusqu’à Royat, rebondissant au jardin Lecoq pour finir sur le quai de la gare vers dix-huit heure. Maman ne nous quitte qu’au départ du train et Flora promet de ne pas la laisser sans nouvelles.
- Ta mère est charmante, dis-donc ! … Je reconnais bien là la sœur de ton oncle ! Même caractère jovial et attachant, même espérance joyeuse dans l’avenir, même simplicité dans ses rapports avec les autres, même générosité, … tout ton contraire !
- Merci !
Elle rit d’un rire franc et massif qui secoue le wagon bondé. Nous avons réussi de justesse à trouver deux places libres l’une à côté de l’autre. Dès le départ Flora sort les sandwichs et autres gâteaux dont Maman nous a lourdement chargés et les étale sur nos quatre genoux :
- Cette balade en ville m’a ouvert l’appétit, pas toi ?
- Non, pas pour l’instant !

Toute la journée elle s’est comportée avec moi comme une sœur avec son frère, ni plis, ni moins.
Etait-ce la présence de Maman ? Etait-ce par calcul ? Par jeu ? Je ne sais pas mais je lui fais confiance pour me le dire dès qu’elle sera rassasiée.
- Et bien non, une fois avalé une bonne partie des victuailles elle s’allonge sur son siège et ferme les yeux pour ne les rouvrir qu’après Orléans. Elle affiche un sourire des grands jours en s’étirant sans aucune discrétion. Entre temps j’ai mangé à mon tour et remballer les restes qui devraient encore nous occuper toute la semaine. Comme elle ne parait pas vouloir entamer une conversation, je demande :
- Je ne te demande pas si tu as passé un bon week-end à voir ta mine réjouie ?
- Oh Charles, tu as raison ! … Je dois t’en remercier ! C’était vraiment extra !
Devant ma moue quelque peu dubitative elle renchérit :
- Si, c’est l’entière vérité ! C’est à toi et à toi seul que je dois les merveilles qui me tombent sur la tête depuis quelques jours.
Elle dépose un gros baiser retentissant sur mon nez et rit comme une pluie d’été follement désirée !
Vêtue d’un pantalon de velours rose et d’un pull léger mauve, elle est ressemble joliment à une fleur tropicale. Ses longs cheveux bruns se balancent librement au gré des mouvements de sa tête et elle n’hésite pas à me les envoyer dès qu’elle peut sur le visage non sans me lancer un regard narquois.
- Je ne sais comment te remercier pour tout ça, dit-elle soudain sérieuse.
- Je suis déjà remercié.
- Ah bon ?
- Oui, te voir de si bon humeur, heureuse de vivre, éclatante de beauté suffit à me combler. Quel changement depuis le soir où j’ai été te récupérer dans ce bar avec Olivier.
Elle sourit tendrement :
- Oui, tu as raison !
Elle me fixe soudain, plantant dans mes yeux un regard inquisiteur :
- C’est ma vie d’avant qui te fait peur ?
- Comment ça ?
- Oui, ma vie avant que tu me prennes chez toi, ma vie à droite à gauche, jamais avec le même mec, à vivre de rien à dépendre des autres !
Je fais mine de réfléchir :
- Non, ce n’est pas ça ! D’ailleurs rien ne me fait peur.
- Oh, c’est faux ! J’ai comme idée que tu te compliques la vie inutilement à cause de moi ! Tout pourrait être si simple, si tu faisais un effort !
- Ma vie comme ça me va bien ! Je t’ai dépanné parce que tu me l’as demandé et non pas parce que j’attendais quelque chose en retour ! … Que peut-il y avoir de plus simple que cela, Flora ?
- Rien, soupire-t-elle, tristement, rien Charles ! … Tu sais quoi ? Je ne vais pas me casser la tête non plus, désormais !
- A la bonne heure !
- Je crois que je vais renoncer à te comprendre !

Et elle se referme dans un mutisme qui la tient jusqu’à ce que nous arrivions Daudet. Il est tard, une nouvelle semaine de travail s’ouvre demain, elle me souhaite une bonne nuit et disparait dans la chambre.
Je ne suis pas fier de moi quand je me couche !


18 mars 2012

30 avril 1988

Je me lève le premier et reprend mes habitudes du matin comme à l’époque où j’habitais encore ici. Le ciel est brumeux mais je devine déjà que cette brume se lèvera dans la journée et que nous devrions avoir une belle journée.
Je finis mon café quand ma Mère pénètre dans la cuisine. Après les salutations d’usage on aborde quelques banalités. Je m’attendais à ce qu’elle me bombarde de questions sur Flora mais rien ne vient et pourtant je devine que quelque chose la tourmente. A tout hasard, je demande :
- Papa n’est pas rentré ?
- Non Charles ! C’est d’ailleurs de lui que je souhaite te parler maintenant, avant que ton amie ne descende.
Je m’alarme aussitôt :
- Pourquoi ? Il lui est arrivé quelque chose ? Un accident ?
Mais ma Mère sourit, en me prenant gentiment la main. Je note cependant la tristesse de son sourire :
- Non, rassure-toi, il va bien ! … Mais je dois te dire : il n’habite plus ici, voilà ! …

Je ne reste qu’un court instant frappé par cette nouvelle ! Dans le fond, elle ne me surprend pas, mes parents n’ont jamais été un modèle d’entente conjugale. Je me suis toujours demandé ce qui les liait réellement et la seule probabilité que j’ai pu émettre c’est moi, leur fils unique. Au fil des années une sorte de routine s’était installée entre eux et ils s’en étaient accommodés l’un comme l’autre. Leur vie s’était modelée autour d’un accord silencieux dont je devais être l’enjeu. A ma majorité la perspective d’un divorce est apparue pour la première fois mais ils en abandonnèrent l’un comme l’autre le projet sans que j’en sache le pourquoi. Je ne posais jamais de questions tout comme ils s’arrangeaient pour se disputer ou tout au moins aborder les sujets fâcheux en mon absence.
J’interroge ma Mère :
- Définitivement ?
- Cette fois, oui !
- Cette fois ? … Il y eu d’autres fois ?

Elle a à nouveau ce sourire empli de mélancolie :
- Oui et non, les autres fois n’étaient pas sérieuses.
- Il a rejoint une autre femme ?
- Non, même pas ! … Enfin, pas à ma connaissance, mais je ne crois pas !
- Que vas-tu faire maintenant ? … Divorcer ? A votre âge, c’est ridicule !
- Je n’y tiens pas et ton Père ne m’en a pas parlé !
- Tu vas rester seule, ici ?
- Je ne sais pas, cette maison ne m’appartient pas, elle est à lui !
- Ah oui, c’est bien vrai ! Et où habite-t-il ?
- Chez son ami Jacques, tu sais celui qui est souvent à l’étranger. Sa maison n’étant pas habitée ils se sont arrangés entre eux !
Je me souviens en effet de cette grande demeure sur la route de Cournon pour y être allé quelques fois, il y a très longtemps.
- Mais cette maison est bien trop grande pour lui tout seul !
- Je sais mais il prétend qu’il s’y sent bien et qu’il a de l’espace !
- Ca je veux bien le croire ! … Je vais aller le voir, donne-moi son téléphone.
- Il n’est pas là ce week-end ! … Il est à Lyon pour son travail ! Je l’ai prévenu que tu venais mais il ne pouvait pas se libérer.
Je suis soudain pris d’un doute :
- Tu es bien certaine Maman de me dire toute la vérité ?
Elle ne s’énerve pas et c’est d’un ton calme qu’elle me répond :
- Pourquoi te mentirais-je Charles ? … Tu es adulte, maintenant, ce sont des choses que tu es apte à comprendre et qui te concernent de près ! Il n’y va de l’intérêt de personne de te cacher la vérité. Ton père éprouve le besoin de souffler un peu, de se retrouver seul, je le laisse agir à sa guise. J’attends de voir la suite qu’il veut donner à cette situation.
- Mais qu’est ce que tu vas devenir ?

Elle rit doucement :
- Mais rien de plus que je ne suis déjà ! Je vais continuer ma petite vie entre mon travail à la Mairie où j’attends la retraite, mes occupations habituelles, mes amies, l’association du quartier etc. … Ton Père n’est plus là, ça je ne change rien pour moi, sauf peut-être que la vie ici dans cette maison sera plus calme. Ton Père ne parlait plus beaucoup ces derniers temps !
- Puisque nous en sommes aux confidences, si tu me disais pourquoi Papa est fâché à mort avec ta famille ?
Son petit déjeuner terminé, elle se lève et s’occupe à un vague rangement :
- Ca, dit-elle, c’est une vieille histoire et elle ne te concerne en rien ! Moi-même je n’ai pas mon mot à dire et je n’ai jamais eu l’intention de t’en parler ! C’est le problème d’une génération qui n’est pas la tienne. Le seul conseil que je peux te donner c’est de ne pas t’en mêler et même de l’oublier. Ton Père t’en parlera un jour s’il le décide mais vu que tu t’entends très bien avec mon frère Laurent, je doute qu’il le fasse !
- Papa sait que je le vois, lui et mes cousines ?
- Bien sûr ! On peut lui trouver tous les défauts de la terre mais il n’est pas idiot !
- Pourquoi l’as-tu épousé ? A cause de Michel ?
- Certainement pas ! Ne crois pas cela, Charles, je t’en prie ! … Ton Père est le seul homme que j’ai désiré épouser et je ne me suis jamais plainte de ce choix.
- Pourtant je n’ai jamais eu l’impression que vous avez été très liés un jour ou l’autre !

Elle prend un air compatissant et s’arrête pour me regarder droit dans les yeux :
- Mon pauvre Charles, tu ne sais rien de notre vie d’avant toi ! Je connaissais ton Père bien avant de l’épouser et bien avant la naissance de ton frère !
Leur vie d’avant moi et même leur vie pendant et après ! C’est vrai que je ne connais guère mes parents après pourtant vingt ans passés auprès d’eux. Mon père très pris par son boulot de directeur des ventes en machines agricoles. J’ai vu au fil des ans son champ d’action prendre de l’importance. Ma Mère, employée à la mairie d’Aubière et qui nous rapportait chaque soir les petits potins de la ville. Moi et ma vie morne d’écolier ni bon ni mauvais, celui qui passe inaperçu et qui monte de classe en classe parce qu’il ne sait pas quoi faire d’autres.
Quelques bons copains mais tous perdus de vue, ailier gauche de l’équipe locale de football, plutôt doué mais pas assez passionné pour persévérer. J’ai abandonné quand on nous a imposé des entraînements obligatoires le dimanche matin moi qui, ce jour là, dormait jusqu’à midi.

Le lycée, la rencontre avec Bruno qui me fit comprendre que la vie n’était pas forcément grise et plate comme une route à l’horizon bouché ne menant nulle part mais qu’elle pouvait être, à condition de le vouloir, une toile de maître blanche et vierge qu’il restait à peindre aux couleurs de notre choix et selon notre humeur.
Et puis bien sûr Marie ; Marie qui m’ouvrit le cœur comme Bruno m’avait ouvert l’esprit. Mon cœur crucifié par sa mort, qui saigne toujours et que rien, semble-t-il ne saura guérir.
- Tu ne dis rien ? demande ma Mère.
- Je réfléchissais. … Tu as raison Maman, je ne connais rien de votre vie et je n’ai pas à juger vos choix passés comme les présents ! … Excuse-moi !

Elle s’approche de moi avec son sourire si réparateur, son sourire consolateur que je lui ai toujours connu. Elle passe son bras autour de mon cou, m’attire contre elle et dépose un long baiser dans mes cheveux. L’épisode est clos.
- Elle m’a l’air très bien ton amie Flora ! dit-elle avec satisfaction, comme si elle était rassurée. C’est une chouette fille et très intelligente.
- Ce n’est pas mon amie Maman.
- Je sais, elle m’a tout expliqué ! réplique-t-elle en riant ; mon pauvre garçon, il n’y a que toi pour te mettre dans de telles situations. Je me demande bien ce que tu peux lui reprocher !
- Mais rien, absolument rien. Elle est parfaite, ou presque.
- Et bien alors ?
- Alors quoi ?
- Qu’est ce qui te retient ? Une fille comme elle tu n’en trouveras pas deux ! Ton oncle m’en a fait des compliments.
Je la vois venir. Je proteste avec énergie :
- Tu ne vas pas t’y mettre toi aussi. Tante Sylvaine et les cousines m’énervent déjà assez avec cette histoire ! Elles veulent absolument que je l’épouse.
Ma mère éclate de rire :
- Mais c’est vrai que le mariage te fait peur !

Puis, une fois calmée, elle ajouté sur un ton plus grave :
- Pourtant, tu es en âge ! C’est que je voudrais bien des petits enfants, moi !
- Michel t’en a déjà donnés !
- Mais ce n’est pas pareil ! … Bon changeons de sujet, une fois de plus ! … J’ai oublié de te prévenir, ce midi nous avons une invitée, une surprise !
- Je la connais ?
- Bien sûr ! Cherche un peu.
- Je ne suis pas d’humeur à jouer aux devinettes !
- C’est vrai que tu n’es pas drôle, Flora a bien raison !
- Epargne-moi les réflexions de Flora, s’il te plait ! J’y ai droit tous les jours de la semaine !
- Comme tu voudras, soupire-t-elle ; il s’agit de Bénédicte Vassol !

Bénédicte, la mère de Marie.
Je me sens immédiatement pâlir mais Maman qui me tourne le dos, ne peut pas s’en apercevoir. Mille souvenirs douloureux rejaillissent de ma mémoire et viennent éclater devant mes yeux comme mille remords.
Bénédicte ! Cette jeune femme qui devait avoir, le jour où je l’ai rencontrée pour la première fois, l’âge que j’ai à peu près aujourd’hui. Mais cela ne me la rend pas plus près de moi pour autant, plus près qu’elle ne le fut déjà. Sept ans, bientôt sept ans que Marie est morte et six que je n’ai pas revue sa mère. Cette belle femme, superbe et pétillante, débordante de vie jusqu’à la mort de sa fille et qui est devenue ensuite un fantôme livide errant sur la terre. Un an après le décès de Marie, ils ont enfin déménagé. Monsieur Vassol craignait pour la santé de sa femme. Je sais qu’ils sont partis s’installer à Montpellier mais nous n’avons plus jamais eu de nouvelles. Le bruit couru par la suite qu’ils avaient divorcé, mais ce n’était qu’une rumeur qui ne fut jamais confirmée comme celle qui depuis longtemps racontait que le père de Marie collectionnait les maîtresses.
Finalement je reste le seul à savoir à quoi s’en tenir sur cette dernière rumeur puisque j’ai eu droit en exclusivité aux explications de Bénédicte. L’année qui suivit la mort de Marie fut éprouvante. Monsieur Vassol avait du reprendre son travail qui l’obligeait à de longs déplacements. Julien restait seul avec sa mère mais cela ne se passait pas bien entre eux. A Noël il partit en pension, il devait avoir une quinzaine d’années. Par la suite je ne le revis plus, même aux vacances, il allait chez ses grands parents.
L’état mental de Bénédicte déclinait, vers Pâques elle partit en maison de repos dans le sud, déjà du côté de Montpellier. Je lui écrivis elle me répondit. Un mois plus tard elle fut de retour et semblait avoir bien récupéré. Leur maison était en vente, l’affaire se fit assez rapidement puisqu’ils déménagèrent en juillet.

Ma mère enchaîne :
- Figure-toi que depuis janvier, elle habite de nouveau Aubière ! Un petit appartement qui donne sur la place des Ramacles. Elle voulait se rapprocher de sa fille. Elle a divorcé, son mari la trompait à tour de bras, la pauvre ! Quel salaud quand même quand on y pense !
Je l’ai croisée par hasard sur le marché il y a deux mois, depuis nous sommes redevenus les meilleures amies du monde. Je ne te cache pas qu’elle a bien vieilli même si elle reste une belle femme. Elle n’avait pas osé venir nous voir, elle pensait qu’on lui en voulait de nous avoir laissés sans nouvelles. Elle a bien sûr été enchantée d’apprendre qu’on se rendait souvent au cimetière sur la tombe de Marie et se fait une vraie joie de te revoir. Ca ne te gêne pas au moins qu’elle vienne déjeuner ?

Je hausse les épaules ! C’est bien ma mère, ça ! Nous mettre devant le fait accompli et nous demander avec l’air innocent si cela nous convient, comme si on pouvait y faire quelque chose !
- Tu es chez toi, tu invites qui tu veux !
- Je la vois presque tous les jours en ce moment ; si je l’ai invitée c’est pour toi. Et pour elle aussi, je sais qu’elle meure d’envie de te revoir. … Si ça te dérange va déjeuner dehors avec Flora, je lui dirai que tu avais prévu d’aller manger ailleurs avant que je ne t’en parle.
- Non Maman, sa venue ne me dérange aucunement.
- Tant mieux ! Je te le répète, elle sera enchantée de te revoir. Elle me parle souvent de toi.
- Elle a trouvé du travail ?
- Oui, à mi-temps dans une association caritative. Mais je ne crois pas qu’elle ait besoin d’argent, elle en a suffisamment pour vivre sans problème. Non, c’est plus pour s’occuper.
      
Après l’orage de hier soir, le temps a changé dans la nuit. Après une brume matinale, le soleil reprend ses droits dans le ciel et nous inonde de ses bienfaits avec une sincère générosité.
Flora a sorti de son sac une tenue des plus ravissantes ; une robe à bretelles ample, blanche à fleurs bleues, ouverte sur le côté et dont le décolleté donne des vertiges. Elle sait que nous recevons une invitée de marque et elle tient à lui faire honneur. Je ne sais comment elle s’y prend pour ranger ses affaires dans son sac, mais la robe est apparue impeccable sans un pli.

Vers onze heures nous sortons, Maman nous a demandé quelques courses et nous lui empruntons sa 205. Aubière, et plus encore Clermont et sa banlieue, change de jour en jour. Pas question de courir les grandes surfaces un samedi matin, j’emmène ma belle dans la supérette du quartier Saint-Jacques.
Evidement, elle s’arrange pour y faire sensation, par sa tenue, son langage, ses gestes, son rire, ses cris et le jeune homme de la caisse est prêt à nous laisser partir sans payer quand elle se penche vers lui pour le laisser admirer ses seins qui se promènent librement. Je ne connais plus personne dans ce coin, c’est une chance. On ramène le double de ce que Maman avait demandé mais Flora, tient à payer la totalité, donc je ne dis rien. Après avoir déposé nos courses dans le coffre, ma belle qui a repéré quelques boutiques plus haut, veut y faire un tour. On remonte donc la rue à pieds, jusqu’au feu plus haut. Elle achète des fleurs pour Maman, touchante attention, et dégote un Fronsac 1983 dans la cave d’un primeur.

Quand nous sommes de retour à la maison, Bénédicte est déjà là.
Enfoncée dans un fauteuil du salon, vêtue d’une élégante robe grenat qui révèle ses genoux quand elle est assise, je vois tout de suite qu’elle a bien vieilli. Vieilli et grossi. Des rides se sont emparées de son cou, ses cheveux grisonnent par endroit, une certaine fatigue de la vie se lit dans ses yeux. Je calcule rapidement : elle avait 20 ans à la naissance de Marie qui est décédée à 18 ans voilà sept ans ; cela donne quarante-cinq, alors qu’on lui en donnerait largement cinquante.
Elle se lève dès qu’elle m’aperçoit et vient vers moi tout simplement comme si on s’était quitté la veille. J’admire son naturel, cette maîtrise qu’elle a d’elle-même, que je lui ai toujours connue et qui faisait aussi l’admiration de mon père. Maîtrise que je ne lui ai vue perdre qu’en de très rares occasions. Quand je me penche sur son visage pour l’embrasser sur la joue, seul le frétillement de ses paupières trahit son réel émoi. Mais elle se reprend vite et redevient la belle dame qui rend à ses vieux voisins une visite de charité.

Et la conversation démarre. C’est surtout à maman que Bénédicte s’adresse tandis que Flora papillonne autour de nous, avec son plateau de gâteaux d’apéritifs, son bac à glaçons pour se rendre utile mais aussi pour faire son numéro de charme. L’apéritif dure peu, ma mère n’a jamais couru après et Bénédicte s’est toujours contentée d’un vin cuit si je me souviens bien, sauf dans les heures difficiles où elle a eu la main lourde sur le whisky. Flora et moi nous nous regardons en souriant, pour une fois, on se contentera d’un seul verre.

A table, je suis assis à côté de Bénédicte et en face de Flora. D’entrée celle-ci s’efforce de mélanger nos jambes et je me laisse faire. On parle de choses et d’autres, je raconte ma vie à Paris, mon travail, mes amis. Bénédicte évite de me regarder, du moins il me semble. Son beau visage reste planté sur ses hauteurs de dignité et ne parait pas vouloir en descendre. La conversation ne cesse jamais, Maman y veille et a, semble-t-il, passé la consigne à Flora. Surtout, éviter de parler de Marie.
Mais dans ma vie le destin a toujours arrangé les choses à sa manière et jamais à la mienne et sans non plus se préoccuper de mes souhaits. Flora partie en cuisine, le téléphone sonne et Maman s’absente à son tour pour aller décrocher dans l’entrée. Je n’ai pas d’efforts à faire, Bénédicte, comme si elle n’attendait que ce moment depuis le début, se tourne vers moi sans que je ne lui demande rien et m’inonde de ce sourire radieux qu’elle avait légué à Marie :
- Je suis très très heureuse de te revoir, mon grand, murmure-t-elle. … Comme le temps a passé, te voilà un vrai Monsieur et bien installé dans la vie. Je suis contente pour toi. … Je ne t’ai pas oublié, tu sais, malgré mes tristes aventures. Philippe m’a abandonné et Julien lui ressemble ; me voilà seule désormais, seule avec mes souvenirs. Marie et toi …

Elle se tait ; ses yeux sont posés sur moi et je n’y vois nulle tristesse mais une vraie tendresse, une vraie chaleur. On dirait qu’elle a enfin fait son deuil ou en tout cas qu’elle a réussi à surmonter sa peine. Je ne peux desserrer les lèvres, revoir ainsi Bénédicte me pétrifie et je crois qu’elle s’en amuse :
- Je sais que tu ne l’as jamais oubliée, reprend-elle doucement, toi et moi l’avons tant aimée … c’est agréable de se revoir pour parler d’elle … Tu ne crois pas mon petit Charlou ?
Charlou, c’était ainsi que Marie m’appelait, sa mère, elle, rajoutait l’adjectif petit pour marquer la différence de générations.
J’hoche la tête pour approuver, trop ému pour sortir un son.
Oh oui je voudrais évoquer Marie avec sa mère, j’en crève depuis le jour où elle a quitté la région me laissant sans nouvelles.
Maman qui revient juste à ce moment m’évite de répondre. Elle a l’air préoccupé :
- Téléphone pour toi ! Lâche-t-elle comme un aveu ; ton père !

Je me lève sans un regard pour Bénédicte et quitte la pièce.
Tandis que j’écoute mon père m’expliquer ce qu’il appelle sa nouvelle situation, je calcule que je ne l’ai pas vu ni entendu de puis le week-end de Pâques et qu’en vérité ça ne m’a pas trop manqué. C’est un homme que je n’ai jamais compris, sans qu’on puisse dire que ce soit de sa faute. Je me contente de l’écouter sans poser de questions. Pas une seule fois il ne prononce le mot divorce, c’est toujours ça. Il me précise plusieurs fois que Maman n’a rien à voir dans sa décision, qu’il n’a rien à lui reprocher et que de toute façon tout cela n’est que provisoire. Chacun sait qu’il y a des provisoires qui durent longtemps, mais je me garde bien de donner mon avis. Ca me fait tout drôle quand même d’entendre mon père justifier une de ses décisions surtout que celle-ci ne me concerne pas même si je dois en subir les conséquences.
Il promet de m’écrire à Paris et se déclare désireux de me revoir le plus tôt possible. Avant de raccrocher, je le rassure en disant qu’il en est de même pour moi.

Autour de la table la conversation est détendue. Flora s’efforce à faire rire Bénédicte. Nous en sommes au dessert, une tarte amenée par Bénédicte et qu’elle a faite elle-même. Puis vint le café. Pas une seule fois Marie ne revient dans la conversation. Au bout d’un moment ma mère me fait comprendre par signes qu’elle veut rester seule avec Bénédicte, j’emmène donc Flora faire un tour dans le jardin. Mais ma belle ne se passionne pas pour le carré de pelouse ni pour les maigres plantations de maman :
- Fais-moi plutôt visiter ta chambre, dit-elle.
Je soupire car cette suggestion n’est pas d’une amoureuse mais d’une apprentie psychologue.

Dans mon antre, elle jette un regard circulaire tout en hochant la tête ce qui doit signifier qu’elle la découvre comme elle l’avait imaginée. Enfin, son examen terminé, elle s’assoit sur le lit que j’ai fait ce matin, suite à une vieille habitude retrouvée, et me regarde d’un air grave :
- Tu me diras, mon Charlot, ce qu’il y a entre toi et cette femme ?
Je hausse les épaules :
- C’est la mère de Marie, tu le sais déjà !
Elle ne me lâche pas des yeux et réplique sur un ton incisif :
- Je t’en prie, ne fais pas l‘idiot ! … Je ne parle pas de ça, je parle d’autres choses.
- C’est vrai que Mademoiselle a fait psycho !
Elle sourit :
- A peine ! Deux fois la première année avec un taux record d’absentéisme !
Je soupire :
- Maman doit nous attendre pour le café.
De nouveau elle a ce sourire irrésistible :
- Comme tu voudras, Charles, mais tu n’y couperas pas ! Je veux tout savoir.

Je suis sur le seuil de la porte montrant mon désir de quitter cette pièce pour mettre un terme à ses questions mais la belle n’a pas l’air de vouloir quitter les lieux. Au contraire, elle s’allonge sur le lit en étirant sa robe pour dévoiler ses cuisses au maximum et tourne la tête vers moi.
- Tu as souvent ramené des conquêtes dans cette chambre ?
- Non ! Le lit est trop petit pour deux.
- Peut-être pour une nuit mais pas pour une heure de câlins ça suffit !
- Pas plus pour l’un que pour l’autre !
Elle laisse s’enfuit un rire léger et gentiment moqueur :
- C’est vrai que ça ressemble ici à la chambre d’un jeune homme sage !
Elle bondit sur ses pieds et se précipite à la fenêtre :
- C’est leur ancienne maison, je suppose celle qu’on aperçoit là ?
- Oui.
- Vous vous faisiez des coucous par la fenêtre, en vous envoyant des baisers ou des « je t’aime « en morse ?
- Non, sa chambre ne donnait pas de ce côté.
- Pas de chance !
- Flora ?
- Oui.
- Tu m’emmerdes !
- Je sais, mon Charlot, mais c’est plus fort que moi !

Je tourne les talons et descends l’escalier. Nous prenons le café au salon où je me positionne de manière à ce que mon regard évite Bénédicte un autant que faire ce peut. J’avoue ne pas faire l’effort de suivre la conversation des trois femmes qui bascule de météo à jardinage, de recette de gâteaux aux dernières élections.
Je me plonge un instant dans les souvenirs que j’ai gardés ici, dans cette maison, souvenirs douloureux éclairés par le regard soleil de Marie.
Marie, ses yeux sans malice, ses cheveux de comète, son frais visage, son rire clair, sa parole franche, son cœur où j’occupais la première place …

Mais d’un coup de coude, Flora me ramène à la réalité. Bénédicte est debout, prête à rentrer chez elle et Flora s’offre à la raccompagner, avec moi, bien entendu. A pieds, il y a tout juste un quart de marche et nous voilà partis tous les trois par cette belle fin d’après midi. Au pied de son immeuble elle insiste pour que nous montions, ce qu’évidemment nous ne pouvons refuser.
Elle loge dans un trois pièces ancien dont les fenêtres donnent sur la place des Ramacles dans le centre d’Aubière. C’est propre, coquet bien qu’un peu sombre, meublé du stricte nécessaire. En peu de mots elle raconte que son divorce s’est mal passé, que son mari s’est comporté en parfait goujat et qu’elle a préféré de l’argent à du mobilier. Effectivement, je ne retrouve aucun des meubles que j’ai connus chez elle, juste un ou deux cadres.
Dans l’entrée, sous verre, une photo de Marie éclatante de santé prise quelques mois avant sa mort. Flora bien sûr se place devant et pose l’ingénue question qu’il ne fallait pas poser, montrant par là à Bénédicte que rien de ce qui concerne Marie ne lui est inconnu.
Une lueur s’allume alors dans les yeux de la mère de mon amour éternel et la voici qui nous déballe des albums photos dans lesquels nous exhumons les années de bonheur, que nous épluchons non sans nous déchirer l’âme dans une grande douleur muette.
.
Et je vois défiler sous mes yeux embués tout un pan de ma vie que je voulais enterrer à tout jamais. Ces dix années durant lesquelles nos deux familles ont été voisins, depuis ce début septembre 1972 à ce printemps 1982 quand ils ont déménagé, moins d’un an après la mort de Marie.
Je me revois, adolescent rêveur mais souriant, adulte niais mais confiant et je revois Marie, Marie au fil des ans, Marie à Noël, Marie l’été, Marie les cheveux au vent, Marie superbe, Marie tout sourire, Marie qui change à chaque page, Marie et moi, Marie à moi !
Certes je connais déjà la plupart de ces albums, puisque j’ai assisté et participé à leur élaboration au fil des ans, étant moi-même l’auteur de quelques clichés. Dans les mois qui suivirent la mort de Marie nous avons passé de longues soirées, Bénédicte et moi à les feuilleter un à un comme si on cherchait à s’arracher mutuellement du cœur les dernières braises d’un bonheur à jamais consumé pour les remplacer par des blessures ouvertes qu’on triturait sans relâche avec le doux espoir que notre douleur resterait unique et éternelle.

Nous sommes tous les trois assis devant la table de la salle à manger, Bénédicte entre nous deux.
La séance de torture dure plus d’une heure mais les remarques et questions de Flora en atténuent l’amertume de même que son rire espiègle en me découvrant ce à quoi je ressemblais dix ans plus tôt, mon aspect quelconque, ma contenance empruntée, mes postures maladroites, mon air inquiet.

Je dois reconnaitre que Flora serpente habilement dans cette commémoration émouvante, parlant avec tact, évitant les détails néfastes, usant à bonnes doses de son tempérament fantaisiste pour tenter de crever l’atmosphère pesante.
Au début, elle monopolise la conversation mais petit à petit, grâce à son humeur plaisante, son optimisme toujours au beau fixe, elle gagne Bénédicte à son jeu. Alors que j’étais prêt à parier qu’elle allait se répandre en pleurs interminables, à mon plus vif étonnement la mère de Marie feuillette ses albums page après page avec une nostalgie qui n’a rien de chagrine, pas de larme pour troubler sa vue, pas de sanglots étouffés, juste une lumière dans les yeux, une lumière paisible, silencieuse, reposée comme quelqu’un qui a enfin combattu avec succès ses démons intérieurs.

Enfin Bénédicte claque la couverture du dernier album en le refermant d’un coup sec. Curieusement, ils ne contiennent aucune photo postérieure à leur départ d’Aubière. Où il n’y en a jamais eu de prises, ou bien, ce qui se conçoit fort bien, Bénédicte estime qu’elles ne nous concernent pas. En tout cas, je me garde bien de poser la moindre question.
Elle nous propose un apéritif puis qu’il est presque dix-neuf heures ce que nous ne refusons pas. Flora a habilement détourné la conversation et voilà qu’elles débattent de sujets divers auxquels je n’entends rien tandis que nous sirotons un délicieux whisky. Mais hélas, on me demande mon avis.
Bénédicte ensuite, cherche à savoir quels sont nos projets et parait attristée quand elle réalise que nous n’avons nullement l’intention d’avoir, Flora et moi, un avenir commun :
- Dommage, répète-t-elle plusieurs fois, comme c’est dommage, vous allez si bien ensemble ! … Et Flora, vous êtes … si jolie, si lumineuse, si enjouée ! … C’est une femme comme vous qu’il faut à mon petit Charlou !
- Je crois que notre petit Charlou entend rester un célibataire indécrottable ! répond doucement Flora avec un sourire moqueur.
- J’espère bien que non ! Il a tout ce qu’il faut pour faire le bonheur d’une femme ! C’est un garçon, gentil, tendre affectueux ; j’aimerais tant le savoir heureux dans sa vie !
- Ah ça ! rétorque Flora, j’avoue qu’on a du mal à trouver moins gai que lui !

Nos verres vides, je me lève en prétextant que Maman doit nous attendre. Flora m’imite aussitôt. Nous limitons les effusions du départ, promettons de revenir dès que possible et après avoir embrassé Flora sur les deux joues, Bénédicte profite de l’obscurité de son entrée pour effleurer mes lèvres avec les siennes dans un geste rapide mais qui, ô combien, me tort le cœur !
- Je t’écrirai, me murmure-t-elle à l’oreille comme je me glisse sur le pallier.

Dans la rue, sans ménagement, j’envoie paître Flora dès sa première question.
Elle boude tout le long du chemin. A la maison, elle aide Maman à préparer le dîner, dispose le couvert, parle et chantonne comme si je n’existais pas. Elle garde le même comportement au cours du repas puis nous nous installons devant la télé après que j’ai répondu négativement à Flora qui me demandait si je comptais sortir.
La télé nous sert une émission de variétés sans grand intérêt et que nous ne suivons que d’un œil. Les deux femmes ont entamé un conciliabule dont elles me tiennent exclu. Finalement elles se lèvent toutes en riant et comme je les dévisage surpris elles s’écrient toutes deux d’un cœur joyeux :
- Nous sortons !

Dix minutes plus tard, je me retrouve seul dans la maison silencieuse, délaissé comme un enfant grognon qui ne veut pas jouer avec les autres.
Je n’ai personne d’autre que moi à qui m’en prendre. Je trouve une bouteille de cognac dans le bar mais après une gorgée, je ne lui trouve aucune saveur, même pas celle de l’ennui, ni celle de l’oubli.
La tentation est grande d’appeler Bénédicte, de courir chez elle et de nous remémorer ensemble et à notre manière le doux souvenir de Marie. Tout à l’heure, Flora se tenait entre nous comme une étrangère, comme une gardienne rigide chargée de nuire à nos retrouvailles ! Elle n’a rien à voir avec Marie, elle ne lui appartient pas !

Je suis méchant, inutilement méchant, je sais bien que la présence de Flora a été apaisante et bénéfique. C’est Marie qui nous l’a envoyée, Marie qui veille toujours sur nous et nous protège.
Je soupire et tourne en rond sur moi-même ! Mes yeux se posent sur le téléphone dans l’entrée mais qui appeler à cette heure-ci, un samedi soir. Je n’ai plus de contacts ici avec mes anciens amis. Le seul qu’il me reste de mon époque clermontoise c’est Bruno. Trop de temps a passé, tout le monde doit être casé à droite à gauche et surtout pas moyen de me rappeler d’un nom plus que d’un autre.

Je range le cognac et monte dans ma chambre. Je me glisse dans mon lit, j’éteins et plonge dans la nuit des mes souvenirs. C’est là que je comprends que le malaise qui m’obsède depuis midi, ce que je n’aurais jamais pu imaginer avant, qui m’est tombé dessus comme le poignard d’un assassin, ce qu’inconsciemment je cherche à fuir, ce sont les mèches grises de Bénédicte.


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17 juillet 2011

29 avril 1988

 

vendredi 29 avril

 

 

Flora daigne se montrer au petit déjeuner où elle aborde un large sourire sur un visage dégagé de toute inquiétude. Elle est habillée d’un tailleur pied de poules que je ne lui connais pas qui lui donne une allure de femme mûre, responsable et à l’aise dans la vie de tous les jours. Je ne dis rien, conscient qu’elle s’attend à ce que je lui fasse une remarque. Puis, comme si de rien n’était elle déclare :

- Demain, je me mets en quête d’un appartement. J’ai mon crédit à disposition depuis hier, un certificat d’embauche, il n’y a enfin plus d’obstacle à ce que je trouve un toit. … Pour te débarrasser le plancher, je me serais bien installé chez Michelle puisqu’elle passe ses nuits chez Olivier mais elle ne désespère pas de le faire déménager pour qu’il vienne habiter chez elle. Elle craint le retour de la femme volage, un jour ou l’autre.

- Elle n’a pas tort.

- Je ne t’ai pas remercié pour la soirée d’hier, tes cousins sont vraiment des gens très gentils avec le cœur sur la main, des gens généreux qui ne posent jamais de questions. C’est merveilleux de découvrir que cette race n’a pas disparu.

- Merci pour eux et pour moi, c’est aussi ma famille.

Elle me caresse la joue du bout des doigts avec son sourire irrésistible en bannière :

- Je sais, mon Charlot … Ne te fais pas de souci, je ne mettrai pas ton intérieur sens dessous dessus, je n’inviterai pas des succubes pour des orgies infernales … en vérité je compte me reposer.

- Viens te reposer en Auvergne.

- Décidément, tu y tiens ! … Quarante huit heures, c’est trop court, sans compter qu’avec toi, je ne suis pas certaine de me reposer.

- Tu te reposeras autant qu’ici, et ne me dis pas que tu as à te plaindre de mes assiduités. A la maison, avec ma mère, c’est chambre à part, donc repos garanti.

- Demain j’ai prévu de faire le tour des agences immobilières, désolé.

 

Nous nous séparons à l’Etoile et nous souhaitons un bon week-end mutuel. Je n’ai pas réussi à décider Flora, il faut dire que je n’ai guère bataillé. D’ordinaire, les vendredis où je prends le train, j’arrive toujours à quitter avant l’heure la rue de Berri pour me laisser le temps de repasser chez moi prendre mes affaires avant d’aller à la gare d’Austerlitz. Maintenant que j’ai changé de chef, ça va encore moins poser de problèmes.

Pas de sortie aujourd’hui avec Denise. On prend une heure pour faire un bilan de nos visites de la semaine avec Bertrand, Michelle et Rose-Marie. On met aussi sur pieds le cocktail de jeudi prochain. Dans la matinée je parviens à joindre Maureen pour lui proposer le week-end à Clermont.

Elle éclate de rire :

- Chez tes parents ! … Merci bien. Et puis, je travaille moi, je chante le soir, surtout les vendredis, samedis et dimanches. Je ne peux faire faux bond à personne.

- Dis que tu es malade, que ton grand-père est décédé, que ta sœur rentre au Carmel …

- T’es drôle, toi. Je ne suis plus à l’école. Je bosse, j’ai un contrat, et j’ai intérêt à le respecter. … Désolé, beau gosse, mais c’est impossible. Bon week-end quand même et bonjour à ta Maman !

Elle raccroche en riant encore et j’ai comme la grosse l’impression qu’elle me prend pour un bouffon.

 

Journée tristounette au bureau, Denise a réinstauré une hiérarchie entre nous et ne se prive pas de me remettre à ma place. On fait quand même du bon boulot en essayant de réorganiser le travail ce qui nécessite dialogue, écoute, compte-rendu, projet etc. … De quoi bien occuper la journée. J’ai tenté sans succès de joindre ma fiancée impossible. Sans doute fourrer dans ses conseils d’administration ou ses réunions de travail. Je laisse un message à Manou :

- Dites-lui que je serai ce week-end chez mes parents pour les informer de notre décision.

Manou sait-elle de quoi il s’agit, j’en doute. Il y a longtemps que les frasques de Laure et son frère ne l’amusent plus.

 

Je pars bien avant l’heure et repasse chez moi en coup de vent le temps de fourrer au fond d’un sac quelques affaires pour le week-end puis, me précipite à nouveau dans la rue.

 

Gare d’Austerlitz, en tête de train, plantée comme un piquet, sac sur le dos, je découvre Flora glissée dans un jean qui me cherche, sourire aux lèvres et yeux grands ouverts.

- Je t’attendais. Surpris ? demande-t-elle. … Oh, tu n’as pas l’air ravi, ravi, ravi !

- Mais si !

- Menteur.

- Je n’ai plus le temps de prévenir ma mère.

- Rassure-toi, ton oncle s’en est chargé.

- Quoi ?

- Mais oui, je dois dire qu’il a été un père pour moi. Je lui ai fait part de ton invitation et de mon indécision sur la position à adopter vis-à-vis de toi. Il m’a fortement conseillé d’accepter et m’a même donné mon après-midi pour me préparer. Je suis sortie de justesse de chez toi, je ne voulais pas t’y rencontrer. Je t’ai aperçu à l’autre bout de la rue j’ai du me cacher dans le hall d’un immeuble. Je voulais te faire une surprise, enfin, une bonne surprise.

- Merci ! Tout va bien dans le meilleur des mondes.

 

On trouve par chance une place l’un à côté de l’autre dans cette rame de corail à demi vide. Flora est enchantée du tour qu’elle m’a joué, elle est gaie, s’amuse d’un rien, parle fort comme si nous étions seuls. Encore heureux pour moi que Maureen ne se soit pas décidée à la dernière minute. Par prudence, je jette quelques coups d’œil sur le quai jusqu’au départ du train. Après le départ de celui-ci, Flora se lance dans un long réquisitoire contre la SNCF d’où il ressort qu’elle garde une douce nostalgie pour les wagons à compartiments qui disparaissent petit à petit au profit de ces longs couloirs avec leurs rangées de deux fois deux sièges qui se tournent le dos :

- C’était bien plus familial, plus chaleureux, plus propice pour des rencontres, plus facile pour discuter à plusieurs, plus simple pour jouer aux cartes, plus pratique pour faire l’amour … Il y avait tout plein d’avantages que l’on ne retrouve pas dans ces longs cigares roulants froids et tristes comme des corbillards.

- Quelle comparaison ! … Ce ne sont pas les wagons qui font l’ambiance, mais les voyageurs.

- Certes, mais ici, c’est impossible ! … Même les avions sont mieux conçus. … La SNCF qui nous transporte ne nous invite plus aux rêves. Où sont passés les magiques trains de nuit, le fabuleux Orient Express, le mystérieux Train Bleu et j’en oublie. On ne voyage plus maintenant, on se déplace d’un point à un autre comme de vulgaires paquets. … Tu n’es pas de mon avis Charlot chéri ?

 - Tout à fait Mademoiselle, mais je doute que ce sujet passionne nos voisins, vous devriez parler moins fort, ils ne peuvent pas dormir.

Mais elle continue comme si elle n’avait pas entendu ma remarque :

- Ta mère tient vraiment à ce que nous fassions chambre séparée ? … Comme c’est dommage.

- Cela non plus n’intéresse pas les voisins.

Devant nous, deux jeunes filles dont je ne connais que les cheveux ne se retiennent plus de rire. Derrière, un couple âgé semble beaucoup moins enthousiaste.

 

Après Orléans nous allons au wagon restaurant ou ma jolie brunette reprend une attitude plus civilisée, et devient même un tantinet tendre et romanesque.

- Me diras-tu Flora, ce qui t’a décidé à partir en week-end avec un type rabat-joie et égoïste ? Cela ne te ressemble pas de t’encombrer d’un chieur dans mon genre.

- Exact ! Peut-être que je tiens à toi, finalement ! … C’est stupide, non ?

- Je ne saurais répondre à cette question !

J’ai répondu précipitamment la première chose qui me passait par l’esprit. C’est qu’elle me trouble cette diablesse avec ces questions innocentes.

- A vrai dire, reprend-elle, ton oncle m’a longuement parlé de toi ce matin. J’avoue que c’était passionnant, j’en ai plus appris avec lui en une heure qu’avec toi en quinze jours.

- Brave Tonton !

- Ne te moque pas de lui, c’est un homme intelligent, très sensible qui comprend beaucoup de choses surtout celles qu’on cherche à lui cacher.

- Et que lui cachais-tu ?

- Des histoires qui ne te concernent en rien. … Bref, c’est lui qui m’a poussé à te rejoindre. Il a bien fait, non ?

- Tu répondras toi-même à cette question dimanche soir.

- Tu parles d’une réponse, s’emporte-t-elle. Il est temps mon grand de te mettre en face de tes responsabilités et te ramener les pieds sur terre. C’est pour ça que je suis venue.

- Je ne vois pas le rapport.

- Ne t’inquiète pas, tu le verras dimanche soir ! N’oublie pas que j’ai fait psycho.

- Le cordonnier est souvent le plus mal chaussé.

- Pas d’humour blessant, s’il te plait ! Jusqu’à preuve du contraire, le malade c’est toi.

- C’est mon oncle qui t’a dit cela ?

- Pas directement, non.

- Je suis victime d’un complot si je comprends bien. Il a du téléphoner à ma mère pour dire que je revenais accompagné d’un psychiatre, que je n’étais pas bien, qu’il fallait me traiter avec précautions, ne pas me contrarier et j’en passe des vertes et des pas mûres.

- C’est à peu près cela, réplique-t-elle sans pouvoir s’empêcher de sourire. Sauf que je ne suis pas psychiatre.

- Si on parlait d’autres choses ?

- Et de quoi donc ?

- De toi. Tu as beau ne pas avoir mis ce soir une robe provocante tu n’en es pas moins désirable à souhaits dans ton jean moulant et ce joli chemisier à fleurs. Dois-je attendre la belle saison ?

- La belle saison ! Je ne comprends pas.

- Si je me rappelle bien les leçons de choses de ma jeunesse, les fleurs des arbres fruitiers sortent au printemps et, l’été venu, laissent la place à de tendres fruits fermes et bien ronds qui n’attendent que nos bouches enfiévrées pour être dévorés.

- C’est tout à fait cela, je vois que tu n’as rien oublié. Seulement, si tu es allé au catéchisme, tu dois savoir qu’il existe des fruits défendus et que ceux que tu lorgnes d’un air vicelard en font partie.

- Les temps ont changé.

- Mais pas les vérités éternelles.

- Les fruits en question n’ont pas toujours été défendus, j’en connais qui en ont fait leur régal.

- Les temps ont changé.

Nous éclatons de rire en même temps et nos mains se joignent dans une douce étreinte qui laisse passer nos sentiments respectifs bien mieux que ne le feraient nos cœurs trop craintifs qui s’encombreraient de phrases mal tournées, de mots creux ou dénués de sens parce qu’ayant trop servi.

- Je suis heureuse de te retrouver, murmure Flora.

 

Je me retiens à temps pour ne pas lui répliquer que c’est elle qui a joué l’absente pendant une semaine, mais à quoi bon. Profitons de ce moment de bonheur sans nous étonner de rien. Nous fêtons cette nouvelle communion avec un cognac de bas étage au prix disproportionné. Me voyant tiquer sur le tarif, Flora se fait magnanime :

- Ne t’inquiète pas, Auvergnat ! Ce soir c’est moi qui régale. Il ne sera pas dit qu’il me restera te devoir quelque chose.

Je soupire lourdement :

- Tu vois, tu recommences ! … Je n’ai jamais dit ou fait quoi que ce soit qui laisse penser que tu me devais quelque chose. J’en mets ma main au feu.

- Attends un peu, mon chéri, avant de te brûler, réplique Flora tout en sourire et légèrement ivre. Je t’apprendrai des lieux incandescents, je guiderai ta main au cœur même du feu de l’amour pour un embrasement total de ton être, ma bouche versera des torrents de flammes qui viendront te lécher, te mordre, te dévorer et tu en réclameras d’autres, plus nombreuses, plus fortes, plus chaudes parce qu’elles auront un goût merveilleux et inoubliable que tu ne connais pas encore et jamais tu ne seras cendres car cette fournaise torride te redonnera vie comme le soleil ranime le serpent qui dormait.

Je laisse voler quelques secondes de silence après cette belle envolée poétique et sensuelle.

- Feu éternel, serpent, ça aussi tu le sors de ton catéchisme ?

- Exact.

- Donc je dois me méfier de toi.

- Oui, mon cher, depuis le début. Mais je te l’ai prédit, tu tomberas dans mes filets parce que tu es un homme et que je suis une femme et qu’il en est ainsi depuis que le monde est monde et ce jusqu’à épuisement des siècles.

- Amen !

- Tu peux rire, mais tu verras bien. … En attendant, laisse-moi cette note, que j’étrenne mon nouveau chéquier et mon joli crédit.

 

Il pleut à verse quand nous arrivons à Clermont. Ma mère nous attend dans un ciré rouge, impossible de la manquer, un parapluie à la main. Elle accueille Flora comme si elle fêtait le retour de l’enfant prodigue. L’excellente éducation de la belle Landaise refait surface au bon moment, bien aidée, il faut le dire, par les deux dernières heures du voyage pendant lesquelles elle a dormi comme un bébé tandis que j’essayais désespérément de m’intéresser aux alternatives alléchantes que ne manquait pas de nous proposer l’échéance du deuxième tour des présidentielles, par l’intermédiaire d’un hebdomadaire politique que j’abandonnai lâchement dans le train.

 

Ma mère, bien sûr, est moins stricte que ce que j’ai laissé entendre. Dans la voiture elle pose avec simplicité le problème du couchage :

- J’ai préparé la chambre d’amis pour Flora, dit-elle, mais vous ferez comme vous l’entendez, ne changez pas vos habitudes. J’avoue avoir agi comme me l’a suggéré ton oncle, Charles.

- C’est très bien ainsi, répond Flora sans que je puisse réagir. C’est peut-être incroyable, mais Charles et moi faisons chambre à part.

On se trempe le temps de courir de la voiture à la maison malgré le parapluie de Maman.

- Quel sale temps, peste-t-elle en ouvrant la porte. D’après la météo, ça devrait s’arranger dès demain.

 

C’est toujours un plaisir de se retrouver chez soi, de se replonger dans les odeurs de la maison de son enfance. Mes parents ont toujours vécu là, dans cette villa que mon père avait achetée avant de se marier. Les lumières étant éteintes, je m’inquiète auprès de ma mère :

- Papa n’est pas là ?

- Non, pas ce soir. Ou bien il rentrera tard, ou bien il ne rentrera pas du tout. Il avait une réunion à Lyon pour son travail. Si vous avez faim, je vous ai préparé de quoi grignoter.

 

Un quart d’heure plus tard nous sommes installés au salon devant une tisane d’oranger et nous devisons joyeusement tous les trois. Flora entreprend la conquête de ma mère comme elle a fait la veille celle de mes cousines et, rapidement, je n’existe plus pour elles deux, plongées qu’elles sont dans un débat typiquement féminin qui donne des rondeurs, des formes à des sujets qui pour moi n’en ont pas, art dans lequel je n’ai jamais excellé. Je place deux trois mots par ci par là, puis décide d’aller me coucher. Je les embrasse toutes deux, je note au passage que ni l’une ni l’autre ne s’étonne de me voir les abandonner, puis je rejoins l’étage où se trouve ma chambre à côté de celle de mes parents.

Je furète un petit moment, heureux de retrouver quelques objets familiers puis je me couche dans mon lit, ce lit dans lequel j’ai tant rêvé pendant des nuits et des nuits, dans un temps hélas révolu, mais qui n’est pas si éloigné que cela. Le sommeil m’emporte rapidement et le fantôme de Marie qui a pris pension dans cette chambre depuis sa mort, m’entraîne dans des rêves extravagants, sans queue ni tête, à l’image de ma vie d’aujourd’hui.

17 juillet 2011

28 avril 1988

 

jeudi 28 avril

 

 

Flora n’est pas rentrée de la nuit et même pas rentrée du tout. L’appartement est tel quel je l’ai laissé avant de partir rejoindre notre cher Padoucy. J’ai dormi d’une traite jusqu’à neuf heures. Je me précipite sur le téléphone pour appeler la banque d’Oncle Laurent. J’ai rapidement Flora au bout du fil qui mime l’indifférence sans forcer son talent :

- Oh Charles, quel bon vent t’amène ? … Dépêche-toi, je n’ai que peu de temps à t’accorder.

- Ou as-tu dormi ? … Tu m’as flanqué une de ces frousses.

Elle rit :

- Tu m’as dit de ne pas t’attendre, je ne t’ai pas attendu. Tu devrais être content. Et je ne te demande pas où tu as dormi, toi ?

- Ici, chez moi !

- Hé bien tant mieux ! A ce soir, vingt heures chez tes cousins. Ca tient toujours ?

- Oui, bien sûr !

- Tâche d’être à l’heure et à jeun.

Et elle me raccroche au nez, cette garce !

 

Un poil avant onze heures je me présente beau comme un camion neuf rue Goujon dans les locaux de Mademoiselle Plisson-Rivière où je patiente quelque peu avec un café servi par une jolie jeune fille bien grassouillette et toute en sourire. J’entends la grande Arielle (ce serait son surnom) bien avant de la voir, elle semble passer un savon à quelqu’un, au téléphone sans doute puisque la voix de son interlocuteur ne me parvient pas. Puis la porte d’un bureau s’ouvre à côté de moi et un jeune homme de mon âge en sort penaud et confondu de honte, Arielle suit et a une lueur de gaieté en m’apercevant :

- Ah, Charles. C’est bien d’être venu. Entrez et installez-vous. Je reviens dans deux minutes.

Elle fonce droit sur moi pour me serrer la main, je n’ai que le temps de me lever. Elle porte une tenue excentrique toute blanche, une sorte de large salopette qui se termine en jupe et qui déborde de petits voiles qui flottent dans tout sens à chacun de ses pas. J’ai bien conscience qu’il s’agit du modèle unique d’un couturier à la mode et que je serais certainement obligé de prendre un crédit sur plusieurs mois pour offrir la même chose à quelqu’un que je déteste car je trouve cet amas de chiffons fort laid. De loin, on pourrait penser à du linge qui sèche sur un épouvantail.

 

Je pénètre dans un joli petit bureau dans les tons verts, décoré avec goût et remplis de fleurs comme la chambre d’une jeune maman, un style bien plus sobre que celui de la pseudo robe. Une large porte fenêtre est ouverte sur la rue de laquelle monte le grondement habituel d’une grande ville à cette heure de la matinée. Dans le ciel dégagé volent quelques nuages qui semblent s’amuser comme des enfants dans une cour en attendant un professeur retardé. Je m’avance sur l’étroit balcon qui surplombe du haut de son cinquième étage Paris et sa mer d’immeubles qui s’étend loin sur l’horizon. De ce côté de la rue, je n’ai ni la Seine ni la tour Eiffel pour me distraire. En me penchant sur la droite, je peux apercevoir la jolie place François 1er.

- Attendez d’avoir pris un apéritif avant de vous jeter en bas, déclare une Arielle satisfaite de son trait d’humour.

Je me retourne, elle est là, un sourire charmant sur des lèvres quelconques, qui me tend la main :

- Venez, que je vous présente !

Quatre hommes se tiennent debout dans le bureau, droits comme des larbins en attente d’ordre, glissés dans le même costume bleu pétrole, seules leurs cravates permettent de les différentier. Tous plus âgés que moi, je vois toute de suite à leur tête qu’ils ont bien conscience que cette convocation n’a pas pour but de les féliciter, bien au contraire. Ils me dévisagent avec des envies de meurtre.

- Messieurs, commence Arielle d’une voix ferme et nette, je vous présente Charles, expert comptable chez Lopaire dont je vous ai déjà parlé. C’est lui qui a flairé les petites astuces sournoises de nos amis de l’ACAE qui ont gonflé leurs résultats dans l’espoir de faire monter la côte de leur bébé ! Je vous rappelle mes chers collaborateurs, que vous avez eu entre vos mains le même bilan et les mêmes chiffres que notre jeune ami ici présent et que vous n’avez strictement rien décelé ! … ce qui m’amène, vous en conviendrez, à me demander pourquoi je vous paie ! … J’espère que vous me trouverez une réponse dans un avenir proche, et même très proche !

Elle est toute emplie d’une colère froide, visiblement emportée contre eux et je l’admire de pouvoir se contenir de la sorte. Avec leurs têtes de six pieds de long, les autres ne prennent pas ces remontrances à la légère :

- Il n’a pourtant rien d’extraordinaire ce jeune homme, avec ses allures d’enfant de chœur ! Issu d’une bonne famille que je me targue de fréquenter, il présente tous les symptômes du parfait employé consciencieux qui ne conçoit pas de rendre un travail autrement que parfait pour un salaire bien inférieur aux vôtres ! Vous voyez qu’il y a là-dessus de quoi méditer ! Messieurs, je ne vous retiens pas, ce jeune homme et moi avons à discuter !

 

En file indienne ils quittent la pièce après m’avoir salué du regard et sans que je n’entende le son de leur voix.

 - Ca leur fait du bien de temps en temps de leur rappeler certains principes de base qui gère notre société, se dédouane Arielle avec un vaste sourire destiné à me dévorer.

Elle sort de son fauteuil de PDG, contourne son bureau et vient poser ses fesses dessus pour se tenir face à moi, à deux mètres de mes genoux sagement joints. Le geste qu’elle fait pour s’asseoir révèle ses jambes sur toute une longueur car son vêtement, suprême subtilité, est ouvert sur tout un côté. Rien d’innocent dans cette attitude, cela va sans dire.

- Ecoutez-moi mon petit Charles, que je vous expose le programme des festivités ! … Il est très minuté, car nous n’avons pas de temps à perdre, ni vous ni moi !

 

Après un apéritif dans son bureau où nous avons devisé de choses générales, élections, météos, famille … nous sommes partis dans sa Jaguar conduite par son chauffeur dans un restaurant tranquille de l’autre côté de la Seine où elle a ses habitudes. Là, elle m’expose ses griefs contre Laure, un bref résumé de ce qu’elle m’a déjà dit la semaine dernière chez mon oncle, puis veut connaître l’exactitude des relations entre elle et moi. Je ne m’étends guère, la présentant comme une simple amie et elle me demande alors si je suis d’accord pour lui jouer un bon tour. J’ai comme le sentiment que j’ai plutôt intérêt à répondre par l’affirmatif ; cependant, je me risque :

- Je n’ai aucune raison de vouloir lui faire du tort !

- C’est parce que vous ne la connaissez pas bien ; ceci dit, il ne s’agit pas de la tuer, seulement de lui faire une farce. Elle qui aime le théâtre, je suis certaine qu’elle va apprécier.

- Dites toujours !

- Dès qu’elle le peut, Laure qui sévit dans le monde du business comme moi, ne rate pas une occasion de me nuire suite aux nombreux différents qui nous séparent depuis une éternité. Il va de soi qu’à la moindre occasion, je lui rends la pareille. L’ACAE va être mise en vente très prochainement, et je vais immédiatement proposer une offre d’achat. Un peu de tapage sera nécessaire pour attirer l’attention de Laure et ses amis de manière à ce qu’elle se décide à surenchérir ne serait ce que pour m’embêter. Bien entendu, je n’ai nullement l’intention de me porter acquéreur de cette société à peine viable mais seulement d’en faire payer à Laure un montant exagéré. Quand elle découvrira l’entourloupette, ne vous faites pas de soucis, elle disposera de moyens légaux et efficaces pour récupérer ses billes. … Le risque est faible pour elle, même très faible et moi j’aurai une occasion de bien rigoler à ses dépens et, croyez moi, je le mérite bien ! … Alors, qu’en pensez-vous ?

- Je ne vois vraiment pas à quoi je peux vous servir dans ce projet puéril.

- Projet puéril, comme vous y allez ! … Il s’agit d’une transaction qui nécessite de débloquer quelques centaines de milliers de francs, il ne s’agit pas de glisser un pétard dans son sac à mains ! … J’ai besoin  de vous car quand elle saura que c’est le cabinet Lopaire qui gère la comptabilité de l’ACAE, c’est vers vous qu’elle se tournera pour avoir des précisions autres que celles dont on veut bien nous amuser.

- Exact ! Et il faudra que je lui présente le dossier comme étant l’affaire du siècle.

- Ce ne sera pas nécessaire d’en rajouter, seulement de la conforter dans son désir d’acheter et donc de chercher à m’atteindre ! … Alors, Charles ?

- Qu’est-ce que je gagne en échange ?

 

Elle se met à rire, déjà certaine de sa victoire :

- Excellente réflexion ! s’écrie-t-elle ; quand je vous ai vu l’autre soir pour la première fois, j’ai tout de suite deviné qu’on s’entendrait tous les deux. Il me faut peu de temps pour jauger les gens. … A votre âge, j’imagine que des liquidités sont toujours les bienvenues.

- C’est vrai que cela engendre beaucoup de facilitées.

- Ce n’est pas tout, dit-elle mystérieuse, je possède une petite maison près de Rambouillet, ce serait une grande joie de vous y recevoir un week-end. Vous et votre amie si vous en avez une. Ou même plusieurs. Mais rien ne presse, il faut que notre intrigue prenne forme, le rachat de l’ACAE ne se négocie pas entre deux verres, il faut un peu de temps, plusieurs semaines. J’ajoute que c’est à Rambouillet, loin des indiscrets, que je traite mes affaires non officielles, c’est donc là-bas que vous toucherez vos royalties si vous consentez à vous déplacer.

- Cela ne me pose aucun problème, j’adore Rambouillet.

- A la bonne heure ! … Si vous avez des besoins pressants, je peux vous accorder une légère avance.

- Merci mais mes finances se portent bien. N’oubliez pas que je suis comptable et que ce serait un comble si elles étaient mal gérées.

Elle rit :

- Vous me plaisez énormément mon petit Charles, je me demande si je vais pouvoir attendre que cette affaire soit réglée pour vous inviter ! Qu’en pensez-vous ?

- La même chose que vous !

 

Elle rit de nouveau, détendue, comme une enfant satisfaite de ses espiègleries :

- Combien gagnez-vous chez Lopaire ?

- Une misère.

- Je vous propose deux fois cette misère ! Je vous trouverai bien rue Goujon un petit emploi où je pourrais vous avoir sous la main en permanence.

- Pour me faire assassiner par les quatre joyeux drilles que vous avez sermonnés tout à l’heure à cause de moi ! Merci bien !

- Allons, ils ne sont pas méchants, seulement incompétents. … Croyez moi, aligner des chiffres toute une journée dans des bureaux qui sentent le renfermé, il y a mieux dans la vie. Il faut être ambitieux ; et pas seulement dans le travail. Voyages à l’étranger, sorties, chalet dans les Alpes, villa en bord de mer, maisons campagnardes à Rambouillet ou ailleurs, quelques Jaguars ou autres dans le garage, c’est une vie plutôt agréable, non ?

- On n’a rien sans rien, je suppose ?

- Vous supposez merveilleusement bien, … c’est un rêve ! … Une femme de dix ans plus âgée que vous désireuse d’enfants avant qu’il ne soit trop tard est-ce un obstacle insurmontable ?

- Femme, maison, enfants … ces mots  résonnent comme prison !

- Je pensais la même chose il n’y a encore pas si longtemps ! … Et puis, permettez-moi d’étaler vos propres contradictions sous votre nez fripon : bureau, métro, horaires fixes, dossiers épais et poussiéreux, colonnes de chiffres interminables, supérieurs exigeants, clients mécontents, … voilà une belle liste de prison, non ?

- Aux prisons qu’on m’impose je préfère celles que je choisis moi-même !

- Jolie réponse, ma foi, mais je doute qu’elle reflète vos pensées avec fidélité. Mes prisons sont confortables et laissent à leurs hôtes beaucoup de libertés … Libertés basées sur un rapport de … comment dirais-je …

C’est plutôt plaisant cette femme si maîtresse d’elle-même qui, devant moi, cherche ses mots. Je suggère :

- Un rapport de confiance ?

- Oui, bien sûr mais pas seulement. … C’est une association que je propose, association dont l’intelligence est le moteur qui permet à chaque associé de tirer ses propres profits sans mordre sur ceux de l’autre.

- Ce doit être trop intelligent pour moi ! dis-je comme si j’étais perdu.

- Ne faites l’idiot, mon ami, je vous prie. … Je vous l’ai déjà dit, je sais jauger les êtres, les esprits. … Dans le contrat que je vous propose, il y a quelques contraintes, celles que vous appelez prisons, mais qui peuvent ne pas en être si vous savez les considérer avec intelligence en les mettant en parallèle avec les avantages que vous allez en retirer. … Je vois à votre sourire que vous m’avez comprise.

- Nous nous connaissons à peine ; il est encore tôt pour évoquer entre nous de futurs contrats ou associations et pour évaluer les pertes et profits de demain.

- Certes, il nous faut sonder nos éventuelles affinités avant de s’engager dans la durée, mais, mon instinct ne me trompe jamais !

 

Elle sort un carnet et un crayon de son et griffonne quelques mots sur une page qu’elle arrache pour me la tendre :

- Tenez, ceci est mon adresse personnelle et mon téléphone sur Paris. Passez me voir quand vous voulez, nous pourrons rediscuter de tout cela et commencer à examiner les points de notre future entente. Ces coordonnées sont personnelles, il me serait agréable qu’elles restent confidentielles. Le mieux est de les apprendre par cœur et de détruire ce papier. … Qu’avez-vous, vous êtes bizarre tout à coup ?

- Rien, je me disais que vous avez une belle écriture et que ce doit être un vrai bonheur de recevoir des lettes d’amour écrites de votre main.

 

Il n’y a que son adresse sur le papier que je tiens dans la main, pas de nom bien sûr. La seule indication, est un A majuscule joliment bouclé, le même que celui trouvé sur les lettres dissimulées dans le bas de l’armoire de Laure, le même écrit de la même main. Aucun doute.

- On verra ça plus tard, dit-elle gentille, ne précipitons rien. Je suis ravie de ce petit moment passé en votre  compagnie Charles. Mon chauffeur va me déposer rue Goujon ensuite il vous emmènera où vous le souhaitez.

 

 

Plus tard dans l’après midi, nous sommes rue de Londres avec Denise. On vient de s’enfiler quatre clients à la suite au rythme d’une armée en débâcle. Pas le temps de souffler avec Denise aux commandes, une Denise en pleine forme qui joue de sa jupette pour faire avancer les choses et obtenir des résultats étonnants auxquels s’ajoute la gratitude éternelle de ces mêmes clients envers le cabinet Lopaire.

- Petite pause ! commande-t-elle en poussant la porte d’un café.

 

On s’installe dans le fond autour d’une petite table. Il y a un peu de monde, surtout de la jeunesse en manque d’aventure qui doit sécher des cours pour refaire le monde derrière des nuages de fumée.

Buvant un demi bien mérité, je n’écoute que d’une oreille ma collègue qui cet après midi, Dieu merci,  ne se consacre qu’à l’aspect professionnel de notre relation. Mon oeil se promène sur la belle jeunesse désoeuvrée qui nous entoure à la recherche d’un joli visage, d’une chevelure soyeuse, de jambes au dessin agréable ou de rotondités proche de la perfection. L’autre œil semble conserver un vague intérêt pour ma voisine de table, en réalité il se repose.

- Tu m’écoutes ? demande Denise au bout d’un moment.

J’hoche la tête en silence.

- Menteur.

Elle a raison. Je suis entrain d’observer au comptoir deux filles entrées cinq minutes après nous qui boivent un jus de fruits debout en discutant avec le patron qui semble bien les connaître. Je mets une bonne minute pour acquérir que l’une d’elle est Dora, mais une Dora que je reconnais à peine avec un jean troué, un blouson de cuir épuisé et des cheveux flottants en toute liberté.

Sa voisine rompt mes derniers doutes en prononçant son nom à voix haute. Leurs conversations se mêlent de cris et d’éclats de rire que le patron partage comme s’il avait leur âge. Elles sont pressées, reposent leurs verres, lancent un salut à la ronde et se dirigent vers la sortie. Au passage, elles récupèrent toutes deux sur une table libre un petit paquet de livres et classeurs attachés par une large ceinture qu’elles avaient du poser à leur entrée. Puis elles disparaissent dans la rue en partant vers la station Europe, je suppose.

 

Sous prétexte de régler nos consommations je rejoins le comptoir pour parler au patron :

- Les deux jeunes filles qui viennent de sortir, dis-je comme si je parlais du temps de demain. Il me semble les connaître. Elles sont étudiantes dans le quartier, non ?

- Oui.

- A l’école pas loin, là derrière … comment déjà …

Je fais mine de chercher mes mots mais l’autre qui se méfie ne dit rien :

- Ah, flûte, je me souviens plus ! Dora me l’a assez répété pourtant.

Le prénom lâché ouvre une porte :

- Elles sont deux rues derrière, une école de gestion qui forme de futurs chefs d’entreprise.

- Nos futurs tyrans, expliquent un ivrogne planté sur un tabouret qui rit grassement de sa plaisanterie.

- De jolis tyrans comme elles, j’en redemande.

- Pour sûr, approuve le patron en me rendant ma monnaie.

 

J’imagine mal Dora suivre à la fois une école de gestion qui doit nécessiter pas mal d’heures de travail journalier et les beaux arts ! Pourquoi avoir menti ? Pour protéger sa vie privée, son intimité ? Un mensonge du premier jour qu’elle n’a pas eu le courage de corriger par la suite ? Possible. Etonnant tout de même, une école de gestion quand on est aussi douée pour le dessin ! … Une vocation contrariée. Papa Maman qui préfèrent voir leur fifille gérer des millions plutôt que de tailler le portrait d’inconnus ou qui savent d’instinct que les gribouillages de leur progéniture adorée ont peu de chance de finir au musée du Louvre. Et pourquoi une école de gestion à Paris quand on habite Philadelphie ? … Autant de questions passionnantes qui raniment soudain ma morne existence !

- A quoi penses-tu mon grand ? demande Denise avec un sourire de femme amoureuse, le premier depuis le début de l’après-midi.

- A tes seins !

- Charmante attention. Ne me dis pas que tu veux encore les voir ?

- Pourquoi encore ? Ca fait si longtemps.

J’ai l’air si désespéré qu’elle s’écrie :

- Pauvre chou, mais tu vas t’en rendre malade ! Je vais t’en faire faire une photo que tu garderas avec toi. Peut-être seras-tu alors plus attentif à ton travail.

 

Une heure et deux clients plus tard nous revoilà Gare St Lazare où Denise prétexte quelques courses dans la galerie marchande. Elle se dirige vers un photomaton et se glisse derrière le rideau en me demandant de veiller à ce que nul ne la dérange. Je patiente gentiment, ce n’est qu’en réalisant qu’elle est un peu longue pour de simples photos que je devine notre présence ici.

Elle ressort au bout de cinq minutes comme si de rien n’était :

-          Tu n’as plus qu’à attendre ton cadeau mon grand, dit-elle en finissant de boutonner son chemisier.

Encore un peu de temps et j’extirpe de la machine, en quatre exemplaires à la queue leu-leu comme de banales photos d’identité le joli buste de Denise, fier et droit, un rien arrogant. On ne voit que sa poitrine, il est impossible à quiconque de lui attribuer ces deux seins, ronds et pleins comme le bonheur.

- Joli coup, dis-je avec admiration.

 

Un couple de retraité s’est approché du photomaton. Me voyant scruter avec attention mes photos, l’homme s’inquiète :

- Ca marche bien ?

- Jugez plutôt, dis-je en lui glissant les seins de Denise sous le nez. Ressemblant, non ?

Par-dessus mon épaule, l’homme recherche la propriétaire de cette jolie gorge. Mais la belle s’est enfuie, je l’aperçois à dix mètres de nous, feignant de s’intéresser à une vitrine, rouge de honte et de plaisir.

 

Impossible ce soir d’échapper au rapport de la journée dans le bureau de Bertrand. Denise a un style bien à elle pour donner de l’ampleur à des évènements qui n’en ont pas. Dotée d’une facilité d’élocution, connaissant son travail sur le bout des doigts, sachant exactement ce que son patron veut entendre, elle manie avec dextérité et le verbe et le geste, forte de ses dix ans de pratique du cabinet Lopaire pour que nos banales visites rendues aux clients se transforment en joutes oratoires, toutes en lettres et chiffres, au cours des quelles nous avons contraint, par la force et le ruse alors que rien n’était acquis au départ, lesdits clients à admettre qu’ils étaient satisfaits de nos services, fiers de collaborer avec nous, plein d’espérance quand  à l’avenir de nos relations et qu’ils transmettaient aux frères Lopaire leurs plus vives félicitations et leurs amicales salutations.

Elle est éblouissante, emportée par son sujet et sa verve, elle relate chaque entrevue avec force détails laissant croire qu’on avait bataillé au moins une heure avec chaque client alors que nous ne sommes jamais restés plus de trente minutes, attente comprise. Bertrand se laisse convaincre comme à l’accoutumée, plus attentif aux jambes de Denise qu’à son discours. Michelle, dupe ou pas, je ne sais, en secrétaire parfaite, prend des notes, pose des questions, se fait préciser quelques points ce qui donne à cette réunion un caractère sérieux proche du comique.

 

Mais ce spectacle de marchande de foire que Denise nous livre avec talent n’est destiné en réalité qu’à une seule personne, moi. C’est encore une leçon qu’elle me retourne, me démontrant qu’avec un peu de volonté et d’imagination on peut donner à des journées de ballades parisiennes des allures de marches triomphantes, de combats enlevés à la force du poignet, de clients terrassés et éperdus de reconnaissance.

Bien sûr, l’après-midi passé chez moi et l’épisode de la gare St Lazare n’apparaissent nullement dans son récit et les blancs de l’emploi du temps sont comblés par des séances de travail acharné auxquels je vais moi-même finir par croire.

 

Quand je quitte la rue de Berri, après l’inévitable apéritif, je constate une fois de plus que Denise repart dans la voiture de Bertrand ce qui méritera un éclaircissement. Il est trop tard pour repasser chez moi et me changer. Je porte sur mon dos les mêmes chemises et cravates que celles enfilées ce matin  pour mon rendez-vous avec l’intrigante Arielle. Faire un aller retour rue Alphonse Daudet me mettrait trop en retard et Tante Sylvaine me le reprocherait jusqu’à la fin de ses jours.

Flora est déjà là, plus ravissante que jamais dans une tenue de jeune fille de bonne famille. Jupe étroite écossaise qui tombe au-dessous des genoux, chemisier blanc stricte avec un seul bouton du col ouvert et des manches jusqu’aux coudes, aux pieds des petits souliers plats que je ne lui ai jamais vus. Sa magnifique chevelure brune, soigneusement ordonnée et attachée par une jolie pince représentant une colombe encadre son visage triangulaire sans défaut qu’éclairent ses yeux verts plein de curiosité et d’intelligence. C’est une réussite, d’autant plus admirable quand on sait qu’il est arrivé à cette fille de coucher dans la rue.

D’instinct, elle s’est adaptée avant même d’y mettre les pieds, à cet appartement cossu et bourgeois du dix-septième arrondissement, un étranger pourrait la croire apparentée à mes cousines.

 Oncle Laurent est au téléphone dans son bureau, Tante Sylvaine dans sa cuisine à parfaire la présentation de ses petits plats et les quatre enfants, sagement installés au salon, multiplient les politesses  et les prévenances de bonne éducation à l’égard de la jeune invitée sans s’être aperçus qu’ils ont déjà succombé à son charme et sont passés sous sa domination lorsque je les rejoins.

Flora me salue comme si nous nous étions quittés une heure plus tôt et use avec moi de la même séduction qu’avec mes cousins, le même déballage de mondanités tranquilles, de gentillesses accentuées de sourires. Bref, elle est venue pour charmer et sa soirée s’annonce déjà comme un succès.

 

- Super, ta nana ! me glisse Nicolas à l’oreille en me faisant passer une assiette de cacahuètes salées. Il agrémente son opinion d’un clin d’œil salace de ceux qui ont cours entre garçons dans tous les lycées de France et de Navarre.

Flora continue son numéro, elle vante à mes oncles et tantes les mérites de leur neveu, son affabilité, sa courtoisie, sa bonne humeur permanente (tu parles), son sens du service, sa présence réconfortante. Elle ne laisse aucun doute sur la nature de nos relations, copains copines, frère et sœur en tout honneur et dans un respect mutuel comme il sied aux jeunes gens bien, pourvus d’un minimum d’éducation, ce que nous ne sommes ni l’un ni l’autre. Un léger sourire sur les lèvres d’Oncle Laurent indique qu’il ne porte aucun crédit à cet aspect romantique de la situation, quand à Tante Sylvaine mon mutisme poli à l’égard des propos dithyrambiques de Flora lui laisse à penser que le tableau n’est pas aussi rose.

- Grâce à Charles, se répand Flora, je sens que je suis sortie de la panade, j’ai un travail fixe est intéressant, bientôt j’aurai un toit, imaginez la joie de mes parents lorsque je leur ai annoncé tout cela le week-end dernier.

Et elle enchaîne sur Mont de Marsan, les landes, les foies gras, les forêts de pins, les aiguilles dans le sable, son pays natal où elle espère un retour définitif pour peu qu’une mutation bienvenue lui soit proposée.

- Chaque chose en son temps, répond Oncle Laurent de son sourire paternel.

 

Le numéro de charme de Flora dure une bonne partie de la soirée. Même Marie-Léa, d’ordinaire réticente à tout ce qui vient de moi, semble s’être découverte une nouvelle amie, une grande sœur. Après le dîner nous passons au salon, où Alice s’occupe du service des liqueurs, digestifs et tisanes. Nicolas a été expédié au lit mais n’a cédé qu’après avoir obtenu l’autorisation d’embrasser l’invitée du jour et il ne s’est pas privé, arrivant même à désarçonner la demoiselle peu rompue à subir les assauts d’un gamin de douze ans.

Oncle Laurent s’informe des premières impressions de Flora sur son nouvel emploi, bien que travaillant au même endroit, ils se voient peu la journée. Tante Sylvaine et Alice me font comprendre discrètement qu’elles ont eu des nouvelles de Dora et que celle-ci s’est proposée de venir dîner jeudi prochain. C’est le soir du cocktail rue de Berri mais craignant que de remettre ce dîner c’est prendre le risque qu’il n’ait jamais lieu, je donne mon accord en précisant que je serai en retard.

 

Le voyage en Corse arrive à son tour dans le débat, Alice est désespérée parce que sa mère envisage de plus en plus de nous accompagner et compte sur moi pour l’en dissuader. Je fais une vague promesse. Oncle Laurent, me prenant à part, s’intéresse enfin aux résultats de mon entrevue de ce matin avec la grande Arielle. Je lui donne un bref résumé, omettant la proposition de mariage dissimulée pour ne pas l’inquiéter outre mesure, proposition à laquelle j’ai moi-même du mal à croire. Il me déconseille une fois de plus de quitter les frères Lopaire, Arielle n’ayant pas une réputation de patronne facile :

- Mais ne dit pas non, tout de suite, ajoute-t-il mystérieusement.

- Pourquoi ?

- Tout n’est pas mauvais chez Arielle, tu n’auras peut-être pas une vie de tout repos mais en échange tu auras un bon salaire pour un travail certainement plus passionnant que celui de maintenant. … Un passage chez elle, aussi court soit-il, t’apportera une expérience à ne pas négliger.

- Padoucy aussi m’a proposé un poste.

A ma grande surprise mon oncle se met à rire et entonne :

- J’ai pris un homard sauce tomate, il avait du poil aux pattes, … Padoucy … aussi.

Tout le monde éclate de rire et Tante Sylvaine émet des doutes sur l’état mental de son mari lequel retrouve vite son sérieux :

- La CORTEL est un groupe trop gros pour toi, mon cher neveu, c’est pire qu’une araignée avec ses ramifications partout. On ne sait jamais qui dirige quoi et qui chez eux. C’est un souci pour mes confrères qui gèrent leurs finances.

- Hier j’ai fait la connaissance d’un certain Permini.

- Félicitations, tu as vu un gros bonnet ! … Mais évite le à l’avenir, il traîne quelques casseroles, je ne serai pas surpris de le voir émerger un de ces quatre à la tête d’un scandale.

- Et le groupe Dilmar ?

- Ta copine Laure ? … Rien de suspect à ma connaissance, une progression normale et rassurante. J’ai vaguement connu le Père à une époque, plutôt bonhomme tranquille, sans aucun souci ni mystère. Je ne crois pas qu’il faille prendre au pied de la lettre tout ce qu’a raconté Arielle l’autre jour. Il existe un contentieux entre ces deux femmes, c’est certain, mais je me garderai bien de m’en mêler à ta place.

- Alors que dois-je répondre à Arielle ?

- Ce que tu voudras, ça n’a pas d’importance. Arielle ne rachètera pas l’ACAE et je ne pense pas qu’elle arrivera à faire monter les enchères même avec ton aide. … L’ACAE n’est pas une si mauvaise affaire que cela dans le fond.

 

Je lui résume mes dernières trouvailles :

- Certes, c’est ennuyeux, mais ça démontre bien que la CORTEL ne s’intéressait pas à cette affaire. Ils ont été victime de leur négligence et non de leur comptable.

Changeant de sujet, il sort de sa poche une enveloppe de format rectangulaire qu’il me tend discrètement :

- Tu vas voir tes parents ce week-end ? Tu donneras ça à ta mère, un chèque, le résultat de quelques bons placements. Sois gentil avec elle, les temps ont changé.

- Que veux-tu dire ?

- Elle t’expliquera cela mieux que moi, ce n’est pas mon rôle.

Et sur ces paroles que ne manquent pas de m’alarmer il me laisse, et je le connais assez bien pour savoir qu’il n’est pas utile de chercher à en apprendre davantage.

 

Flora a réussi sa conquête des trois filles, elles babillent joyeusement toutes les quatre dans un coin du salon. Après m’avoir donné l’enveloppe pour ma mère, Oncle Laurent est sorti pour rejoindre son bureau. Je suis assis en face de ma tante plongée dans une revue de mode :

- Charmante jeune fille, dit-elle en désignant Flora du menton.

- Je sais.

- Jolie, même très jolie, intelligente, adroite, gaie, ouverte, simple, un peu fofolle mais pas trop, elle sait tracer son chemin ; elle ira loin.

- Pourtant, la pauvre, elle n’a pas toujours eu la vie facile, sa désinvolture lui a souvent joué des tours.

- Elle va avec toi chez tes parents demain ?

- Non, ce n’est pas prévu. Il n’y a absolument rien entre cette fille et moi ma tante ! Je n’ai qu’une hâte, c’est qu’elle quitte mon domicile.

- Dommage, vous semblez bien vous accorder.

- Oh, ne te fie pas à son jeu, c’est ce qu’elle laisse croire, mais rien n’est réel.

- Je ne parle de ce qu’elle dit ou de sa manière d’agir, je parle de ce que j’ai senti, perçu, noté, un tas de petites choses invisibles à l’œil nu.

Je souris :

- Tes sentiments maternels t’égarent, chère Tante.

- Ne crois pas cela. Au fil du temps, mes sentiments maternels comme tu dis, j’ai appris à les dompter, les analyser, les canaliser et aujourd’hui ils ne faussent plus mon jugement. … Flora ferait une agréable compagne de route pour un jeune homme dans ton genre, une compagne pour la vie.

- La fidélité n’est pas la vertu principale de cette délicieuse jeune fille.

- Cela changera quand elle rencontrera l’homme qui lui faut, et ce ne sont pas des choses à dire quand on est un jeune homme issu de bonne famille.

 

C’est Oncle Laurent qui nous ramène rue Alphonse Daudet, Alice nous accompagne. Dans la voiture les deux filles continuent leur discussion sur des sujets d’actualité et ne tiennent aucun compte de ma présence. Oncle Laurent a l’air préoccupé et au moment de descendre il me retient par le bras :

 - Ne donne pas de réponse prématurée à Arielle, déclare-t-il, ni oui ni non, c’est trop tôt. Je veux savoir exactement quelles sont ses intentions dans cette affaire. Laissons nous de la marge pour réagir, attendons qu’elle nous montre quelques cartes de son jeu.

- Comme tu voudras !

 

- J’ai passé une agréable soirée, déclare Flora qui monte l’escalier devant moi. Tes cousines sont des personnes délicieuses et le petit Nicolas promet beaucoup ; c’est un garçon malicieux et tendre à la fois, un peu comme toi.

- C’est un compliment ?

- Oui, et je sais ce que tu vas me dire.

- Ah oui, et quoi donc ?

- Qu’ils sont rares et que tu vas noter celui-ci pour ne pas l’oublier.

 

C’est à peu près ce que j’allais répondre mais je ne l’avoue pas. Dans l’appartement elle reprend ses intervalles, cette distance froide et polie qu’elle affecte depuis son retour de Mont de Marsan. Une rude journée l’attend demain, dit-elle et elle tient à se coucher sans délai. Je l’attrape par un bras et la force à me regarder en face :

- Flora, demain je rentre chez mes parents pour le week-end.

- Je sais. Et tu voudrais que je n’habite pas ici pendant ton absence.

- Hein ? Non, mais non, ce n’est pas ce que je voulais dire.

- J’en ai parlé à Olivier et Michelle, ils peuvent me loger pour le week-end.

- Ce n’est pas de cela dont je veux te parler, tu peux bien rester ici si ça te chante, je n’y vois pas d’inconvénients. Je voulais simplement te demander si tu voulais m’accompagner à Clermont.

Elle ne feint nullement la surprise, elle me dévisage bouche ouverte mais reprend vite ses esprits. Elle se dégage vivement de ma main :

- Hé bien toi ! … Tu ne manques pas d’aplomb ! Ca fait huit jours que tu me fais comprendre que ma présence ici t’indispose, tu fais la gueule dès que tu m’aperçois et tu joues les victimes malheureuses comme si je t’avais arnaqué. Et maintenant tu veux que je t’accompagne chez tes parents ? C’est un peu fort, tu ne crois pas ?

- Dis donc ma belle ! C’est toi qui fais la gueule, pas moi. Et je ne t’ai jamais dit que ta présence ici me gênait en quoi que ce soit.

- Tu ne l’as pas dit, mais tu me l’as fait comprendre.

- Moi j’ai plutôt l’impression que tu ne comprends que ce qui t’arrange.

- Facile à dire, je te rappelle que la semaine dernière je t’ai proposé d’aller avec moi à Mont de Marsan et tu as refusé. Ne t’attends pas à ce que je te dise oui.

- Mais il fallait partir le jeudi matin, c’était impossible et tu le sais bien. C’est ça qui me gêne chez toi, Flora, cette manie de ne rendre service qu’en retour d’un autre, de ne pas donner mais d’échanger … d’ignorer la gratuité.

- C’est trop tard pour philosopher et pour te faire admettre tes erreurs. Je tombe de sommeil, bonne nuit.

 

Et elle disparaît dans la chambre dont elle referme la porte mais je continue néanmoins à lui parler. Je lui donne l’horaire du train au cas où elle changerait d’avis :

- Préviens-moi si tu peux, que j’informe ma mère à l’avance.

- Je te préviens maintenant : c’est non !

- La nuit porte conseil.

- Et toi sur les nerfs.

 

Je n’insiste pas et vais me glisser tristement dans mon sac de couchage pour une nuit solitaire et glaciale.

 

9 juillet 2011

27 avril 1988

 

mercredi 27 avril

 

 

 

Pénétrant chez moi avec un maximum de discrétion, je découvre Flora endormie toute habillée sur le canapé. Il est tout juste sept heures trente mais je constate qu’elle a oublié de mettre le réveil à sonner et c’est justement l’heure sur laquelle nous avions décidé en commun de le programmer. Je file dans la chambre, défait le lit comme si j’avais dormi, jette ma chemise sur le sol et enfile un tee-shirt, retire chaussures et chaussettes, décoiffe mes cheveux que Madeleine a ordonné avec soins il y a peu de temps et je m’approche de Flora pour la réveiller comme si je sortais de mon lit après une nuit de repos des plus honnêtes.

Elle découvre avec stupeur qu’elle s’est endormie toute habillée, se plaint de m’avoir attendu très tard mais ne me pose aucune question. Je tente une vague explication :

- Tu dormais si bien, je n’ai pas voulu te réveiller, j’ai pris le lit.

Elle se change le temps que je prépare le café. Sur la table, l’enveloppe  contenant l’argent et les photos est exactement au même endroit que la veille. Nous déjeunons ensemble puis à mon tour je prends la salle de bains pour une nouvelle douche beaucoup plus rapide que celle prise chez Madeleine dans la nuit.

Nous voilà dans la rue à nous diriger vers le métro, des nuages gris emprisonnent la ville à hauteur des toits, la pluie annoncée depuis quelques jours semble devoir arriver aujourd’hui.

- Ce soir je dîne chez Laure, je ne peux pas me désister, j’ai trop séché ses invitations. Mais je devrais rentrer plus tôt qu’hier.

- Tu ferais mieux de te regarder dans une glace, mon pauvre chéri, tu manques de sommeil ! Toutes ces femmes que tu fréquentes auront ta peau. Bienfait pour toi, ça t’apprendra à négliger la plus belle du monde.

- Et qui est-ce ?

- Celle qui dort chez toi, pauvre pomme ! Ne me fais pas croire que tu ne l’avais pas compris. Ton oncle te rappelle que nous sommes invités à dîner chez lui, il attend simplement que tu fixes une date. Je lui parle de l’année prochaine ? … Dépêche-toi quand même, il va partir en retraite d’ici dix ans.

- Demain soir, ça te va ? Si oui je préviens ma tante dès ce matin.

- Je suis libre comme le vent, j’avoue que vivre chez toi est très reposant, j’y aurai trouvé au moins un avantage.

- Il y en a d’autres pourtant.

- Lesquels ?

- Je te les dirai lorsque, concernant mon humble personne, tu seras revenue à de meilleures dispositions.

- Mon chéri, dit-elle à voix haute comme nous poussons la foule pour nous faire une place dans la rame, ta personne est tout ce qu’on voudra, sauf humble.

- Moins fort, tout le monde t’entend !

- C’est vrai, tout le monde, sauf toi.

Je décide de bouder et lui tourne le dos. Quelques crétins nous observent en riant sous cape, d’autres, des hommes, regardent Flora avec des yeux de crève la faim devant une rondelle de saucisson.

A l’Etoile, elle me quitte sans m’embrasser mais en me souhaitant une bonne soirée.

 

Ma belle brune a raison, je suis complètement cuit après une courte nuit qui ne fut même pas une nuit d’amour. Après la douche prise ensemble, nous nous sommes retrouvés dans son lit immense pour une séance de câlins qui n’appartient qu’à nous et à personne d’autres mais qu’hélas, le sommeil nous attrapant comme des voleurs pris sur le fait, nous empêcha de mener à terme.

C’est elle qui m’a réveillé, je n’ai même pas entendu sonner son réveil. Elle était déjà habillée de son tablier que je lui avais vu le premier soir.

- Tu ne me déranges nullement, dit-elle, mais je crois que tu voulais passer chez toi avant d’aller à ton travail. Habille toi vite, je te prépare un café et t’appelle un taxi.

En bas de l’escalier j’ai jeté un œil sur Sylvia toujours endormie sur le canapé emmitouflée dans sa couverture rose. C’était un ange qui dormait là, un visage rond à la perfection, un pouce au bord des lèvres, un ange brun, peut-être mais un ange quand même. Je me suis remémoré la première Sylvia, celle que j’avais vu entrer dans le café de Madeleine au bras de Didier, celle qui timide avait essuyé les sifflets admiratifs des cinq hommes qui sortaient au même instant avec un sourire compréhensif. J’ai fait le parallèle avec la Sylvia de la veille, il y avait un monde d’écart, largement un monde. Je suis parti comme à regret, n’osant pas un baiser craignant de la réveiller.

 

Il y avait déjà trois hommes au comptoir contemplant d’un regard vide la tasse de café que Madeleine leur avait servi. Ils hésitaient à le boire, on aurait dit que de ce café dépendait la réussite de leur journée. Je bus le mien rapidement, le taxi en double file klaxonnait déjà, impatient.

J’embrassai Madeleine pas autant que je l’aurais souhaité, il y avait des témoins. Je promis de revenir très vite, elle m’assura que c’était nécessaire pour achever dignement ce que nous avions commencé dans son lit.

 

Je retrouve à l’agence ma chère cheftaine toute vêtue de gris avec une jupe bien courte pour ce temps maussade. Elle m’engueule parce que j’ai une tête à avoir bringué toute la nuit, comme si je sortais de boite à l’instant. Je proteste :

- Ce n’est pas le jour à me mettre en boite !

- Monsieur fait de l’humour, s’écrie-t-elle, à la bonne heure, ça prouve qu’il n’est pas complètement éteint.

- T’as vu ta tête ? me charrie Luc.

- Tu préférerais voir mon cul !

Cette répartie déclenche un fou rire mais au moins on me laissera tranquille sur ce sujet.

 

Ce matin nous partons au sud de Paris, un taxi nous dépose dans le centre d’Antony. Il est presque dix heures, j’ai légèrement somnolé pendant le voyage, n’écoutant que d’une oreille fermée l’exégèse des clients de la journée dont Denise de sa voix mélodieuse comme une sonate de Bach me serine sans discontinuer.

On visite cinq clients jusqu’à midi, au pas de charge. Encore une fois, je ne peux qu’admirer le professionnalisme de ma collègue. C’est clair, net, sans bavure et le client apprécie. Tout est mené rondement sans que personne ne perde de temps.

- T’es vraiment bon à rien aujourd’hui, rouspète ma chef ; chez le dernier client j’ai hésité à te présenter comme un collègue ou comme mon cousin trisomique !

- Délicieuse attention.

- Tu devrais rentrer chez toi, dormir un peu. … C’est dans notre direction, n’est-ce pas ?

- Tout dépend d’où l’on va cet après-midi ?

- On a de l’avance sur le programme de la semaine ! Ce matin nous avons fait deux clients qui n’étaient prévus que pour cet après-midi. Avec un peu de chance en présentant la chose avec un joli paquet cadeau, Bertrand devrait gober notre affaire.

- Tu peux être plus claire ?

Elle soupire :

- Cet après-midi, repos ! … Tu roupilles pendant que je me tape les rapports. Ensuite, s’il a bien dormi, je me tape mon collègue.

- Bertrand ?

- Non, crétin, toi !

- Et on fait ça où ?

- Chez toi ! Et ne refuse pas, sinon on bosse tout l’après-midi et je te sucre ton jeudi matin !

- Ah non !

- Te voilà raisonnable. … Il y a quelque chose à manger chez toi ?

- Mon canari.

- On ne va pas sacrifier cette charmante bête ! On trouve un traiteur, on file chez toi, on déjeune puis tu fais la sieste pendant que je me coltine les rapports. Ensuite si tu es bien disposé, et tu as intérêt à l’être, je te montrerai tout l’art d’un bon rapport.

- Tout ce que tu veux pourvu que je dorme un peu.

 

Un taxi nous rapatrie dans le quatorzième, me voilà ramenant Denise chez moi, j’ai hélas encore la sale impression de m’être fait posséder en long en large et en travers.

D’autorité Denise entreprend ses achats chez le premier traiteur venu rue d’Alésia. Elle discute tout, les prix, la quantité, la composition et quand le commerçant tique elle agite sa jupette pour qu’il regarde ses jambes et obtient ainsi tout ce qu’elle veut. Prudent, je reste sur le trottoir à l’observer.

Chez moi elle fait le tour du propriétaire et elle ne peut manquer d’apercevoir les affaires de Flora.

- Tu ne vis pas seul ? Je croyais !

- Non, pas en ce moment. Je loge ma cousine.

Je donne la première idée qui traverse mon esprit embué, je précise toutefois :

- Elle est en froid avec ses parents, mais ça ne va pas durer.

 

Sur mon territoire, Denise perd un peu de sa superbe, elle redevient distante, plus calme, plus serviable comme si elle retombait dans une légère timidité, un peu comme quand elle m’avait accueilli chez elle. Elle n’ose pas se conduire comme la maîtresse de maison et je l’aide à faire la cuisine après lui avoir servi un martini. J’en prends un aussi, que je coupe discrètement avec de l’eau, repos intestinal oblige.

Elle retire la veste de son tailleur et ma souris grise apparaît avec un chemisier rose, presque transparent, de haute qualité. Comme elle est occupée devant l’évier à raconter je ne sais quoi pour masquer son trouble, je me glisse derrière elle et pose mes deux mains sur sa poitrine.

Elle sursaute, et lâche le couteau et le citron qu’elle tenait à la main.

Lentement, elle se retourne :

- Mais c’est qu’il est réveillé mon petit bonhomme !

- Tu as un bien joli chemisier, il serait dommage que tu le salisses.

- Oui, surtout si tu mets tes sales pattes dessus. … Trouve-moi un tablier.

- Je n’en ai pas.

- Que faire alors ? demande-t-elle avec l’air de celle qui a déjà la réponse à sa question.

- Enlève-le.

Elle me repousse, se retourne face à l’évier, reprend son couteau et son citron et déclare d’une voix qu’elle voudrait plus impassible :

- Fais le toi-même, je suis occupée.

Je m’exécute, toujours prêt à aider mon prochain quand il le demande.

 

J’ai pu dormir un peu. Quand je me redresse du canapé, j’aperçois Denise de dos qui, assise devant la table, a le nez plongé dans ses dossiers. Elle est vêtue du peignoir de Flora qu’elle a du prendre dans la salle de bains après sa douche. Finalement, nous n’avons pas exactement suivi son programme à la lettre, nous avons d’abord traité les affaires urgentes, reportant celles concernant la maison Lopaire pour la fin.

Nous avons commencé par déjeuner, Denise à qui j’avais retiré chemisier et soutien gorge déjeunait la poitrine à l’air, agitant sous mes yeux confondus de bonheur deux jolis fruits murs et pleins à souhait, ce qui eut le don de me mettre en appétit. Après le repas on prit le café assis sur le canapé l’un à côté de l’autre nous comportant comme si nous étions assis à la terrasse d’un café, chemisier en moins.

Reposant sa tasse vide sur la table basse, Denise retira le peu de vêtements qui lui restait, qu’elle plia avec soin avant de les déposer sur une chaise puis, elle se coucha de tout son long sur le canapé me regarda avec tendresse et déclara :

- Il te faut maintenant mériter ton salaire.

 

Un peu plus tard je m’endormis en pensant que Flora voyait juste, ces femmes finiront par avoir ma peau. Dans cette séance d’amour, elles étaient même deux, Madeleine venant par moment se substituer à Denise

 

Je me lève sans bruit, en frissonnant car l’atmosphère s’est rafraîchie. Je m’approche d’elle à pas de loup et viens caresser sa nuque sur laquelle dansent quelles bouclettes bien trop courtes pour mon goût. Elle se retourne et attire mon visage sur le sien pour que nos lèvres se rejoignent et à ma grande surprise une bouffée de tendresse m’envahit et m’inonde de chaleur ; cette grande sauterelle me fait un effet bœuf !

- Je me suis servie de ton téléphone, dit-elle. Bertrand ne rentre pas rue de Berri ce soir, nous ne sommes donc pas obligés d’y passer. Demain, en revanche, on met les bouchées doubles. On a deux gros clients à voir dans le neuvième. Je compte sur toi, frais et dispos. On peut se retrouver à quatorze heures dans la grande brasserie en face de la gare St Lazare ? Ca te va ?

- Aucun problème.

- Le matin je me débrouillerai sans toi. Et cette nuit, repos ! … Tu laisses la cousine tranquille.

- Ma cousine ?

- Oui. C’est elle là haut ?

Elle désigne la photo de Flora et de sa sœur que j’ai mise dans un cadre tout en haut de ma bibliothèque :

- C’est elle en effet, elle et sa sœur.

- Et le grand banquier tolère que ses filles posent ainsi !

- Et ton père à toi tolère-t-il que tu trompes ton mari à tour de bras ? A tour de jambes serait plus juste.

- Laisse mon père là où il est je te prie. Dans la mesure où il n’en sait rien, qu’est-ce que ça peut lui foutre ?

- Elles, c’est pareil, leur père n’en sait rien.

- Dans ce cas, tu n’es pas prudent ! Imagine qu’il débarque ici.

- Il ne vient jamais.

- Ah !

Elle prend l’air gêné de la personne qui a trop parlé, ou qui a mis les pieds dans un plat qui ne lui était pas destiné. Elle soupire, puis semble frappée par une idée lumineuse :

- Tu ne nous ferais pas un thé, mon grand ? … Tu en as au moins ?

- Rassure-toi, je sais ce que c’est. Mais laisse-moi le temps de m’habiller.

 

Elle a terminé les rapports sur les clients visités et sur ceux que nous sommes sensés avoir visité. Je  sers le thé tout en l’écoutant :

- Demain matin je vois Bertrand, il valide tout cela ensuite je donne le bébé à Solange pour qu’elle rentre les nouvelles données dans l’ordinateur et qu’elle mette les dossiers des clients à jour. A quelle heure rentre-t-elle cette volcanique cousine ?

- Vers sept heures, pourquoi ?

- Je ne voudrais pas qu’elle me trouve dans cette tenue.

- Elle a déjà vu pire.

- Je l’imagine volontiers. En plus j’ai son peignoir sur le dos. C’est à elle, n’est-ce pas, c’est un truc de femme ça ! …Tu n’as pas honte de pervertir ces deux filles, dit-elle en prenant le cadre dans ses mains ? C’est toi qui as pris la photo je suppose ?

- Tu supposes mal.

- Ah ! En tout cas, elles sont ravissantes. … Mais … ?

Son front se barre d’inquiétude comme celui d’Hercule Poirot quand il met le nez dans un nouveau mystère :

- Je croyais qu’elles étaient blondes les filles Lagarde ? … Oui, quelqu’un m’a dit qu’elles étaient blondes, et ce n’est pas toi. Un client qui a des comptes chez leur père.

- Tu sais, la couleur des cheveux, ça va ça vient ! dis-je avec un air évasif qui sonne faux.

- Hein ? … Ouais, c’est possible, dit-elle nullement convaincue.

 

Elle repose le cadre à sa place et vient s’asseoir devant sa tasse. Comme elle passe devant moi, je tire sur la ceinture du peignoir qui s’ouvre comme la caverne d’Ali Baba, sur une montagne de trésor. Elle n’esquisse aucun geste de défense et semble ravie que je trouve à ses charmes un goût de reviens-y.

Elle me regarde avec un joli sourire de tendresse, un rien maternel, et entre nous passe un courant, un lien, quelque chose qui nous unit, une petite chaleur partagée, deux êtres qui s’attachent et se détachent au hasard avec le même plaisir serein, qui se comprennent d’un battement de cils, qui cueillent à deux les fleurs du bonheur que la vie veut bien déposer sur leur chemin.

Elle me caresse le visage avant de le couvrir de baisers doux comme les premiers rayons du soleil un matin d’été.

- Je crois que nous allons faire du bon boulot, tous les deux. Bertrand compte sur nous ! Il faut réveiller nos collègues et dégoter de nouveaux clients. … Coucher entre collègues, finalement, il n’y a rien de mieux pour redynamiser une équipe, se donner mutuellement du tonus, aborder les problèmes quotidiens sous un nouvel angle …

- C’est une suggestion qui ne manque pas d’intérêts ! … Tu devrais approfondir cette idée et donner des conférences ou écrire un livre. Le succès du «  management « par la sexualité, ou comment une partouze entre collègues garantit les résultats de votre entreprise, par Denise Darin. qui tient à vous faire profiter de son expérience personnelle. … Chers collègues, notre prochain séminaire n’aura pas lieu dans un hôtel à la con comme à l’ordinaire, mais chez Madame Claude où nous passerons la journée complètement à poil pour le bien de notre entreprise certes, mais aussi pour notre plaisir personnel, puisque désormais, l’un ne va plus sans l’autre …

 

- T’as fini de faire l’andouille ? … C’est plutôt toi qui devrais te plonger sur les relations sexuelles entre collègues !

- Moi ?

- Oui. Ne me dis pas que tu as déjà oubliée Laurence, Maryse et d’autres …

- Je n’oublie jamais rien et encore moins personne.

- Et Michelle ?

- Michelle ! … Quoi Michelle ?

- Elle a changé depuis quelques jours, et même bien changé ! J’ai surpris des regards entre elle et toi. Forcément, je me pose des questions.

- Mais je n’y suis pour rien, nom d’une pipe ! Je sais qu’elle a balancé hors de sa vie son fameux Daniel et qu’elle a rencontré quelqu’un d’autre.

- Et ce n’est pas toi ce quelqu’un d’autre ?

- Non.

- Pourtant elle n’habite pas chez elle en ce moment, deux soirs de suite j’ai essayé de la joindre au téléphone. Elle ne logerait pas ici par hasard et ce peignoir ne serait pas le sien ?

- Poses lui la question, après tout tu la connais depuis plus longtemps que moi.

- Ne crois pas que je sois jalouse, se défend-elle …

- C’est pourtant l’impression que tu donnes.

- Non, mon grand, tu te fais des idées. … je suis mariée, j’ai une vie ailleurs en dehors de la maison Lopaire. Je prends du bon temps avec un collègue, je vole mon plaisir là où je le trouve mais question sentiments, j’ai tout à la maison. Alors tu peux faire ce que tu veux avec Michelle, ta cousine, ta tante, ta sœur ou n’importe quelle bonne femme qui te plait, je m’en moque et ne veux même pas le savoir. … Je me demandais simplement si tu étais pour quelque chose dans le changement aussi subit que profond de notre vieille camarade Michelle.

- Tu te contredis, ma pauvre, tu cries bien fort que tu ne veux rien savoir et t’avoues plus bas que tu te poses quand même des questions ?

Elle sourit, vaincue :

- C’est vrai, tu as raison. … En tout cas, si c’est toi pour Michelle, continue. C’est un vrai plaisir de la voir épanouie de la sorte.

- Et si on s’épanouissait tous les trois, ça te permettrait de mettre ton ouvrage en chantier.

 

Elle me dévisage un petit moment avant de réaliser ce que je viens de lui proposer :

- A trois, ce n’est plus du plaisir, c’est du vice !

- L’un ne va pas sans l’autre.

- Quoi ! … Je n’en sais rien. Je ne pense pas à dire vrai ! … Quant à être trois, je préfère être seule avec deux hommes. Si ça te dit !

- Bonne idée, appelons Mizeron !

- Andouille ! … ne me parle pas de ce gros vicelard, compris ?

- Mais c’est toi qui l’as rendu ainsi !

- Moi ! Certainement pas. Il est né comme ça. Toi aussi d’ailleurs, comme tous les hommes.

- Ben voyons !

 

Elle se débarrasse du peignoir en me le jetant dessus et s’empare de ses vêtements qu’elle enfile rapidement :

- Je dois partir, ce sera toujours mieux que d’écouter tes idioties. A propos, tu m’expliqueras pourquoi tu te promènes avec un double du dossier de l’A.C.A.E. dans ton cartable.

- Parce que tu fouilles dans mon cartable maintenant ?

- J’ai simplement cherché quelques données sur les clients que nous traitons ensemble, cher collègue. Parce que je bossais, moi, pendant que tu roupillais comme un bien heureux, repus de sexe et d’alcool.

- Figure-toi que je suis un employé consciencieux, j’imite ma grande cheftaine adorée dont je satisfais tous les plaisirs en ramenant du travail à la maison. J’ai fait un double de ce dossier pour que nul ne remarque son absence.

- Mais le dossier est terminé pour cette année, suite à ta rencontre avec Padoucy et aux largesses financières dont tu as bénéficié.

Je corrige immédiatement :

- Dont nous avons bénéficié. … Mais tu as raison, j’ai simplement omis de me débarrasser de ce double.

- Je ne me contenterai pas de cette explication, Charles. … Tu n’es pas homme à commettre ce genre de bévues. Mais, sois patient, je vais te concocter quelques tortures raffinées qui t’obligeront à me dire la vérité. Fais-moi confiance !

- J’en bave à l’avance !

- Tu peux ! … sur ce, je me sauve ! Mais je reviendrai, ta formation n’est pas terminée, … et j’avouerai bien volontiers que tu es un bon élève, intéressant, nullement décevant ! C’est un plaisir de travailler avec toi.

- Le mot est bien trouvé.

Elle s’agrippe à moi pour m’embrasser avec force puis, se retire à regret et une fois sur le palier avant de disparaître dans l’escalier elle déclare :

- Surtout, n’espère pas profiter de mes faiblesses !

- Ni toi des miennes !

- Toi ? … tu n’en as aucune !

 

                       

Il est tout juste cinq heures quand Denise s’en va. Je me précipite sur mon téléphone et compose le numéro de Padoucy. Par chance, il est bien sur Paris et disponible. Il m’attend maintenant.

Quarante minutes plus tard je suis introduit dans son bureau, une vaste pièce habillée de doré, il m’accueille avec un vif intérêt.

- Je vous écoute, mon jeune ami !

- Avant toute chose, Monsieur, votre comptable, celui qui a rédigé ce bilan et qui gère votre trésorerie est ici.

- Vous voulez qu’il assiste à l’entretien ?

- Oh non, mais …

- De quel comptable voulez-vous parler ? m’interrompt-il étrangement.

Je cherche le nom dans mon dossier :

- De Monsieur Rignal, celui qui a signé ce bilan.

- Ah, Monsieur Rignal n’est plus chez nous, et avant que j’aie le temps de répondre, il ajoute :

- Il nous a quitté il y a trois mois, en début d’année.

- Pourtant je vois là sa signature suivie de la date du 3 mars.

- Oui, je sais. Il a signé des documents blancs avant de partir, c’était plus simple pour nous.

- Et vous avez eu de ses nouvelles depuis son départ ?

- Non. Mais nous n’en attendions pas. Il avait des problèmes conjugaux, sa femme l’a plaqué et a mis ses comptes bancaires à sec. Il est retourné en province, il est de Dijon ou quelque chose comme ça. Pourquoi toutes ces questions ?

- Parce que ce Monsieur Rignal vous a escroqué ; il a détourné de l’argent, ça ne fait aucun doute.

- Pardon ? … Rignal, un escroc ! … C’est à se tordre. On voit que vous ne l’avez pas connu.

- Non, mais j’ai vu son travail.

 

Il faut moins de dix minutes à Padoucy pour réaliser que ce que j’avance est authentique. Fausse facture, règlement détourné, augmentation de quittance jamais honorée, ce brave comptable timide et obscur s’est mis en deux ans un peu plus de trois cent mille francs de côté, une bagatelle pour le groupe Cortel mais de quoi voir venir pour un petit employé à deux doigts de la retraite.

Padoucy est vert de rage ; pas tellement à cause de la somme disparue mais parce que quelqu’un qu’il considérait comme insignifiant l’a profondément entubé en le prenant pour un con. Il hurle dans son interphone :

- Virginie ! Qu’on me trouve Garanchon et au trot !

- Je crois qu’il est déjà parti ; répond tranquillement la voix douce appartenant à la charmante secrétaire qui m’a introduit précédemment.

- Déjà !

- Dame, il est bientôt dix-huit heures !

Padoucy sort de derrière son bureau comme une furie :

- Vous, attendez-moi là ! me jette-t-il.

Il ouvre sa porte avec fracas, et à grandes enjambées se rue dans le couloir. Je me lève et sors à mon tour mais avec calme et dignité et me retrouve nez à nez avec la dénommée Virginie qui vient aux nouvelles. C’est une jolie blondinette, une jeunette de vingt deux ans tout au plus, vêtue d’une jupe écossaise suffisamment courte pour qu’on s’y intéresse mais pas trop pour s’éviter des jugements hâtifs et d’un chemisier blanc bordé de dentelles et ouvert sur des rotondités qui appellent mes yeux, mes mains …

- C’est vous qui l’avez mis dans cet état ? me demande-t-elle nullement affolée mais en souriant comme pour me remercier d’un bon tour que j’aurais joué à son patron.

- Indirectement, oui.

- Qui êtes vous ?

- Maison Lopaire et fils, ou Charles pour les dames !

- C’est à propose de l’ACAE ?

- Exact.

- Je crois qu’on a des petits soucis en ce moment avec eux.

- Je viens d’en révéler des gros à votre patron qui visiblement les ignorait. C’est ce qui explique son violent courroux. Vous devriez garer vos jolies fesses si vous ne voulez pas qu’il se venge dessus.

Elle rit gentiment mais plus par charité que pour la pertinence de ma réplique.

- Ca m’a l’air drôlement passionnant ce que vous lui avez raconté. On peut savoir ?

- Il n’est pas dans mes cordes, Mademoiselle, de vous donner des informations auxquelles vous n’êtes pas destinée !

- C’est dans les écoles de comptabilité qu’on apprend à s’exprimer si bien ?

- Dînez avec moi, et vous aurez la réponse.

- Attention, le revoilà !

Et elle s’en retourne dans son bureau sur la pointe des pieds

 

Padoucy toujours en pétard déboule dans son bureau suivi d’un homme d’une soixantaine d’années bedonnant à souhait et cravaté comme un yéyé de l’époque la plus furieuse.

- Monsieur Permini, me présente-t-il, notre directeur général.

Je réponds «  enchanté « et songe à mon carnet d’adresse qui commence à s’étoffer de belle manière :

- Refaites-moi, une synthèse rapide de ce que vous venez d’expliquer à monsieur Padoucy, je vous prie, jeune homme.

 

Je fais donc le résumé des coupables agissements du sieur Rignal qui a résilié toutes les assurances de l’ACAE mais a continué de les régler par des chèques créditant certainement un compte à lui, à inventé des factures d’électricité, de gaz et d’autres entre des réelles dont les règlements ont suivi le même chemin plus d’autres frais divers et peut-être encore d’autres surprises que je n’ai pas découvertes.

Permini ne met guère plus de temps que Padoucy pour réaliser que je n’invente rien.

- Qui signait les chèques ? demande-t-il à Padoucy bien qu’il n’ignore pas la réponse.

- Diane et moi.

- Et Savin, qu’est-ce qu’il fout là dedans ?

- Il dirige l’entreprise sur le terrain, ne s’occupe en rien de tout ce qui est administratif, tente Padoucy pour adoucir l’humeur de son supérieur.

- Heureusement qu’on va se débarrasser de cette boite ! … Porter plainte contre Rignal, lancer des poursuites. On doit le retrouver. Avec trois cent mille balles, on ne va pas loin. Quand à vous jeune homme, merci d’avoir découvert ce pot aux roses, je veillerai moi-même à féliciter les frères Lopaire du zèle ce leur employé.

 

Il quitte le bureau de Padoucy en maugréant encore :

- Et Garanchon, comptable à la noix, pas foutu de voir les conneries de son prédécesseur ! Je suis entouré d’une bande d’incapable, incapable tous … 

Le reste se perd dans les profondeurs des somptueux locaux de la maison Cortel, une porte qui claque agite les murs et les cloisons de l’immeuble.

- En pétard, dis-je en désignant du pouce la direction prise par le grand chef des lieux.

- Ca lui passera bien que je ne puisse pas lui donner tort. … Merci de m’avoir fait part de vos découvertes ...

Je tente de protester mais, une fois de plus, il me devance :

- Non, non, dit-il, rien ne vous obligeait à nous les communiquer, après tout ce ne sont pas vos affaires. C’est Bertrand Lopaire qui vous a demandé de venir me voir, d’ailleurs il aurait déjà du m’en parler.

- Monsieur Lopaire ne sait rien, je n’ai mis personne au courant de ma découverte.

- Et cette grande sauterelle de Denise ne sait rien non plus.

- Non !

- Tant mieux, j’aime mieux traiter avec vous qu’avec elle. Toujours à nous agiter ses grandes guibolles sous le nez comme si elle nous faisait une faveur. Et bien, gardez votre secret pour vous, je ne voudrais pas que ce brave Bertrand ne pique une crise d’honnêteté sur mon dos. Vous pouvez me laisser votre dossier avec toutes les preuves.

- Oui, je n’en ai plus l’utilité.

 

Et je sors le double du dossier de l’ACAE que la sournoise Denise a débusqué dans mon cartable, sans Dieu merci, y glisser son nez torve dedans.

- Merci ! Garanchon, celui qui remplace Rignal va se plonger dedans demain, dès la première heure. En attendant on va boire un coup. Ce n’est pas qu’on a quelque chose à fêter mais ça nous remontera le moral. Cette enflure de Rignal, quand j’y pense ! … Soyez gentil Charles, dites à la demoiselle qui se trouve dans la pièce à côté d’aller nous préparer à boire dans le salon, elle comprendra. Accompagnez la, je vous rejoins, le temps de préparer votre récompense. … Et ne la refusez pas, s’il vous plait ajoute-t-il en devançant mes scrupules.

 

Je sors donc, on ne peut plus satisfait de mon entretien. Non pas que j’attendais un geste de la part de Padoucy mais je voulais voir comment une grosse boîte comme la Cortel réagissait devant ce genre de difficulté. La belle Virginie est fidèle au poste mais accrochée à son téléphone dans une conversation qui n’a rien de professionnel puisqu’il s’agit de cinéma et des nouveautés à voir.

- Monsieur ? demande-t-elle en bouchant le combiné avec sa gentille petite main aux doigts étonnamment longs.

- L’éminent personnage du bureau contigu au votre Mademoiselle, m’envoie vous demander d’aller préparer des rafraîchissements dans le salon où je dois vous accompagner en attendant qu’il nous rejoigne.

- Vous parlez toujours comme ça ou vous le faites exprès.

- Devinez ; mais dépêchez-vous car il a très soif et moi aussi. J’ajouterai qu’il n’est pas enclin à être patient ce soir.

- Je me doute.

 

Puis elle ajoute dans le combiné :

- Je te quitte Agnès, on a besoin de moi. Je te rappelle ce soir.

- Bonne idée, dis-je tandis qu’elle se lève et vient coller son joli petit corps et sa coupe au carré à un centimètre de mon nez fripon :

- Si vous voulez bien vous donner la peine de me suivre, Monsieur.

- On dit plaisir quand on est jolie comme vous, pas peine !

- Très juste ! C’est vous qui auriez du me dire : «  donnez-vous la peine de me précéder jusqu’au salon.

- Oh mademoiselle ! j’aurai honte à prendre du plaisir là où vous prenez de la peine.

- Vous essayez de me faire croire que vous êtes bien élevé ? Vous allez avoir du mal, en matière de bonne éducation j’en connais un rayon.

 

Je la suis à travers un dédale de couloir en ne lâchant pas des yeux sa jupette écossaise dont les couleurs valsent autour de sa taille à chaque enjambée. Elle marche vite mais je ne sais si c’est par crainte de Padoucy ou pour la joie d’être débarrassé de moi le plus vite possible.

Enfin nous pénétrons dans une grande salle qui doit faire office de salle de réception pour cocktail ou lunch enfin une ses grandes activités dont les brasseurs de millions sont friands. Ce soir elle est vide quand nous y entrons. Sur le mur en face de nous se dresse un bar géant comme celui d’un hôtel avec chrome et glace immense. Virginie passe derrière le comptoir et se plante devant moi et demande :

- Alors, la maison Lopaire, qu’est-ce qu’on boit ? … De la bière tiède à deux sous, du gros rouge qui tâche, du viandox, de la soupe à l’ail … que sais-je encore.

- Vous !

- Moi, quoi ?

- Vous, je vous bois du regard !

- Oh, vous m’en direz tant ! Doux labeur qui ne manque pas de charme, mais ce n’est pas ainsi que vous allez calmer votre soif.

- Exact. Je vais attendre Monsieur Padoucy, c’est plus correct.

- Il prend toujours un whisky, un Chivas. Mais nous avons autre chose.

- Ca me semble parfait.

 

A cet instant la porte s’ouvre en coup de vent sur Padoucy qui discute avec quelqu’un resté dans le couloir :

- Ah vous êtes là, s’écrie-t-il ; Virginie, sers moi un Chivas et demande à notre ami ce qu’il veut. Et toi aussi, prends quelque chose, je reviens de suite.

J’ai tiqué au tutoiement et Virginie s’en est aperçue puisqu’elle guette ma réaction :

- C’est l’usage de tutoyer sa secrétaire chez Cortel ?

- Non, répond elle avec sérieux, sauf s’ils entretiennent des liens autres que professionnels.

- Et c’est le cas ?

- Vous voulez dire entre Monsieur Padoucy et moi ? Oui, c’est le cas. Vous avez quelque chose à redire ?

- Non, vous faites ce que vous voulez, bien sûr !

- Sauf que là je n’ai pas eu mon mot à dire.

 

Je sursaute et la dévisage avec des yeux ahuris :

- Pardon ! Vous ne voulez pas dire que …

- Qu’entre Monsieur Padoucy et moi, je n’ai pas eu le choix de la relation ? Et bien oui, elle m’a été imposée. ... Remarquez, à l’usage, je ne me plains pas. J’aurais pu connaître bien pire.

- Mais enfin, c’est dégueulasse !

- Ca vous choque ? … Pourtant ça c’est fait très naturellement.

- Mais enfin … je cherche mes mots … il pourrait être votre père !

- C’est vrai, dit-elle avec un ton désinvolte nullement consciente de ce qu’elle dit, on me fait souvent cette réflexion.

 

Padoucy revient sur ses entre faits :

- Mon whisky, ça y est ma chérie ? … Tu es un ange !

S’il me tend une enveloppe avec sa récompense, je la lui balance à la gueule à ce gros vicelard pourri et je lui dis de se la coller au train. Il n’a pas honte, une jeunette pareille ?

Et bien apparemment non, il n’éprouve aucune honte et Virginie non plus qui lui demande avec son plus beau sourire :

- Désires-tu un glaçon ?

- Non, je vais le boire sec, j’ai besoin d’un bon remontant.

 

Il a l’air plus serein que dix minutes plus tôt, comme s’il avait déjà mis son mouchoir par-dessus l’affaire Rignal. Il me désigne du menton, tandis qu’elle me tend mon verre :

- Notre ami que voilà, nous a apporté une mauvaise nouvelle, mais nous lui pardonnons bien volontiers. C’est toujours bénéfique ces petites contrariétés de la vie courante, ces petits coups douloureux qu’on prend sur le coin du museau ! Ca nous maintient en éveil, ça rabaisse notre orgueil et nous révèle que nous ne sommes pas infaillibles.

- Si tu me disais de quoi tu parles, je comprendrais mieux, non ?

- Excuse-moi ma chérie ! Sors de derrière ce bar que je te présente notre ami Charles. … Ca ne vous ennuie pas que je vous considère comme un ami ?

 

Je ne réponds pas mais il ne s’en aperçoit pas. Il prend Virginie par l’épaule et la serre contre lui et, de les voir ainsi l’un à côté de l’autre, je réalise avant qu’il n’ait le temps de me déclarer :

- Charles, je vous présente Virginie, ma fille aînée ! … Pourquoi riez-vous tous les deux ?

- C’est lui, t’as vu sa tête ! s’écrie en riant la blondinette qui m’a fait marcher.

- Je vois que vous avez eu le temps de sympathiser  … Virginie est stagiaire chez nous, dans le cadre de ses études de commerce, elle remplace ma secrétaire habituelle qui s’est enfin décidée à procréer à bientôt quarante ans. J’avoue qu’avoir sa propre fille à disposition pour le travail, c’est très commode.

- Papa aurait même tendance à abuser. Heureusement que je ne me laisse pas faire ! … Tu disais, Papa, tout à l’heure à propos de coups sur le museau et d’infaillibilité …

- Des généralités sur la condition humaine qui passent très au dessus des oreilles des simples petites secrétaires aussi jolies soient-elles, je parle des oreilles, bien sûr. Charles ici présent est expert comptable chez les frères Lopaire, cabinet comptable hautement réputé sur la place de Paris dont tu as déjà entendu parler. Ce jeune homme gère plusieurs sociétés à nous dont l’ACAE et nous avons déjà eu, à maintes reprises, le loisir de mesurer la chance que nous avons de collaborer avec lui.

- C’est là un jeune homme bien précieux, déclare Virginie d’un ton pompeux pour se moquer.

- Précieux et sérieux, reprend son père, regarde le bien, il ne ressemble en rien aux jeunes écervelés que tu ramènes à la maison.

- Hum, … Possible ! En tout cas, il est joli garçon, impossible de nier le contraire.

- Merci Mademoiselle !

 

Je tente vainement de rougir sous le compliment mais ce n’est pas facile.

- S’il est aussi expert que tu le dis, sans doute verra-t-il que je ne ressemble en rien aux pécores qu’il fréquente habituellement.

- Que Mademoiselle se rassure, je ne fréquente aucune pécore ; mais à l’occasion, je suis prêt à me laisser tenter.

- Monsieur a de la répartie, c’est bien !

- Je te le dis Virginie, c’est un jeune homme précieux ! Il n’a d’ailleurs pas de temps à perdre en bavardage inutile. Charles, il faut qu’on se revoie. Je dois passer rue de Berri la semaine prochaine, on trouvera bien un moment pour parler de notre affaire. A propos, j’ai entendu dire que Mizeron était muté à la Défense.

- Oui.

- Qui le remplace ?

- Denise.

- Et bien, ça va vous changer, ce n’est pas le même genre.

- Tant mieux, je préfère ce nouveau genre.

- Je vous comprends. Et Michelle, toujours en pleine forme ?

- Oui.

- En voilà une belle femme ! … Tu n’es pas la seule sur terre ma chérie, désolé de te décevoir !

- Bof ! fait Virginie pas convaincue du tout.

Je demande :

- Vous êtes toujours décidé à vous séparer de l’ACAE ?

- Toujours ; la mise en vente sera officielle dès lundi. Nous ne pouvons plus reculer.

- Il se murmure qu’il y a déjà du monde sur l’affaire.

- C’est exact. … C’est votre oncle qui vous en a parlé.

- Un peu, oui !

Padoucy rit franchement :

- J’admire votre prudence, Charles ! … Pourquoi ne travaillez-vous pas avec lui ? Vous pourriez avoir une situation et un travail beaucoup plus passionnants. … Ou même chez nous ! Je crois que d’ici peu on va rechercher un comptable un peu plus averti que Garanchon. Vous ne m’avez pas l’air très ambitieux, je me trompe ?

- J’ai mes habitudes chez Lopaire, et je m’y sens bien. Le départ de Mizeron me donne un peu plus de responsabilité.

- Mizeron, vous ne l’auriez pas un peu poussé vers la Défense ?

- On peut voir ça comme ça.

Il rit de nouveau :

- Et avec Denise, ça va ? … Parce qu’elle n’est pas facile dans le travail, efficace mais exigeante.

Je me suis toujours bien entendu avec elle. C’est même très agréable de travailler en sa compagnie.

 

Evidemment, je ne peux expliquer à Padoucy, devant sa fille de qui plus est, jusqu’à quel point Denise et moi sommes enchantés de collaborer ensemble ni à donner les détails de notre occupation commune de ce début d’après-midi. Mais, je crois qu’il en rirait, qu’il trouverait cela plaisant.

Profitant que sa fille nous tourne le dos, il me glisse une enveloppe dans la poche. Elle est moins épaisse que la première mais, on ne peut pas tout avoir, le beurre, l’argent du beurre et la fille du client.

Il me remercie encore, je salue Virginie qui me tend de nouveau sa main aux doigts merveilleux, Padoucy me raccompagne jusque dans la rue, le groupe Cortel occupe l’immeuble au grand complet.

Je saute dans un taxi, je dois repasser chez moi me changer avant d’aller dîner chez Laure. Que vais-je faire là-bas ? … Ah oui, une déclaration d’amour devant témoin. Amusant, non ?

 

Rue Alphonse Daudet, pas de Flora. Je dissimule sous le tiroir des couverts l’enveloppe de Padoucy de laquelle j’ai retiré au préalable mille des cinq mille francs qu’il m’a donnés. Pour ma soirée ça devrait aller. Je ressors l’enveloppe de Flora que je dispose à nouveau sur la table de la cuisine. Je l’avais caché discrètement à l’arrivée de Denise, avec elle, on n’est jamais trop prudent quand il s’agit d’argent.

Je fais un peu de ménage de manière à ne laisser aucune trace du passage de ma chef impétueuse et pour éviter que Flora ne me pose des questions. J’écoute mon répondeur qui est aussi plein que moi certain samedi soir. D’abord, ma mère qui s’inquiète de savoir si je viens bien ce week-end et qui se plaint de ne pas avoir de mes nouvelles, éternel refrain. Ensuite, Monique, la chauffeuse de taxi, c’est ainsi qu’elle se présente qui me prévient que sa fille ignore tout de ma nuit chez sa mère et que ce serait bien de la laisser dans cette ignorance, attention donc à ne pas faire de gaffes le soir où je viendrai dîner. Maureen, qui n’a pas perdu de temps à trouver mon numéro de téléphone à partir de mon adresse qui se trouve sur le chèque que je lui ai laissé la nuit dernière :

«  Bonjour Charles. Je t’attendrai tous les soirs jusqu’à la fin des temps chez Maurice. Notre public nous réclame et je suis impatiente de chanter de nouveau avec toi. Il est des partitions où nous pourrions faire des merveilles tous les deux. Je t’attends et t’embrasse en attendant. Reviens vite sinon je me fais couper les cheveux ! « 

Le dernier est de Cécile qui a appelé cinq minutes avant que je ne rentre. Elle me rappelle que nous sommes mercredi et qu’elle m’attendra toute la nuit et ce pour la dernière fois. «  J’espère que t’as compris le message «  conclut-elle.

Parfaitement, cinq sur cinq. Maureen, Monique, Cécile, Madeleine, cet après-midi Denise, ce soir Laure ou Sophie ou les deux. Rappelez-moi mon non, s’il vous plait. … Casanova ! Merci. Je me disais aussi. Sans compter Flora, Flora qui ne revient pas et qui peut-être est la seule que j’attends.

 

Je suis prêt, rasé, douché, parfumé habillé. J’ai rappelé ma mère, oui j’arrive bien vendredi soir comme prévu au train de vingt deux heures et quelques.

Je vais être en retard avenue Kléber, qu’importe, chacun utilise les armes à sa disposition. Et Flora toujours absente quand je referme ma porte.

 

- Le voilà ! s’écrie-t-on alors que je n’ai pas encore atteint l’étage où crèche les rejetons des parents de Clouay. Sophie m’attend sur le seuil de l’appartement dans une tenue qui inciterait un aveugle à la violer. Une jupette bleue qui a du être faite sur mesure tant elle enserre bien ses fesses et rien de plus et un chemisier noir mais transparent à souhait qui ne laisse rien cacher des formes généreuses qui dansent derrière comme des ombres chinoises. Laure m’accueille comme à l’ordinaire, comme s’il n’y avait pas entre nous ce challenge qu’elle m’a fixé. Elle porte une robe moulante et courte que je ne lui ai jamais vue, dans des tons roses, boutonnée sur le devant, des boutons noirs qui n’attendent que mes mains :

- Bonsoir Charles, heureuse que tu aies daigné te joindre à nous.

- Bonsoir mon amour !

- Ca ne compte pas, personne ne t’a entendu, sourit-elle désolée avant de me tourner le dos.

 

Nous sommes dix ce soir, tous d’un âge compris entre vingt deux vingt trois ans et vingt huit, moi qui suis le plus vieux. Deux couples, trois filles célibataires dont une que je vois pour la première fois et qui répond au doux nom de Géraldine, Laure et Sophie, les deux compères (restons polis) et moi, toujours le seul garçon célibataire à être invité. Toutes les filles sont ravissantes comme d’habitude, Laure ne fréquente que des beautés et je sais pourquoi depuis peu. Anne et Thomas comme Armand et Céline, rien à dire de ces deux couples, non mariés mais ensemble depuis un long bout de temps, ils sont là pour meubler, pour donner un peu de sérieux à la soirée. Les deux autres filles, Patricia intellectuelle prétentieuse, vingt six ans, joli minois mais pourrie d’orgueil se spécialise dans le droit international et travail dans un cabinet d’avocat  près du théâtre Marigny. Il m’arrive de la croiser en semaine et je la salue quand je ne peux pas l’éviter. Je crois qu’elle a fréquenté elle aussi Jean-Bernard c’est pour ça que je me suis toujours étonnée que Laure continue à l’inviter. L’autre, Barbara, brunette au visage rigolo, ronde aux meilleurs endroits, traîne sur les bancs de je ne sais plus quelle haute école où elle se contente du minimum vital. Elle habite un grenier immense de la rue Raspail qu’elle a joliment décoré où elle loge une bande de paumés qui passent leur temps à fumer, picoler, gratter des guitares et pire. L’immeuble appartient à sa famille, je l’ai raccompagnée quelques soirs et dormi parfois. Mais d’une fois sur l’autre elle semble oublier que je suis déjà monté chez elle et reste persuadée que c’est ma première venue. Ca devenait lassant et je me suis lassé, voilà bien un an que je ne suis pas rentré avec elle. C’était avant Cécile, il faut dire.

Géraldine, forcément m’attire comme chaque nouveauté que je vois débarquer ici. C’est une grande blonde aux cheveux courts qui n’a guère fait d’efforts de toilettes, au contraire des deux autres. Elle porte un pantalon trois quarts blanc qui laisse découvertes deux chevilles délicates en guise d’apéritif et une sorte de sous-pull noir à col roulé qui cache le meilleur de sa peau comme si elle en avait honte. Elle parle peu et semble intimidé alors que je lui trouve un regard froid qui parait n’avoir peur de rien.

Gilles ne montre jamais son nez aux soirées de sa sœur, sans doute craint-elle que ces débordements, le point d’honneur qu’il met à ne jamais attaquer un apéro sans être saoul au préalable, et la jolie chaire fraîche déballée autour de sa table ne transforment sa petite fête en nuit de cauchemars. Gilles est souvent absent le soir, mais il m’est arrivé plus d’une fois de le découvrir seul dans sa chambre, une bouteille à la main entrain d’écouter de la musique un casque sur la tête.

 

Comme d’habitude, Sophie est aux fourneaux, elle nous concocte des plats toujours originaux, souvent délicieux, sous la haute direction de Laure qui l’abreuve de conseils, de remarques et d’engueulades qui finissent en éclats de rire. Le vin est à ma charge, c’est un rite institué par Laure depuis déjà quelques temps. Soit j’en achète en venant si j’ai le temps et si j’y pense soit je descends dans la cave de son père à l’insu de Laure, sachant depuis bien longtemps et grâce à Gilles, où la clef est cachée.

Après avoir salué tout le monde et posé les questions d’usage entre gens bien élevées, je vais faire un tour à la cuisine où se trouvent donc les deux inséparables. Je stoppe net sur le seuil de la porte. Toutes les deux me tournent le dos, debout l’une à côte de l’autre, Sophie remuant une sauce sur le feu pendant que Laure collée sur sa gauche une main sur une épaule lui susurre je ne sais quoi à l’oreille pendant que l’autre main glissée sous la jupe de son amie lui pétrit les fesses avec tendresse. La jupette déjà courte se relève un peu plus, inutile d’en voir plus pour comprendre que Sophie à laisser ce soir ses appas moelleux en liberté.

Je disparais sans bruit ; cette fois je n’ai nullement besoin d’un dessin.

 

L’apéritif s’éternise toujours un peu dans ces soirées, nous sommes assis dans ce merveilleux salon richement aménagé. Sophie, qui fait des allers-retours en cuisine pour sur veiller ses casseroles restent debout à chaque apparition, plantée sur ses jolies jambes, nues, bien dessinées, légèrement teintées.

La conversation roule autour des élections et chacun y va de son pronostique, de son futur gouvernement, des conseils à donner aux battus du premier tour, du report des voix qui se sont portées sur Le Pen. Le whisky est de qualité, je me console avec. Un fond de jazz désespérant meuble les silences, assez rares toutefois.

Laure est assise dans le vieux voltaire qu’elle s’est octroyée depuis la retraite de ses parents en Sologne. Auparavant, c’était celui de son père. Elle se tient en face de moi, et semble un peu en retrait de l’ambiance chaleureuse de ce début de soirée. Elle me jette de fréquents coups d’œil dans lesquels je distingue des lueurs d’encouragement. Serait-il possible que l’humeur du jour de cette beauté parfaite ne tienne qu’à une phrase que je vais ou pas déclamer ?

A cette heure, je ne sais encore ce que je vais lui dire, sans doute ce qu’elle désire entendre. Le plus moment le plus opportun me semble être au dessert, qu’elle accompagne généralement d’un champagne pour arroser un évènement qui a touché l’un d’entre nous dans les jours précédents. Va-t-elle fêter sa rupture d’avec Jean-Bernard, cette garce en est capable.

Sur un signe de Sophie nous passons à table, pas trop tôt, parce que j’ai faim. Et que j’ai un stock de whisky à éponger dans l’estomac. Je manœuvre habilement pour me retrouver assis à côté de Sophie, à ma gauche, car j’ai bien l’intention de surveiller ses moindre faits et gestes et d’admirer au plus près la douce et tendre rondeur de ses cuisses. A ma droite, Laure d’autorité place Géraldine, la petite nouvelle  qui semble aussi étrangère dans cette soirée qu’un indien abandonné sur une banquise

On attaque par des pâtés qui viennent tout droit de Sologne confectionnés par la mère de Laure dont c’était, je me rappelle, la spécialité. Laure en profite pour raconter son séjour dans le château de famille près de Salbris ou elle s’est réfugiée suite à la trahison de Jean-Bernard que plus personne autour de cette table n’ignore. Sophie, comme à son habitude, s’est dévouée pour lui remonter le moral. Elles ont faits de belles balades dans l’immense forêt qui entoure la propriété, à pieds et à cheval, visité quelques petits villages charmants, arpenté des marchés locaux, tentés de pêcher des carpes dans la multitude d’étangs qui couvrent cette ancienne région de marais, dévoré des repas de deux heures, passé une bonne partie des nuits à discuter devant le feu de bois de l’immense cheminée ou à contempler les clairs de lune solognots qui donnent à cette mystérieuse campagne une couleur comparable à nulle autre, bref, à oublier pendant quelques jours, Paris et sa vie de dingues, les faux amis, les horaires drastiques du quotidien.

- Cinq jours merveilleux qui m’ont bien rebootée, conclut Laure ; je me suis remise en phase avec moi-même.

Pour un peu j’en applaudirai ; Mais je me penche vers Sophie pour lui glisser à  l’oreille :

- En Sologne tu te promenais avec des tenues aussi ravageuses ? Les cerfs, les sangliers, les poissons, les solognots ont du être aux anges !

- Oh non, répond-elle en aparté comme si je lui demandais l’heure, je ne portais pas autant de vêtements.

Puis plus fort, en s’adressant à toute la table, elle ajoute :

- On a eu des après midis magnifiques.  Il faut voir comme cette région change de couleurs au cours d’une même journée.

 

Et nous voilà à vanter les charmes de la Sologne sujet qui bien sûr flatte l’orgueil de notre hôtesse qui est née sur place, dans le château de famille, une nuit d’orage où le médecin est arrivé trop tard pour accoucher sa mère et où les pompiers étaient trop occupées à droite, à gauche pour aller s’embourber dans les chemins de terre menant au château qui sont de vrais bourbiers dès qu’il pleut. Je le sais puisque j’y ai planté la R25 du père de Laure à deux reprises et le même week-end ce qui m’a obligé à porter ma belle jusqu’au perron puisqu’il était évidement impossible qu’elle pose ses fragiles petits petons dans cette bouse infâme. Ce qui nous a valu deux belles crises de rires. J’avais bien cru, ce week-end là que Laure était enfin à moi ; c’était la pentecôte, il y a deux ans. Ses parents recevaient des cousins, nous étions une bonne vingtaine mais Laure ne semblait pas s’entendre avec ce côté de sa famille. Nous étions arrivés à nous isoler quelques fois et elle me savait gré de la distraire d’un sombre séjour qu’elle n’avait pu éviter. Mais impossible de l’attirer dans ma chambre, le soir, à l’heure du crime ! Enfin, passons !

 

Au fil du repas Laure se détend et retrouve ses sourires et sa joie de vivre. Quand je le peux, je lui lance de chauds regards qui la rassurent ce qui ne m’empêche nullement de faire du pied à ma jolie voisine de gauche et d’approcher à la moindre occasion ma main de ses rondeurs ensorcelantes. Elle en rit à gorge déployée, nullement offusquée ni gênée. J’arrive à me retrouver seul à la cuisine, avec elle, Sophie donc ; un coup d’œil dans le couloir pour assurer nos arrières, je l’agrippe par les épaules, la colle dos au mur, l’embrasse à pleine bouche pour me délivrer de toute la fureur emmagasinée dans mes cinq sens depuis le début de la soirée, et même avant. Mes deux mains retroussent sa jupe sur son nombril, Sophie ne proteste pas, et participe même à mon baiser sans défendre son intimité. Un divin petit ventre ombré de blond apparaît en pleine lumière, si délicat, si raffiné, si fragile que je retombe désarticulé, décharné devant cet exquis trésor que je n’ose pas toucher. Libérée, Sophie se réajuste et se dégage en disant :

- C’est malin !

Comme elle passe devant moi pour rejoindre ses casseroles je lui caresse les fesses :

- Chut, s’écrie-t-elle en riant et en faisant un bond de côté, chasse gardée !

J’attrape le plat suivant et je dis d’une voix calme :

- Un jour, Sophie, il faudra que tu m’expliques à quoi rime tout ça !

- Quoi donc !

- Ces soirées, ces tenues que tu portes uniquement ici, cette provocation permanente, ces fesses à l’air libre, ce n’est pas la première fois, je le sais. C’est pour Laure ces cadeaux ? Tu es son esclave ou quoi ?

- Tu m’ennuies, Charles, tu poses trop de questions à la fois. Tu es jaloux parce que tu aimes Laure.

- Parce que j’ai de quoi être jaloux de toi, Sophie ?

- Je n’ai pas dit çà ! … Laure est ma plus vieille amie, on se connaît depuis le jardin d’enfants et on ne s’est jamais quitté. Demande là en mariage, Laure n’attend que cela, tu verras bien si je suis jalouse. … Tu as de ces idées, toi ! Allons rejoindre les autres

 

Arrive donc le dessert et son inévitable compagnon de route. C’est Thomas qui se charge d’ouvrir la première bouteille et qui a vraisemblablement l’honneur d’annoncer l’heureux bénéficiaire du toast :

- Chers amis, commence-t-il sur un ton pompeux que je ne lui connais pas ce qui me laisse à penser que je me serais trompé sur les vraies intentions du jour, j’ai l’honneur et la joie, le bonheur même de vous faire part qu’Anne et moi avons enfin (quand je dis enfin c’est pour faire plaisir à nos parents respectifs qui nous réclament et même exigent des situations claires) qu’Anne et moi disais-je, allons nous marier cette année, dans son joli Vexin, le premier week-end se septembre, … je n’ai pas fini, veuillez attendre pour manifestez votre enthousiasme ou votre désapprobation, cérémonie à laquelle vous ne serez pas conviés non, mais vous recevrez un ordre de mission vous intimant sans possibilité de discuter et aucune alternative, d’être sur les lieux à la date susdite !

Un vrombissant tonnerre d’applaudissements couvre ce joli discours bien tourné. Laure se précipite sur Anne :

- Je suis contente pour toi, s’écrie-t-elle, oh oui, très contente !

Et on la sent sincère mais …

 

Elle tombe dans les bras l’une de l’autre comme un vieux couple qui se retrouve par hasard sur le quai d’une gare, et Laure l’embrasse sur les lèvres, ce qui déclenche un nouveau tonnerre de bravos. Ce baiser éclatant (souvenirs souvenirs ?) a délesté Anne de ses derniers émois, légèrement glacée qu’elle était par cette annonce solennelle, ce qui fait que tout le monde à droit de goûter à ses lèvres, moi y compris, qui passe en dernier pour m’attarder dessus. Ce n’est certes pas la première fois, Anne est une vieille habituée des dîners de Laure, elle y venait avant moi, c’est l’une des plus anciennes avec Sophie.

A bien y réfléchir, mais est-ce bien le moment, c’est-elle laissée emporter par l’ambiance de l’instant pour se porter aux lèvres des joyeux convives ou était-ce pour se rincer la bouche du baiser de Laure.

A méditer.

 

Anne est une jeune femme sans histoire, qui ne fait pas de bruit, toujours élégante, polie, svelte, maquillée de peu, qui promène un regard silencieux mais curieux sur les gens qui l’entourent. Elle a l’âge de Laure à deux ou trois mois près, après une licence de lettres, elle est entrée au Trésor Public et travaille à Bercy, pas très loin du Ministre. Il nous est arrivé quelques fois de nous retrouver dans le même lit, à la suite de soirée bien arrosée, mais jamais ici. Deux ou trois fois chez Sophie et aussi chez Bruno du temps ou j’habitais chez lui. Mais il n’y a jamais rien eu de sérieux entre nous, juste une bonne relation de camarades qui se comprenaient et se satisfaisaient de peu. D’ailleurs elle s’est vite plu chez Bruno, goûtant l’ambiance bohême et inconsciente des joyeux fêtards qui zonaient dans ce grand appartement et je n’en ai pas gardé longtemps l’exclusivité. Puis elle a rencontré Thomas il y a trois ans et depuis elle s’est rangée des sommiers. En revanche, je n’ai jamais rien entendu dire qu’il y ait pu exister quelque chose entre elle et Laure. Les femmes sont généralement discrètes sur tout ce qui touche au féminin absolu et elles en interdisent l’accès aux hommes. Lesquels, il faut bien l’avouer, pour la plupart, s’en moquent royalement.

 

Après ses effusions piquantes nous reprenons nos places pour manger notre part de dessert tandis que Thomas remplit nos verres de champagne. Après un bon quart d’heure à mitrailler de questions les futurs mariés, Sophie se lève à son tour pour s’emparer d’une autre bouteille et s’apprête elle aussi à nous annoncer une bonne nouvelle. Debout, elle s’est décalée vers moi, ce qui fait que j’ai ses fesses au ras des mains. C’est très tentant, mais je pense à la bouteille, à qui je ne voudrais pas qu’il arrive malheur.

- Deuxième toast de la soirée, s’écrie Sophie avec force délirante et qui concerne aussi un mariage. Mais là, il s’agit d’un mariage qui n’aura pas lieu ! Celui de Laure et Jean-Bernard ! Notre amie et hôtesse généreuse a décidé de faire bon cœur contre mauvaise fortune et d’arroser que dis-je, de noyer, ses fiançailles rompues.

Tout le monde bat des mains et Laure radieuse se lève à son tour pour remercier de la tête mais sans ouvrir la bouche.

Charles, mon ami, c’est à ton tour, me dis-je en me jetant à l’eau sans ma bouée de secours.

Je me dresse devant mon assiette tout en laissant ma main s’égarer sur le corps de ma compagne que du regard je force à se rasseoir. Le silence se fait immédiatement alors que je n’ai esquissé aucun geste pour le réclamer :

- J’ai juste, chers amis, quelques précisions à rajouter à ce que vient de dire notre délicieuse Sophie. Une erreur à rectifier, une légère erreur qui a tout de même son importance, surtout pour moi. Ce n’est pas le futur mariage de Jean-Bernard et de Laure qui a été annulé ces jours-ci ; c’est juste celui de Jean-Bernard. Celui de Laure tient toujours, si bien sûr elle n’y voit pas d’inconvénient. C’est le futur mari qui change, et j’ai l’immense honneur d’être celui-ci !

Cinq secondes de silence glacial avant que Sophie ne lance la valse des applaudissements. En face de moi, Laure a pali, elle me regarde étrangement comme si je venais de la tuer. Anne assise à côté d’elle la secoue vivement :

- Ouah Laure ! Toi aussi ! Félicitations !

- Ne fais pas cette tête là, s’écrie Sophie qui ne manque pas toujours d’esprit sous des apparences d’adolescente mal dégrossie, on dirait que tu viens de perdre en bourse !

 

Laure se ranime, ses joues reprennent de la couleur, son regard s’allume et son tendre sourire illumine le monde y compris la face cachée de la lune :

- Vrai, Charlot ? … Tu veux m’épouser ?

- Puisque la voie est libre, dis-je avec fatalité.

Sophie vient s’asseoir sur mes genoux et se pend à mon cou pour m’embrasser à pleine bouche comme tout à l’heure dans la cuisine sauf que maintenant c’est moi l’agressé. Dans le mouvement sa jupe bien trop courte pour des manifestations de ce genre s’entortille sur sa taille et révèle ce qu’elle était sensée cacher jusque là. Le spectacle n’échappe pas à Géraldine qui sourit, indulgent. Un bon point pour elle. Je soulève Sophie pour la redéposer sur sa chaise en déclarant sur un ton très mondain :

- Permettez très chère que j’embrasse d’abord ma fiancée !

 

Je fais le tour de la table à pas lents, un tantinet cérémonieux, comme si j’allais déposer une gerbe au monument aux morts et m’approche de Laure qui s’est levée lentement, comme à regret pour m’accueillir. Je vais pour la prendre dans mes bras mais elle a un mouvement de recul comique qui déclenche l’hilarité générale. Je m’exclame en riant moi aussi, mais jaune :

- Allons bon, déjà une revendication ? … Une rébellion ?

- Mon cher dit-elle de cette voix pointue qu’elle emploie avec les commerçants quand elle découvre une erreur après avoir recompté sa monnaie, procédons par ordre. Avant de demander une jeune fille en mariage, mariage que d’ailleurs j’apprends en même temps que nos amis, il faudrait informer la dite jeune fille que vous l’aimez !

- Pardon ma Mie, mais autour de cette table, à part vous, nul ne semble l’ignorer !

- J’en suis ravie pour eux, mais j’aimerais que comme moi ils aient le plaisir d’entendre une jolie déclaration, avec un rien de romantisme et un minimum de sentiments.

Je réplique du tac au tac avec un soupçon d’énervement :

- Une déclaration en quinze exemplaires, avec tampon officiel de la Préfecture et du Ministère ? … qu’à cela ne tienne !

 

D’un brusque double mouvement des pieds j’envois valser mes chaussures et grimpe sur la table en passant par la chaise de Laure au milieu des hourras et des bravos de la foule en délire. Je jette un œil à la ronde pour obtenir le silence et commence mon discours qui fera date dans les chaumières du seizième :

- Français et Françaises, Parisiens et paris-chiennes (ce lapsus volontaire passe inaperçu ? Tant mieux parce qu’il n’est pas particulièrement heureux et encore moins de circonstance) Moi, Charles, … Charles 51, comme le Pastis, cinquante et unième du nom, illustre descendant de Vercingétorix déclare devant témoins et devant le monde entier en ce jour du mercredi 27 avril 1988 que j’aime plus que moi et plus que tout Laure de Clouay ici présente, et ce depuis des jours, des semaines, des mois et des années et que je ne m’offusque en rien qu’elle ait jusqu’ici feint de l’ignorer à la condition, immédiatement applicable, qu’elle vienne m’embrasser sur le champ et sur cette table !

 

Au pied du mur, Laure n’a d’autre solution que de s’exécuter, pousser en cela par les autres qui l’aident à monter sur la table. Elle est pieds nus, de ravissants petits pieds sur cette belle nappe blanche, elle se déplace avec précautions pour éviter tous pas malheureux, en me jetant de fréquents coups d’oeils dont le charme est amplifié par ce sourire de satisfaction qui chante sur cette bouche qui s’avance vers moi et uniquement pour moi. Pris par l’étrangeté du spectacle, l’avenue Kléber n’étant pas un des quartiers de Paris où l’on se promène souvent sur les tables des salles à manger, je recule doucement pour augmenter mon plaisir et la joie de voir Laure répondre agréablement à ce petit jeu.

Elle est enfin dans mes bras, elle se colle contre moi avec un abandon qui manque de nous faire vaciller, nous nous arrachons mutuellement nos lèvres comme pris par un furieux désir de se fondre l’un dans l’autre. L’endroit, la position, les huit paires d’yeux qui nous fixent nous rappellent que ce n’est pas le moment idéal. Je le regrette, sachant que Laure a des abandons qui ne durent jamais.

Quand elle me laisse enfin respirer, je lui demande au creux de l’oreille :

- Satisfaite ?

- Oui mon amour, répond-elle en noyant son regard dans le mien et avant de se ressaisir de mes lèvres comme un enfant de sa sucette avec l’espoir qu’elle n’ait jamais de fin.

Je l’ai déjà vu faire un geste équivalent avec Jean-Bernard, mais y a-t-il cinquante manières de s’embrasser ?

 

Nous rejoignons la terre ferme en nous tenant par la main. Je descends le premier et la porte ensuite sur le sol en la faisant tournoyer pour tenter de faire voler sa robe. Peine perdue elle la tient serrer, coller sur elle.

On a droit aux mêmes félicitations qu’Anne et Thomas tout à l’heure. Chaque fille vient m’embrasser sur les lèvres et la petite main de Laure accrochée à la mienne en rentrant ses ongles dans ma paume, m’empêche de serrer ces beautés contre moi dans un geste qui je le sens me sera bientôt interdit par ma fiancée.

Le champagne coule à flots et nous sommes tous un peu pompettes, l’ambiance qui jusqu’à maintenant était plutôt bourgeoise bon teint, risque de se dégrader. Lumières tamisées et musiques langoureuses rassemblent les corps qui cherchent des caresses. Il est bientôt minuit, ceux qui travaillent demain commencent à surveiller leurs montres mais ne veulent pas manquer la dernière danse. La table autour de laquelle nous avons dîné a été comme d’habitude poussée le long du mur sous les tableaux des ancêtres de Laure, paternels et maternels, les pauvres qui, si on leur donnait la parole, ne manqueraient pas de s’étonner du recul de la bienséance et du reste jusque dans les familles les plus classiques qu’on aurait pu croire apte à se préserver et à se prémunir contre ce fléau.

Déclaration d’amour oblige, j’ai pris ma fiancée dans mes bras et l’agite doucement au rythme lent et calme de la musique pendant que mes mains lissent son dos, depuis ses cheveux jusqu’au ras des fesses. C’est encore un peu tôt pour s’aventurer plus bas. Je l’écrase contre moi, ce n’est pas parce que l’émotion m’envahit mais c’est pour sentir la pression de ses seins sur ma poitrine. Dans l’oreille, je lui glisse les banalités d’usage qui lui font battre les paupières de bonheur. Laure dans mes bras, apparemment vaincue et soumise, comme la veuve du chef guerrier qu’on vient de tuer à la bataille et qui n’a rien qu’elle-même pour offrir à son gagnant et ainsi sauver sa peau, moi qui n’ai fait que rêver d’un instant comme celui-ci sans jamais l’atteindre voilà que dansent devant mes yeux les bouclettes blondes de Cécile.

Pourquoi quand je suis avec Cécile je pense à Laure et quand je suis avec Laure je pense à Cécile ? Parce que ni l’une ni l’autre ne vous sont destinées, tel m’a répondu Dora qui a réponse à tout un samedi soir quand je lui posai cette question. Il se peut qu’elle ait raison.

 

Laure détourne son oreille de ma bouche pour y coller se lèvres et nous voilà partis pour un long baiser de cinéma. Ma fiancée est toute friandise, ses lèvres roses comme des framboises, ses cheveux à la vanille, ses joues de fraises, ses seins ronds et appétissants comme des melons à la bonne saison, ses yeux bleus comme le curaçao, ses fesses et le reste comme les fruits défendus des vergers du paradis.

Mais je suis un homme moi, faible et sans défense devant ces beautés qui nous empoisonnent par leur innocence, qui distillent un souffre inodore qui nous entraînent sans le savoir dans un puits de perdition dont on n’atteint jamais le fond tant on prend plaisir à se laisser glisser dedans. Et puis un jour on se réveille, trop tard ou alors un sursaut nous relance dans le puits voisin.

Mes mains deviennent plus précises au fur et à mesure que son corps s’amollit sous mes tendres caresses et vient épouser le mien. Le premier bouton de sa robe vient de sauter comme par magie, sa poitrine met enfin le nez à la fenêtre. J’ai toujours pensé qu’il n’y avait rien de mieux que l’air libre pour que les fruits s’épanouissent. Ce n’est pas une vie d’être enfermé quand on est beau. C’est ce que je susurre à ma fiancée qui approuve d’un battement cils accentué d’un sourire qui transformeraient à eux deux le Groenland en désert s’il était là pour les voir.

 

Cette fois Laure plane complètement, elle ne touche plus le sol, elle a atteint une sorte d’extase comme la sainte devant le Saint Sacrement ; mais je ne suis pas le Saint Sacrement et Laure n’a rien d’une sainte. Alors ? … Théâtre ? … Léger dérapage non contrôlé. Poussons nos investigations !

Le deuxième bouton se rend à son tour sans que sa propriétaire ne le réprimande, on la dirait même soulagée de ne pas avoir à le faire elle-même. Cette fois sa poitrine pointe plus que son nez, elle lance  un joyeux bonjour à qui se présente.

Mais la musique qui s’arrête comme toujours au plus mauvais moment sépare nos deux corps qui reprennent une vie chacun de leur côté. Laure et je lui en sais gré n’a pas un geste pour remettre en place les fruits qui dépassent de leur corbeille et je vois la petite lueur perverse qui s’allume dans ses yeux à l’idée des regards qui vont se poser dessus et qui ne manquent pas d’arriver ponctués par des sourcils étonnés.

Quelqu’un remet la pleine lumière, les premiers départs se mettent en mouvement. Armand et Céline toujours discrets à se demander s’ils ne sont pas là uniquement pour faire tapisserie. Céline dont je ne critique en rien sa beauté réelle et le genre de fille que je prendrais plaisir à étrangler plutôt que de rester cinq minutes avec elle. Peu de femmes me font cet effet mais elle si, et je ne saurai expliquer pourquoi, nous ne nous sommes rarement parlé et encore moins disputé. Patricia les suit, elle baillait depuis le début du repas. Anne et Thomas viennent à leur tour me saluer. Anne m’attire dans un coin tranquille où on peut parler sans être entendu :

- Tu n’as pas eu l’impression de faire une connerie ce soir ? Laure n’est pas une femme pour toi. C’est d’ailleurs une femme pour personne !

- J’ai plutôt l’impression que c’est Laure qui fait la connerie, s’explique Thomas. Tout le monde sait que Charles n’est pas un modèle de fidélité.

- Oh ça, ça vient avec l’âge, réplique sa future.

J’interviens :

- Tu parles par expérience personnelle ?

- Ca suffit ! rugit-elle. … Je t’aurai prévenu. …Après tout, tu n’as pas encore signé.

- Non, et si ça se fait, ça ne restera qu’une signature.

- Réfléchis bien quand même avant, parce que c’est une maligne, elle te possèdera et tu n’y verras que du feu.

- Ecoute, ma chère Anne, je te remercie de ta sollicitude. Tu me laisseras ton adresse, comme ça, si je suis malheureux avec Laure, je saurai où aller pour me faire consoler.

- Pauvre andouille ! lance-t-elle avant de clore le débat.

- Ne t’inquiète pas pour Anne, me rassure Thomas, elle n’a jamais beaucoup apprécié Laure.

- Je sais, ça se voit. Pourtant elles se connaissent depuis longtemps.

- Depuis le lycée, je crois. Elles s’entendent sur pas mal de choses mais pas sur tout. Leur relation a toujours connu des hauts et des bas.

Laure justement nous rejoint, sourires et poitrines en devanture :

- Alors, on complote ?

On reste muet ce qui est déjà une réponse :

- Je suppose, reprend-t-elle que cette chère Anne m’a démontée alors que Thomas me défendait et que Charles comptait les points.

- C’est tout à fait cela, mon amour, dis-je en l’attirant contre moi et en l’embrassant sur les lèvres pour lui éviter d’en rajouter.

 

Elle voit les yeux de Thomas sur sa poitrine, se dégage de moi et entreprend de refermer un bouton en déclarant d’une voix douce dans la quelle elle glisse des traits de méchanceté :

- Cachons ces trésors, dit-elle en fixant Thomas, je ne repasse jamais les plats.

Et l’autre rougit d’un coup, son visage, son cou s’empourprent comme s’il allait nous faire une apoplexie. Foudroyé par la réplique pourtant calme de Laure, il disparaît sans demander son reste.

- Hé bien, dis-je admiratif, tu sais être expéditive ! … C’est quoi cette histoire de plats ?

- Oh, Thomas est moi c’est de la vieille histoire et peu intéressante.

- Si elle t’a concerné un jour ou l’autre de ton existence, elle m’intéresse forcément puisque désormais ta vie m’appartient. Et pas seulement à partir d’aujourd’hui mais de tout temps, de ta conception voire même de celle de tes ancêtres bouffis qui nous surveillent suspendus dans leur cadre comme les vautours sur les fils du télégraphe dans Lucky Luke.

- C’est fini ce délire, oui ? … En tout cas c’est joli ce que tu dis, merci !

- Mais moi je voudrais t’entendre me parler de Thomas.

- Oh Thomas n’a rien à voir là-dedans. Quand je l’ai vu un soir débarqué ici au bras d’Anne, j’ai tout de suite été jalouse.

- Donc il t’a plu d’emblée !

- Mais non, j’étais jalouse d’Anne. Ca me faisait mal de voir sa tronche enfarinée de bonheur avec ce grand crétin accroché à ses basques comme un gamin à sa bouée.

- Si je comprends bien, c’est la jalousie qui t’anime ?

- Disons que c’est un de mes moteurs, dit-elle avec une simplicité désarmante, mais ce n’est pas le seul.

- Et de moi tu as déjà été jalouse ?

- De toi non ! rit-elle. Dès que tu m’as vu tu n’as vécu que pour moi. Tu es tombée sous mon charme dès le premier regard.

- Tombé est le mot juste.

- De toutes les belles filles que je t’ai présentées chez moi aucune n’a eu l’air de t’intéresser ! Oh certes, tu as réussi à en glisser quelques unes dans ton lit mais sans rien de sérieux entre vous. C’est moi que tu veux et pas une autre.

- Cela flatte ton ego.

- Exact. J’ai besoin de sentir sur moi les yeux d’un homme qui me désire.

- Moi ou un autre.

- J’avoue avoir une préférence pour toi.

- Ca ne m’avait pas frappé jusqu’à présent !

- Parce que tu es aveugle, Charles. Tu vis dans ta tête, tu n’es guère attentif aux autres malgré une gentillesse à toute épreuve mais qui reste une gentillesse défensive.

- Gentillesse défensive !

- Oui, on dit Charles est un garçon gentil, il est là quand on a besoin de lui, mais ça ne va plus loin. Il disparaît plusieurs semaines et revient comme s’il était parti une heure plus tôt, il affiche une politesse de circonstance tellement tendre qu’elle dispense de toute question et de toute explication que de toute manière il ne donnera pas. … Tu protèges ta vie privée, ta vie tout court, tu nous montres que ce que tu veux bien montrer, tu enfouis tes sentiments parce qu’ils te font peur, tu refuses de t’engager car tu n’appartiens pas au même monde que nous, tu erres dans la vie comme le voyageur qui, sur le quai d’une gare, regarde les trains sans jamais monter dedans. Et moi j’ai de la chance, je suis la locomotive près de laquelle tu reviens le plus souvent.

- Locomotive qui ne m’a jamais emmené nulle part.

- Certes, mais j’ai tellement peur que tu ne sautes en route.

- Comme Jean-Bernard.

- Je t’en prie, oublie moi ce grand crétin.

- Ta locomotive n’est guère du genre aventureux, elle n’a jamais voulu faire escale chez moi malgré de nombreuses demandes réitérées.

- C’était un autre temps, aujourd’hui et grâce à toi, tout change. … Amuse-toi mon chéri, regarde donc cette pauvre Sophie à qui tu plais et qui se désespère de n’avoir jamais reçu la moindre attention, la moindre caresse, le moindre regard. Pourtant elle est belle, habillée de trois fois rien. Va la retrouver s’il te plait, je n’aime pas la voir triste.

- Pour qu’on la remarque, il faudrait qu’elle sorte de ton ombre.

- Et bien dis lui ! … Toi, elle t’écoutera peut-être.

Sophie à demi couchée dans un fauteuil semble cuver les alcools sur lesquels elle a eu ce soir, comme souvent, la main lourde. Sa jupe courte est une fois encore remontée sur ses hanches si bien que dans la position où elle se trouve nul ne peut ignorer ses trésors charmants prenants le frais.

- C’est un appel au viol, dis-je à Laure en la désignant du menton.

- Le risque est faible, il n’y a plus que toi pour la violer et tu ne le feras pas.

- Tu as de ses assurances !

 

Elle m’éclate de rire au nez en guise de réponse. La sonnerie du téléphone retentit dans l’entrée et je vois Laure se détendre comme si elle attendait ce coup de fil au-delà de minuit. C’est sans doute pour cela qu’elle lançait de fréquents coups d’œil à sa montre depuis un moment.

Barbara et Géraldine dansent entre elles en choisissant au fur et à mesure leurs musiques. Elles s’amusent comme des folles en toute honnêteté, je dois dire.

- Alors, le fiancé, s’écrie Géraldine en me voyant seul, on vient danser ?

- Non, j’ai une petite chatte à consoler.

Et je m’avance vers Sophie qu’on pourrait croire endormie mais sa tête se balance légèrement au rythme de la musique. Derrière, les deux autres sont explosées de rire. D’autorité, je ferme les genoux de Sophie en déclarant doucement :

- Vous êtes indécente, très chère ! De plus, peine perdue, je n’ai vu que des mouches tourner autour de ta fleur.

- Méchant ! … Tu as la mémoire courte. Tu oublies la cuisine, tout à l’heure. Attends que je le dise à ta future femme.

- Pourquoi, ce n’est pas déjà fait ?

- Mais pour qui tu me prends ?

- Pour sa maîtresse ... ou son amante ; je ne sais pas comment on dit dans ce sens !

- Qu’est-ce que tu racontes ?

- Toi et Laure, tout le monde en parle depuis longtemps.

Elle ne réagit pas, se contentant d’un geste de dépit :

- Laisse dire les jaloux.

- Les jalouses, plutôt !

- Mais non ! … je le sais ce qu’on raconte, ce sont des conneries. Et tu le sais bien toi, puisque tu viens de demander Laure en mariage. Je connais Laure depuis la maternelle, une vraie amitié est née entre nous alors que nous avions cinq ans, une amitié que rien ni personne n’a pu prendre en défaut. Laure, ce n’est pas mon amie, c’est ma sœur ! Mieux que ma sœur, c’est une autre moi ! … C’est inexplicable, incompréhensible mais c’est la vérité. … Tu devras t’en contenter.

- Je m’en contente, mais ça ne m’explique pas pour moi tu te promènes à moitié nue quand tu es avec elle.

- Pas quand je suis avec elle ! Ce soir oui, d’autres soirs, oui, et uniquement chez elle et chez personne d’autres. Sauf chez moi, bien sûr quand je suis seule et là, c’est complètement nue que je suis, uniquement pour mon plaisir et non pas celui de Laure. … Ce soir, je savais qu’elle attendait un geste de toi, un geste fort et ma tenue n’avait d’autre but que de te freiner dans ta demande. J’ai cru y être arrivée dans la cuisine mais dès que Laure a reparu dans ton regard j’ai de nouveau cessé d’exister.

- C’est la peur de perdre Laure qui t’a dicté ce comportement ?

- Non, idiot ! Laure je ne la perdrai jamais, pas plus avec toi qu’avec Jean-Bernard ou qu’un autre sombre idiot. C’est toi que je ne veux pas perdre.

- Si Laure est ton amie, ta sœur, vous partagez tout.

Elle sourit avec un regard empli de tristesse :

- Tout, sauf nos amants ! Il y a une limite quand même !

Je la tire par le bras et déclare :

- Viens donc danser, ça te réveillera et t’évitera de dire des âneries.

 

On rejoint Barbara et Géraldine qui nous accueillent avec plaisir. On danse un moment tous les quatre en riant beaucoup mais Sophie ne parvient guère à se dérider et même à rester debout. Barbara agacée l’emmène dans la salle de bains. Laure est toujours au téléphone, plantée dans l’entrée, une conversation des plus sérieuses, semble-t-il. Je me retrouve donc seul avec Géraldine qui a mis un slow sur la platine. Et nous voilà, soudés l’un à l’autre, Géraldine jouant à me séduire en se collant avec excès et cherchant mes lèvres que je ne peux lui refuser. Elle dirige notre couple de manière à ce que Laure nous aperçoive depuis l’entrée. Qu’a-t-elle donc dans la tête celle-ci aussi :

- A quoi joues-tu ?

- C’est à toi qu’il faut poser la question. Qu’est-ce que tu fais au milieu de ces folles ? Tu me parais être le seul normal de cette soirée. Quelle idée t’a pris de vouloir épouser cette perverse de Laure ?

- T’as mieux à me proposer ?

- Je me donnerais bien à toi si j’étais sur que ça serve à quelque chose ! Mais tu m’as l’air complètement dépendant de cette araignée.

- De cette araignée ? Laure ?

- Oui. Tu n’as pas vu cette façon qu’elle a d’agripper tous ceux qui passent à sa portée avec ses tentacules, ses longues pattes velues qu’elle enroule autour de ses victimes avant de les étouffer et de boire leur sang. Et toi tu tombes droit dans son piège, franchement, je te croyais plus malin.

- Merci !

- Oh, je t’en prie, cesse de prendre cet air niais ! … Crois-moi, c’est la première et la dernière fois que je viens chez elle. C’est Barbara qui m’a entraînée et je regrette de l’avoir suivie.

- Ca nous a permis de nous rencontrer.

- Pour ce que ça sert ! s’écrie-t-elle énervée. … Enfin, tu ne m’as pas l’air complètement idiot, ne me dit pas que tu es amoureux fou de cette fille ! Tu la désires, c’est clair, et c’est même comme ça qu’elle te tient mais ne me dit pas que tu vas vraiment l’épouser.

- Rien n’est fait.

- Tu me rassures. C’est impossible de faire sa vie avec une femme comme elle.

- C’est vrai.

- Alors à quoi joues-tu ?

- Tu l’as dit, je la désire.

- Et pour arriver à tes fins, tu dois l’épouser ! … Ah, on peut dire qu’elle t’a bien embobiné.

- Le mariage n’a pas que cette finalité.

- Ne me dis pas que t’as l’intention de lui faire des gosses ?

- Non.

- Alors quoi ? s’impatiente-t-elle.

- Je pourrai la battre en toute liberté.

 

Elle reste statufiée par ma réflexion, puis éclate de rire :

- Ce jour là, s’écrie-t-elle toute en joie, appelle-moi, pour rien au monde je ne manquerai un tel spectacle. … Au fait, j’y songe, une fois marié, si tu cherches une maîtresse, fais moi signe !

- Ce n’est pas après le mariage qu’il m’en faudra une, c’est avant ! Après j’aurai ma femme …

- Ben voyons, tu ne veux pas commencer ce soir non plus ! Et ne me dis pas que tu vas attendre le jour légal pour passer à l’acte. Tu n’as pas la tête à cela et elle encore moins. Et puis …

- Et puis ?

- Il y a longtemps que tu connais Laure. Barbara ne veut pas croire qu’il n’y a jamais rien eu entre vous bien que Sophie assure le contraire.

- Va savoir !

 

Laure est toujours au téléphone dans une conversation qui semble s’envenimer alors que Barbara revient du fond de l’appartement, seule :

- J’ai fait couler un bain à Sophie, dit-elle, elle a besoin de dessaouler. Elle te réclame Charles, tu devrais aller la voir parce qu’elle n’est vraiment pas bien. Ton futur mariage lui reste en travers de la gorge.

- Et bien, comme ça on sera deux !

 

Et je laisse sur place les deux jolies plantes après cette réplique de théâtre, énigmatique à souhait, qui ne va pas manquer de soulever des interrogations et entraîner de long débat chez les deux amies.

Sophie est bien couchée dans la monstrueuse baignoire familiale toute carrelée d’un rose agressif, sous un nuage de mousse dont, seul, son visage émerge. Elle chantonne un tube vieux de trois quatre ans auquel je ne peux remettre un nom. Elle n’a pas l’air si mal en point que cela même si ses yeux semblent remuer dans le vide ce qui lui donne un regard sans aucune expression. Elle m’invite à la rejoindre d’un sourire tristounet comme un dimanche d’automne fouetté par la pluie. Je décline l’offre avec fermeté sans lui laisser le moindre espoir. Mais ce n’est qu’un jeu, je le devine assez vite. Je lui propose de l’attendre pour la raccompagner :

- Inutile, je dors ici ! Laure n’aime pas me savoir dehors passé minuit.

- Je serai avec toi.

- Raison de plus.

- Dans ce cas, il ne me reste plus qu’à vous souhaiter une bonne nuit.

- Tu ne restes pas ?

- Non, pourquoi ?

- Dame, des fiançailles, ça se fête !

- C’est ce qu’on vient de faire, si tu avais moins picolé tu t’en souviendrais.

- Je veux dire au lit ! Une fiancée, ça s’étrenne !

- Non, c’est la mariée qu’on étrenne, et après le mariage. Je vous croyais plus au fait des bonnes vieilles traditions dans le seizième.

- Je n’ai jamais habité cet arrondissement.

- Possible, mais tu en as l’esprit.

- Bouh Sophie, la méchante bourgeoise ! Anonne-t-elle pour se moquer.

- Méchante non, bourgeoise oui.

- Qu’est-ce qui s’est passé, Charles ? demande-t-elle retrouvant tout à coup tout son sérieux ?

- Quand ?

- Ce soir.

- Je ne comprends pas.

- Dans la cuisine, tu étais prêt à me sauter dessus et maintenant tu m’abandonnes comme un vieux bas filé.

- Tu n’as rien d’un vieux bas filé.

- Réponds à ma question, s’il te plait.

- Passe un soir chez moi, je te répondrai, ainsi tu pourras à ton tour répondre à mes questions.

- Des questions à propos de quoi ?

- A propose de la cuisine justement.

- J’ai du mal à te suivre, mon chéri. … Tu veux savoir pourquoi je me suis promené les fesses à l’air toute la soirée ? … Je te l’ai déjà dit tout à l’heure.

- Réponse insatisfaisante. Mais ce n’est pas cette question qui me turlupine. Mais je vais répondre à la tienne parce que je suis gentil. Entre la cuisine et maintenant je me suis fiancé ! Tu te rappelles ?

Elle me jette de la mousse à la figure en hurlant comme une possédée :

- Affreux, s’écrie-t-elle, c’est donc vrai. J’ai cru que c’était un cauchemar !

 

Laure arrive juste à cet instant, sourire aux lèvres :

- Hé bien, Charles, mon ami, dit-elle sur le ton de la maîtresse de maison qui vient de découvrir son mari couché avec la femme de chambre, que faites-vous dans cette salle de bains ? Vous ne vous êtes pas aperçu qu’il y avait quelqu’un dans la baignoire.

- J’ai entendu appeler au secours, j’ai accouru aussitôt !

- Oh ! … Dans ce cas vous avez bien fait. C’est notre petite Sophie qui ne va pas bien ?

- L’annonce de notre mariage semble l’avoir anéanti.

- C’est vrai qu’elle a toujours eu un faible pour vous. Mais enfin, elle doit se faire une raison, la vie avance, il faut bien en tenir compte.

- Exact. La vie et la nuit, et j’ai sommeil. Je vais devoir vous quitter.

- Déjà ?

 

Je ne réponds rien et quitte la salle de bains. Laure est agenouillée devant la baignoire et tient le visage de Sophie entre ses mains, en écartant doucement la mousse en soufflant dessus avec légèreté.

Je n’ai aucun doute, la scène est jouée pour moi et ces deux garces l’ont mise en place d’un seul regard muet. Laure me rattrape dans le couloir, elle n’apprécie pas ma fuite :

- Sois gentil, Charles, tu vois bien que Sophie va mal.

- Elle a trop bu ; de plus, elle a chopé un rhume des fesses ! … Il va falloir faire du tri dans vos relations, Mademoiselle de Clouay si vous tenez un jour à porter mon nom.

 - Sophie n’a que moi au monde, je ne peux l’abandonner. Il va falloir vous y faire mon ami si vous voulez me voir un jour dans votre lit.

 

Nous nous défions du regard debout à trois mètres l’un de l’autre dans ce vaste couloir. Laure n’a pas digéré ma pique, elle est blanche de colère, on dirait une statue qui défend l’accès de la salle de bains, comme si j’en voulais à Sophie. Ses admirables yeux verts lancent des éclairs apocalyptiques. J’avance d’un pas et arborant le plus beau sourire que je puisse trouver en cette heure tardive dans ma panoplie du jeune homme accompli je tends mes bras pour l’accueillir. Mais elle reste de glace, n’accomplissant aucun geste de détente.

- Viens m’aider à la coucher, commande-t-elle.

- Tout, mais pas ça.

- Reste, Charles, nous avons encore à discuter tous les deux.

- Mets Sophie au lit, je t’attends dans ta chambre.

- Tout mais pas ça.

- Un point partout, dis-je lassé.

Elle sourit et baisse sa garde :

- Nous sommes fatigués, reconnaît-elle, laisse moi me débrouiller de Sophie, j’ai l’habitude.

Rentre chez toi et appelle moi très vite qu’on se voit pour donner de bonnes bases à ce projet de mariage. Prévois un week-end pour aller en Sologne mes parents vont être très heureux. Ils t’estiment beaucoup.

- Entendu. Mais toi, n’oublie pas les miens, parce moi aussi j’ai des parents, comme toi !

- Mais je sais, dit-elle avant de fondre dans mes bras pour échanger un long baiser passionné.

 

 

De l’avenue Kléber à la rue de Siam, vingt minutes à pieds en passant par la place de Mexico. La soirée est humide, pesante, un vent agaçant qui m’attend à chaque carrefour pour me gifler au passage. Sans doute, un complice de Laure qui m’en veut d’aller rejoindre Cécile. Il est une heure du matin, les honnêtes gens sont toutes au lit, les rues de Paris appartiennent aux maraudeurs comme moi.

Du jour où j’ai rencontré Cécile, j’ai toujours eu à ma disposition un double de ses clefs qu’elle m’a confié en me promettant de venir la surprendre à toute heure de la nuit. Il y a sept nuits dans une semaine, elle a vite limité mes visites à une seule, celle du mercredi, option qui ne m’a jamais dérangé. Ce soir, après avoir passé la porte codée de l’immeuble sans encombre, je glisse la clef dans sa porte car je ne sais si comme elle l’a prétendu sur mon répondeur, elle m’attend vraiment.

Il est tard, je suis claqué, j’entre sans bruit, je vais à la salle de bains me passer un peu d’eau sur la figure et voilà Cécile sur le pas de la porte, une robe de chambre sur le dos, les cheveux ébouriffés.

Je me penche sur elle pour l'embrasser mais elle se recule :

- Bonsoir Charles, je t’attendais sans vraiment t’attendre ! … Tu empestes l’alcool et la cocotte, comme souvent. Je souhaiterais que tu me rendes ma clef et que tu t’en ailles tout de suite.

Je la regarde en écarquillant mes yeux fatigués. Elle ne plaisante pas, son air est dur, soin regard froid, ses traits figés.

- C’est ce vraiment que tu veux ?

- Oui !

Je lui tends ses clefs sans un mot, passe devant elle sans rien faire et vais vers la porte d’entrée.

Elle me suit de près comme pour me surveiller. Une voix d’homme l’appelle de la chambre, me confirmant ce que j’avais déjà deviné ; elle n’est pas seule.

 

Je sors dignement sans rien ajouter, sans la regarder et je l’entends refermer la porte doucement derrière moi.

C’est ce qu’on appelle fermer une histoire d’amour. Mais c’est son choix et je le respecte bien que sur le moment, je peine à accepter de me retrouver comme un con sur un paillasson à une heure du matin et assez loin du premier lit accueillant.

Je n’insiste pas, qu’on ne compte pas sur moi pour faire un esclandre au sujet d’une banale histoire d’alcôve refusée sur le palier d’un immeuble que je n’habite même pas.

Avec un peu de chance, je trouverai bien un taxi à la Muette sur les Maréchaux.

21 juin 2011

26 avril 1988

mardi 26 avril

 

 

J’ai été long à m’endormir. Flora a éteint cinq minutes après que je l’ai quittée. Elle n’a rien dit, jugeant sans doute que la nuit calmerait cette tension. C’est la douche qui me réveille, une fois de plus. Je prends mon café pendant qu’elle monopolise la salle de bains. Quand elle en ressort, simplement couverte d’une serviette elle passe dans la chambre pour s’habiller. J’entre dans la salle de bains avant qu’elle de réapparaisse et je prends mon temps, de manière à être prêt, pile à l’heure de partir.

Mais quand j’en ressors, Flora a disparu, elle n’a même pas pris le temps de déjeuner. Sur la table de la cuisine, elle a laissé l’enveloppe contenant les billets donnés par son père bien en évidence. Je hausse les épaules, conscient que ce stratagème est du à me faire croire que je suis pris à mon propre piège. Je jette un œil dans la chambre, tout est bien rangé, le lit fait, aucun désordre. Evidement, on dira ce qu’on voudra, Flora, ce n’est pas Bernadette. Sur le rang le plus élevé de mon étagère, se trouve un cadre que l’on m’a offert qui représente une vue de Venise. Je glisse la photo des deux sœurs par-dessus et laisse le cadre à sa place.

 

Je passe ensuite la journée avec Denise. Nous nous déplaçons en taxi pour aller de clients en clients, tous sur Paris ou la proche banlieue. Les rendez-vous étaient pris à l’avance ; Denise a tout savamment calculé, l’ordre de visite, le temps, une demi heure en moyenne par clients, autant pour les déplacements. Il s’agit d’un simple contact pour entretenir de bons rapports, de régler quelques détails, de répertorier les points à améliorer et de me présenter. Nous sommes toujours bien accueillis et personne ne nous fait attendre. Denise est claire et directe dans ses entretiens, elle va droit au sujet, ne perd pas de temps en banalité d’usage. Elle est très appréciée des clients et pas uniquement à cause de ses jambes qu’elle ne cesse de mettre en valeur en les agitant sous leur nez.

 

A midi nous déjeunons à la terrasse d’un restaurant tout près du square St Lambert, dans le quinzième. Elle parle et mange en même temps à toute vitesse comme le reste de ses occupations :

- Quel temps délicieux, dit-elle, on nous promet une semaine exceptionnelle. Ravissante ta cravate. Aujourd’hui l’emploi du temps est chargé mais demain nous pourrons nous octroyer un digestif sous forme de galipettes chez toi.

- Ah non, pas chez moi !

- Ecoutez-le, pouffe-t-elle ; de quoi as-tu peur ? Ta mère n’en saura rien.

- Il ne s’agit pas de ma mère, tu m’agaces à la fin. Je ne vis pas seul pour l’instant et je ne veux ramener personne chez moi

- Oh, Monsieur a des principes, c’est nouveau ! … Tu n’en avais pas autant la semaine dernière quand tu m’as culbutée dans mon salon. … Si tu veux aller à l’hôtel, libre à toi mais faudra assumer le prix de la chambre. J’aurai du mal à le faire passer sur la note de frais.

- Très drôle ! Mais je te ferai remarquer que c’est toi qui y tiens à ses galipettes !

- Ne t’avise pas de refuser une femme qui se donne, mon cher, … c’est mortel ! Quand à moi, je te promets une vengeance aux petits oignons ; je vais te faire souffrir ; professionnellement parlant j’entends,  tu vas tellement en baver qu’à genoux tu seras pour pleurer qu’on te flanque à la porte … Tu ne me crois pas ?

- Oh que si ! Tu es très raffinée dans le domaine de la torture.

- Tu penses à Edwige ?

- Oui.

- Elle me faisait de l’ombre, il a bien fallu que je m’en débarrasse ! Ses quelques gaffes m’ont bien aidée. Tu l’appréciais ?

- Non, en fait, pas trop.

 

Nous rions tous les deux ; c’est vrai que la journée est belle et que nous sommes bien sous ce bon soleil printanier. Je l’ai peu connue Edwige, elle est partie six mois après mon arrivée. Elle était en concurrence avec Mizeron et Denise pour prendre le poste d’adjoint de Bertrand. Ce dernier la préférait sans doute en raison de son physique, une belle femme grande, pleine d’entrain, libre comme le vent mais tête en l’air, pas mal de bourdes l’avaient rendu impopulaires chez les clients. Denise en a rajouté, lui a joué des tours vaches et l’a écrasée peu à peu, jusqu’à ce que l’autre décide de claquer la porte. Il me vient une idée, une question que je me suis longtemps posé :

- Et Mizeron, comment as-tu fait pour l’amadouer ?

- Amadouer ? Peut-être, mais je n’ai jamais réussi à l’évincer. Pourtant, j’ai tout essayé. Je n’ai pu obtenir qu’un partage distinct de nos tâches respectives de manière à sauver l’honneur. Mais en définitive, c’est lui qui m’a eue.

- Je l’ai bien fait dégager, moi !

- Nuances, mon cher, tu as profité d’une occasion qui t’est tombée dessus sans crier gare pour l’expédier à la Défense. Et, coup de chance, Bertrand t’a suivi. Sans cela, tu ne faisais pas le poids. Et puis, …

- Et puis ?

- Tu es un homme ; contre un autre homme tu ne peux pas employer les mêmes méthodes qu’une femme.

- C’est vrai que pour Mizeron, mes jambes n’ont pas le même attrait que les tiennes !

- Les jambes et le reste.

- Que veux-tu dire ?

- Rien d’autre que ce que tu as compris !

- Non ?

- Si.

- Tu as couché avec Mizeron ! Mais c’est dégueulasse !

Je tente sans conviction de prendre un air outragé mais elle réplique le plus tranquillement du monde et non sans raison :

- Pas plus dégueulasse qu’avec un autre. … Ceci dit, je ne suis pas allée jusque là. Là-dessus, il a du se contenter de promesses. Je ne lui ai servi que l’apéritif, jamais le couvert complet.

 

Ma collègue et chef me laisse pantois sur ma chaise. Son ambition et son attirance pour l’argent la dévoient totalement. Comme c’est le jour des confidences, je demande :

- Et Bertrand ? Son frère ? … Idem ?

Elle feint à son tour d’être scandalisée :

- Oh, mais pour qui tu me prends ?

- Pour personne d’autre que toi.

 

Elle éclate de rire avant de préciser :

- Bertrand ce n’est pas le genre à se laisser posséder de la sorte. D’accord, il regarde mes jambes ou celle des autres, ne néglige pas de jeter un œil dans le décolleté qu’on lui présente mais ça ne va pas plus loin. Il est très amoureux de sa femme qui, tu le sais aussi bien que moi est une vraie beauté.

- Exact.

- Et puis, il a Michelle pour se rincer l’œil. … Tu lui en parleras à l’occasion.

- A Bertrand ?

- Non, idiot, à Michelle.

- Et Alain Lopaire ?

- Ce n’est pas le même genre que son frère ; quelques mains aux fesses, des regards pas discrets sur tes seins, il ne se prive pas de te reluquer quand tu es habillée un peu court et à la limite n’aurait pas d’objection à tirer un coup. Je crois que Michelle l’a giflé un soir, il y a déjà quelques années. Ceci dit, bel homme c’est certain, comme son frère, mais je suis persuadée que coucher avec lui ne m’apporterait aucun avantage, et peut-être même des inconvénients.

- Et avec les autres hommes du bureau, Gaétan, Luc, David … ?

- Ce sont mes subordonnés, je n’ai aucun cadeau à leur faire. Et puis ils sont bien assez de Séverine pour les faire fantasmer.

 

C’est la petite jeunette qui tient le standard et s’occupe du courrier. Elle est là depuis deux mois en remplacement d’Anne-Sophie partie en congés de maternité. J’en reviens à nos moutons :

- Et Mizeron, comment l’as-tu appâté ?

On nous sert les cafés, Denise en profite pour rapprocher sa chaise de la mienne. Nos genoux se touchent sous la table et elles frottent les siens contre les miens.

- C’est un temps à baiser, tu ne trouves pas ?

- Si, mais alors sur place !

Elle éclate de rire tout en glissant une main sous la table :

- Tu imagines la tête de Bertrand si jamais les flics lui apprennent notre arrestation pour exhibitionnisme.

- Adieu la rue de Berri.

- Tu l’as dit.

 

Sa main court sur ma braguette et je me sens obligé de lui rendre la pareille. Elle me facilite le passage sous sa jupe en murmurant :

- Sois discret !

- Réponds à ma question.

- Tu vois comment est positionné le bureau de Mizeron ?

Je hoche la tête affirmativement.

- De là où il se trouve, il est le seul avec la standardiste à voir vue sur le hall d’entrée.

- Oui.

- Et bien quand la standardiste s’absente, va en pause par exemple, tu sais qu’elle en a pour un quart d’heure, tu vas te mettre dans ce hall et tu peux révéler à Mizeron les parties de ton anatomie qui lui font envie.

- Mais n’importe qui peut débarquer à l’improviste !

- Non, quand tu y réfléchis bien. Ceux qui sont dans la grande salle, Mizeron les voit bouger avant qu’ils n’arrivent à son bureau et il peut largement te prévenir, Bertrand est dans son bureau et le temps d’ouvrir sa porte tu peux tout remballer, ceux qui sont aux toilettes ou en salle de pause on les entend venir bien avant de les voir et ceux qui éventuellement arriveraient de l’extérieur sont obligés de sonner. … Il n’y a que Michelle qui peut poser un problème avec la porte de son bureau constamment ouverte, elle peut déboucher sans prévenir, mais ce n’est jamais arrivé. Et puis d’elle, je n’ai rien à craindre.

- Et il y a longtemps que ça dure ce jeu avec Mizeron ?

- Quelques années maintenant ; bien avant que je me marie.

- Et même mariée tu as continué ?

- Pourquoi pas ?

- Et ça se produit souvent ?

- Quand j’ai besoin de lui.

- Ca ne répond pas à ma question.

- C’est vrai … mettons une fois par mois, ce n’est pas régulier.

- Et lui qu’est-ce qu’il te donne en échange ?

- Il couvre mes absences, il me pointe en déplacement alors que je suis chez moi et tout un tas de petit arrangement, comme les notes de frais.

- Il peut juste regarder ? Pas toucher ?

- Quelques fois, lorsque nous ne sommes que tous les deux, je laisse ses mains courir, comme la tienne en ce moment.

- Et toi, qu’est-ce que tu lui fais ?

- Rien, absolument rien.

- Pauvre homme, il doit être fou ! … Mais, dis-moi, il n’a pas que des avantages à partir à la Défense ?

- Il lui reste les réunions inter agences.

- Une fois par mois. Et, il n’a pas demandé un cadeau de départ, cochon comme il est ?

 

Elle éclate de rire tout en reprenant ses distances :

- Vous les hommes, … il n’y a pas à dire, vous avez tous été fabriqué par le même moule ! … Un cadeau de départ ! C’est exactement ce qu’il m’a demandé. Curieux, tu ne trouves pas ?

- J’aurais agi de même à sa place.

- Ben voyons !

- Et que vas-tu faire ?

- Passer à la casserole, je ne peux plus reculer maintenant, il me tient.

- Génial ! … Il s’en passe des choses chez Lopaire et fils ! … J’en apprends tous les jours.

- Ne te fous pas de moi, pardessus le marché !

- Est-ce que je peux récupérer son bureau ?

- Oh non ! C’est le mien désormais et c’est toi qui prendras ma place dans le hall à t’exhiber pour le plus grand régal de mes yeux.

- Si j’ai le choix, autant faire cela dans la grande salle, que tout le monde en profite.

- Certainement pas, ton nouveau poste constitue à être à mon service selon mon bon vouloir et mon bon plaisir.

 

Je ne suis pas loin de penser comme elle.

Je prends le volant, direction rue de la convention où des dentistes associés nous attendent dès quatorze heures. Je pose une main sur ses genoux, mais elle la retire aussitôt comme si je l’avais piquée.

- Arrière ! La récréation est terminée, le boulot nous appelle. Reste concentré sur ton volant !

 

Denise a les idées aussi bien classifiées que ses propres affaires. Je suis certain qu’elle fait l’amour un chronomètre à la main et reste attentive à ne pas déborder de son emploi du temps. On réalise dans cette journée un vrai marathon, je commence à comprendre pourquoi les frères Lopaire l’apprécient. Enfin de journée elle a déjà établi une fiche par client visité avec un récapitulatif  des points abordés, des objectifs à tenir et des requêtes formulées par le client, le tout à l’attention de Bertrand.

On rentre la voiture au parking sous l’immeuble et dans l’ascenseur qui nous remonte au bureau elle me colle contre la paroi en m’embrassant avec voracité tandis que ses mains ravagent mon costume et ma chemise comme une colonne de termites dopées fait un sort à une charpente. Je n’ai pas le temps de réagir que nous sommes déjà au troisième.

- Rhabille toi ! commande-t-elle comme les portes s’ouvrent.

 

Bertrand nous attendait pour faire le bilan de notre campagne et connaître mes sentiments à l’issue de cette première journée. Michelle est là aussi, plus rayonnante que jamais, l’air d’avoir rajeunie de dix ans dans sa jupe courte qui révèle la rondeur appétissante des ses cuisses. Sur un signe de Bertrand elle ouvre le bar et sort quatre verres. Denise s’excuse en disant qu’elle n’a pas le temps qu’elle ne peut pas se permettre de rater son RER, Bertrand insiste en lui proposant de la ramener jusqu’à Bry ce qu’elle accepte après mille contorsions sur sa chaise. Plutôt étonnant, car à cette heure là, pour se rendre à Bry sur Marne il n’y a rien de plus rapide que le RER. Ma chef et ses cuisses de rêves m’auraient-elles dissimulé quelques vérités sur ses relations avec Bertrand ?

 

On se sépare beaucoup plus tard que je ne l’aurais souhaité, Didier et la délicieuse Madeleine vont m’attendre et même penser que je leur ai posé un lapin. Michelle à qui j’ai exposé mon problème a tôt fait de trouver le numéro de téléphone de Madeleine dans l’annuaire.

- Bar des Roses, rue d’Aumale, s’écrie-t-elle, essayez celui-là, c’est ce qui correspond le mieux à vos explications.

Gagné, Madeleine décroche dès la première sonnerie. Didier et Sylvia sont déjà là, je promets mon arrivée pour la demi-heure qui vient, après moult excuses pour mon retard indépendant de ma volonté.

 

Je cours vers la station Franklin Roosevelt après des salutations rapides, saute dans le métro, descends à Chaussée d’Antin, enfile en courant la rue Lafayette, bifurque rue St Georges et plonge enfin et exténué dans le bar des Roses dont je n’avais pas noté le nom lors de mon premier passage. Il y a encore une dizaine de clients, Madeleine trône derrière son bar dans la même tenue négligée que la fois précédente, Didier et Sylvia sont à la même table, dans un recoin du fond et la télé se fait toujours entendre derrière le rideau.

Madeleine a l’air heureuse de me revoir ; elle m’attrape par la cravate pour m’attirer vers elle et m’embrasser sur les joues.

- C’est parce que vous vous êtes fait beau que vous êtes en retard ?

- Ce n’est pas l’unique raison.

- Vos amis vous attendent, gare à la petite, elle est déchaînée ce soir.

- Ca tombe bien, moi aussi !

 

Les deux tourtereaux sont assis sur la banquette collée au mur, prenant une chaise je m’installe en face d’eux et, par conséquent, je tourne le dos à Madeleine et je masque les attouchements de cette belle jeunesse. Je suis idéalement placé pour faire un rapport à Nathalie sur l’infidélité de Sylvia mais pas pour inonder Madeleine de mes chauds regards voluptueux. Tant pis ! Du reste mes deux jeunes amis se tiennent correctement devant moi, leur quart d’heure de folie doit être passé ou ma présence les freine, au choix.

Nous parlons de la pièce, du succès de la deuxième séance, des espoirs placés dans la troisième prévue demain, si le maire du dix-huitième ne parvient pas à la faire interdire. Puis chacun parle de ses activités professionnelles moi de mes chiffres, Didier de ses expériences sur des cadavres (j’exagère), Sylvia de ses cours passionnants sur l’histoire de l’art. Je tourne au whisky déjà commencé rue de Berri, tout comme Didier tandis que Sylvia suit avec un martini blanc, toujours le même quand Madeleine m’apporte mon quatrième Long John. C’est que le temps a défilé sans qu’on s’en rende compte. Ces deux jeunes sont très intéressants à écouter et la petite Sylvia fait preuve d’une grande maturité et après dix minutes de conversation on lui donne facilement son âge réel.

Il est presque huit heures trente. A une autre table, trois hommes autour d’une bouteille de rosé (curieux !) sont absorbés dans une discussion des plus sérieuses. Le rideau n’a pas bougé depuis une heure, Georges-Tarzan n’a pas fait d’apparition tonitruante. Il me semble ne plus entendre la télé. Didier a l’air un peu éméché et ses mains sont reparties en exploration sous les vêtements de Sylvia une longue robe de grosse toile avec des bretelles comme sur une salopette et un chemisier à petites fleurs sous lesquels ses deux seins forment de jolies collines fleuries. La belle se laisse parcourir et me lance quelques regards timides comme pour s’excuser tout en murmurant :

- On se voit peu, en fait !

 

Les trois autres lèvent enfin le camp au grand soulagement de Madeleine. Le bruit qu’ils font réveille un peu Didier qui amorce une descente aux toilettes. A peine a-t-il disparu dans l’escalier en colimaçon que Sylvia s’approche de moi par-dessus la table et passe ses bras autour de mon cou tout en conservant ses airs de grande timide. Est-elle la vie ou le théâtre, sincérité ou mensonge, nature ou jeu, je ne sais mais je ne perds pas une miette de ce visage aux douces rondeurs qui m’évoquent un panier de pêches :

- Tu as été gentil avec nous, l’autre soir, en ne disant rien ; je tiens à te remercier. Veux-tu un baiser ? Un baiser de théâtre, certes, mais il a le même goût que les autres.

Je ne peux que répondre oui en hochant la tête. Elle s’exécute immédiatement en effleurant mes lèvres avec les siennes en laissant courir sa bouche comme une caresse. Madeleine est le seul témoin de ce baiser aussi doux qu’inattendu. Après avoir accompagné ses clients jusqu’à la porte elle nous rejoint, se plante devant notre table les bras croisés mais sa présence ne freine en rien la passion que met  Sylvia dans son geste étonnant. Cela dure une bonne demi-minute, aucun risque que Didier ne réapparaisse avant la fin.

Quand elle retire sa bouche de la mienne elle est illuminée d’un radieux sourire et je suis certain qu’en cet instant précis elle ne pense qu’au plaisir qu’elle vient de me donner et en aucun cas à celui qu’elle a pris. Pour elle c’est un cadeau, point final.

- Et mon tour, interroge Madeleine, c’est pour quand ?

- Après un autre martini, répond Sylvia en tendant son verre, les émotions ça donne soif.

 

Le retour de Didier qui peine dans la remontée de l’escalier met un terme définitif à cette escapade d’une rare sensualité.

Madeleine remplit nos verres et s’en sert un au passage, un whisky également. Elle met un tour de clef dans la serrure et ne laisse qu’une seule lumière dans la salle :

- Comme ça nous serons plus tranquilles !

Se saisissant de mes mains avec chaleur, elle ajoute :

- Je vais me changer et je reviens. Je trouverai biens quelque chose pour faire honneur à votre beau costume.

- Mais vous êtes très bien ainsi, pourquoi vouloir vous changer ?

- Mais pour sortir, voyons ! Nous dînons ensemble.

- Mais ce n’était pas prévu, imaginez que j’ai autre chose à faire !

- Je ne l’imagine même pas, et moi, je l’avais prévu !

Comme je suis incapable de répondre elle poursuit :

- L’autre soir vous vouliez m’emmener au théâtre sans me demander mon avis ; ce soir vous m’emmenez dîner, ça tombe bien, je suis libre.

- Ca ressemble à un enlèvement !

Me tenant toujours par les deux mains, elle s’écarte légèrement et me scrute de la tête aux pieds comme si elle me voyait pour la première fois. Après son inspection, elle se tourne vers Sylvia et déclare :

- C’est vrai qu’il est chou, cet homme-là ! … Un enlèvement, mon Dieu qu’il est drôle.

 

Elle m’agrippe par les cheveux et colle soudain, le temps d’une seconde, sa bouche sur la mienne :

- Et ça, demande-t-elle, c’est un viol ? … Il y a le téléphone là-bas sur le comptoir, tu peux appeler ta mère pour te plaindre.

- Bonne idée !

 

Je me dirige vers le téléphone en affectant d’être vexé. Madeleine, hilare, me suit du regard. Je compose mon numéro, Flora ne décroche qu’à la troisième sonnerie :

- Allo, Maman ?

- Quoi !

- Flora ?

- Oui.

- Bonsoir mon amour.

- Oh toi, t’as picolé !

- A peine. … Je suis désolé, je vais rentrer tard, je suis tombé dans un traquenard.

- Il est joli ce traquenard ?

- Très joli. Je t’appelle pour ne pas que tu t’inquiètes, je vais rentrer tard, voire même très tard.

- Il ne va pas rentré du tout, crie Didier d’une voix destinée à être entendue de Flora.

- Qui c’est celui-là ? demande Flora.

- Didier, un ami.

- Il est mignon ?

- Oui, très mignon. Je te le présenterai un jour. Du reste, si tu avais été là l’autre soir pour la pièce de Nathalie, aujourd’hui tu le connaîtrais.

- Je ne peux pas être partout.

- Qu’est-ce que tu faisais ?

- Je regardais la télé, un truc à la con.

- Tu as mangé ?

- Non, je t’attendais.

- Toujours fâchée ?

- C’est toi qui es fâché, pas moi.

- Menteuse !

 

Elle rit ; c’est toujours ça de gagné.

- Mettons qu’on soit fâché tous les deux.

- D’accord. … Ta journée ?

- Bien, … très bien. Dommage que la soirée ne soit pas à la hauteur.

 

J’ai un blanc, incapable de répondre à  la tristesse déchirante de sa dernière réflexion dont je ne doute pas de la sincérité.

- Tu es toujours là ? demande-t-elle.

- Oui.

- Je ne t’attends pas alors ? Dans ce cas je vais me coucher rapidement. Bonne soirée Charles !

Je n’ose pas lui retourner sa salutation, je me contente de l’embrasser.

 

Quand je raccroche Madeleine me saute au cou en s’écriant :

- A nous deux mon gaillard, maintenant que t’as envoyé Bobonne au plumard, ça va être ta fête ! … Viens avec moi, tu vas m’aider à choisir ma robe. … Vous deux, lance-t-elle à Didier et Sylvia, vous avez encore vingt minutes pour vous palucher et picoler, servez-vous à volonté, ne vous gênez surtout pas, … à moins que le spectacle d’une femme qui s’habille ne vous tente !

- Et comment ! s’écrie Didier en essayant de se redresser de la banquette.

- Oh toi ! rétorque Sylvia en le repoussant.

 

Madeleine me prend par la main et m’entraîne vers le rideau. Derrière se trouve une salle qui a du être une vaste cuisine dans sa jeunesse. A droite, sous une fenêtre un évier gigantesque tout en pierre, au milieu une grande table en chêne massif, me semble-t-il, dans le fond un coin salon avec une télé allumée une banquette et deux fauteuils. Dans l’un deux, Georges, dont les yeux semblent happer par l’écran ne relève même pas la tête quand je le salue. Il a du entendre car il me fait un vague signe de la main mais ne s’intéresse pas plus à moi qu’à une mouche qui viendrait d’entrer par la fenêtre. Il est obnubilé par les images comme Denise par son compte en banque. Que vient-elle faire là, celle-ci ? Mystère.

Au sol un dallage de larges pierres inégales, que décore un unique tapis dans le coin salon. Le long des murs trois quatre meubles de style différents paraissent abandonnés depuis des lustres. A la suite de Madeleine je grimpe un escalier et me retrouve sur un palier carré sur lequel s’ouvrent quatre portes.

- Ma chambre, celle de Georges quand il dort ici, la salle de bains et le grenier, résume rapidement Madeleine à qui je ne demandais rien.

 

Je pénètre avec elle dans sa chambre qui est toute en rose avec un vieux parquet au sol. Un grand lit au milieu, deux armoires qui se font face et juste à côté de la porte un petit bureau à multiples tiroirs qui doivent dissimuler sa correspondance amoureuse.

- Assieds-toi sur le lit, commande-t-elle, c’est un 160, il me faut de la place, moi ! Et puis, pour faire l’amour, c’est bien plus pratique ! Tu verras ! … Alors, qu’est-ce que tu préfères ? demande-t-elle en ouvrant les deux portes de la plus grande des armoires.

Une bonne vingtaine de robes sont alignées et je vois au premier coup d’œil qu’il ne s’agit pas de premier choix. Cette penderie vaut une petite fortune et ce n’est certainement un petit bistrot de quartier qui peut permettre de tels achats. Peut-être s’agit-il de cadeaux ? C’est plus vraisemblable.

- Alors, laquelle ? interroge à nouveau mon étrange compagne aux yeux brillants de fierté. Et ne me répond pas aucune !

- La bleue, la verte avec des fleurs, la rouge, celle-ci avec des pois, énumère-t-elle.

 

Je désigne une robe d’un rouge écarlate, sans manche et assez courte :

- C’est ma préférée ! se réjouit-elle, mais j’imagine qu’elle â sorti la même chose à ceux qui m’ont précédé. Je file à la salle de bains, rassure-toi, je ne serai pas longue. Redescends boire un verre en m’attendant. … Tiens, te voilà toi ! s’écrie-t-elle en regardant par-dessus mon épaule.

Je me retourne, Sylvia se tient devant la porte son sourire d’ange sur ses lèvres frémissantes.

- Tu veux une fringue ? demande Madeleine.

- Oui, je ne peux pas sortir avec ça, explique-t-elle en désignant sa robe de toile comme si elle en avait honte.

- Choisis, répond simplement Madeleine, en désignant son armoire, mais ne traîne pas. … Qu’as-tu fais de ton prétendant ?

- Il cuve.

- Ces petits jeunes, tout de même, c’est bon à rien ! … Regarde le mien, quatre ou cinq verres dans le buffet, mais toujours l’œil vif.

- C’est vrai, répond Sylvia en me regardant, je crois que je vais changer.

- Pas touche à celui-là, en tout cas ! rugit Madeleine. Allez, je file, et grouille toi !

 

Sylvia s’avance devant l’armoire et commence à écarter les robes une à une avec nonchalance, comme si elle tournait les pages d’un livre inintéressant. Toujours assis sur le lit de Madeleine, j’essaie vaguement de mettre mon cerveau en route pour tenter de comprendre ce qui se passe autour de moi. C’est vrai que l’alcool ingurgité ne me facilite pas la tâche. Madeleine et Sylvia ont l’air de se connaître, non ? Bien plus que je ne le supposais ou que ce qu’on a essayé de me faire croire !

- Tu m’aides ? demande Sylvia en tournant sur moi un regard à me déshabiller d’un souffle.

- La blanche, dis-je.

Elle revient deux trois robes en arrière :

- Celle-ci, tu crois ?

- Oui.

- Bien, je l’essaie ! Madeleine est moi avons la même taille, c’est fou, non ?

- Complètement fou !

 

En un tournemain, elle fait passer par-dessus sa tête sa robe de toile qu’elle m’envoie à la figure et enfile la blanche à une vitesse étonnante, je ne peux, le temps d’un éclair, qu’apercevoir un corps rond et blanc flanqué pour mon plus grand malheur de deux sous-vêtements de qualité. Elle se pose devant le miroir pour admirer le résultat :

- Pas mal, en effet, admet-elle, tu as l’œil ! Madeleine a raison, il est encore vif, ajoute-t-elle. Pourquoi la blanche ?

- Pour que tu aies l’air d’un ange.

- Mais je ne suis pas un ange !

- Raison de plus.

- OK.

Elle continue devant la glace à ajuster cette jolie robe mais elle semble insatisfaite. Je demande :

- Quelque chose ne va pas ?

- Oui, mon soutien gorge, on le voit de tout côté, ça fait tarte !

- Tu n’as qu’à l’ôter.

 

Aussitôt dit, aussitôt fait. En un tour de passe-passe l’objet du litige apparaît entre ses mains et rejoint la robe sur le lit.

- Impeccable, dit-elle en vérifiant le résultat dans le miroir. Il ne me reste plus qu’à dénicher un gilet pour protéger mes trésors de la fraîcheur nocturne. … Aide-moi, réclame-t-elle en fouinant dans l’autre armoire.

- Pas avant que tu ne répondes à mes questions ?

- Je n’aime pas les hommes qui posent des questions. … Ce bleu marine, non ?

- Madeleine, tu la connais depuis longtemps ?

- Ca se pourrait. Non, trop sombre.

- Et Georges aussi ?

- Et Georges aussi. Non, pas ce rouge, je vais ressembler à un paquet de Marlboro.

- Mais alors l’autre soir, quand il s’inquiétait de savoir si t’étais majeure …

- Bleu ciel, c’est l’idéal. … Il s’agissait juste d’un petit numéro pour impressionner Didier et s’amuser un peu.

 

Les bras m’en tombent, ces femmes me coupent le souffle à chaque fois que j’essaie de les comprendre. Je me demande tout à coup si ma destinée n’est pas de finir ermite sur une île déserte, ou en tout cas sans femme !

- Je comprends pourquoi tu fais du théâtre !

- Mais nous en faisons, tous, mon cher ! … Toi-même, pas plus tard que tout à l’heure, au téléphone avec ta copine.

Je ne trouve rien, mais absolument rien à répondre à cela.

 

Quand nous redescendons Georges n’a pas bougé de son fauteuil. Les deux femmes déposent l’une après l’autre un court baiser sur sa grosse bouche à dévorer un poulet entier d’un seul coup de dents puis nous secouons Didier qui roupille sur sa banquette et qui ne parvient même pas à s’excuser tellement il bafouille.

 

Dehors, l’air frais le ranime un peu. Les deux femmes bras dessus bras dessous marchent devant nous à grandes enjambées. C’est moi qui me coltine Didier qui peine à tenir debout. Conscient d’être tombé dans un piège, je commence à être agacé :

- Mais où allons-nous, comme ça ?

- Chez Maurice.

- C’est qui ce Maurice ?

- Personne, c’est le nom d’un restaurant.

- C’est loin ?

- Deux rues derrière.

 

Didier qui refait surface se dégage d’un coup et m’envoie balader au prétexte qu’il est capable de marcher tout seul. Il est en colère, j’ai déjà remarqué qu’il lui en faut peu pour s’énerver. Il doit avoir aussi le sentiment de s’être fait posséder puisqu’il maugrée entre ses dents :

- Fichues garces !

J’acquiesce du bonnet

 

«  Chez «  Maurice est un petit restaurant clinquant au coin de deux rues. Des spots aveuglants, une musique de fin du monde, des décorations aux couleurs criardes malgré un goût certain et une imagination féconde. La salle s’étend en longueur, une vingtaine de tables presque que toutes occupées par des gens bruyants. Au milieu, en renfoncement derrière des baies vitrées se trouve la cuisine dont l’activité fébrile ne peut échapper aux clients.

- Astucieux, non ? interroge Madeleine quand elle me voit interloqué devant le spectacle qu’offre cinq ou six marmitons.

- Comment cela ?

- Hé bien, le client peut surveiller la préparation de son plat dans cette cuisine impeccable au point de vue hygiène, le cuisinier sait qu’il n’a droit à aucune erreur, résultat le client mange en toute confiance et paie en conséquence.

- Bien vu.

- Parce que ce n’est pas donné ici, j’espère que t’as ce qu’il faut.

 

Je retourne me poches de pantalon :

- Fauché ! … Je ne pensais pas sortir ce soir, pour tout dire, j’avais même prévu d’aller à la soupe populaire avant de rejoindre les quais.

- Les quais ?

- Oui, c’est là que je dors.

 

Ma plaisanterie l’amuse, j’aime le regard vibrant qu’elle pose sur moi et j’aime encore plus le baiser qu’elle dépose sur mes lèvres en guise de remerciement. Derrière nous, Sylvia et Didier font une mise au point qui ressemble fort à une scène de ménage discrète.

Nous sommes sur le pas de la porte à attendre que quelqu’un veuille bien s’intéresser à nous. Je jette un regard plus précis sur les profondeurs de la salle :

- Ils affichent complet, non ?

- Ne t’inquiète pas, il y a toujours de la place pour nous ici.

- Nous ?

- Sylvia et moi.

- Tu la connais depuis longtemps ?

- Depuis qu’elle a l’âge de fréquenter les bistrots, elle et son frère.

 

J’ai comme un choc et blanc comme un drap mortuaire je m’affole :

- Didier ? C’est son frère ?

- Mais non, triple andouille !

Et elle éclate de rire :

- Je t’expliquerai plus tard. En attendant pas un mot, Didier ne sait rien.

 

- Mes chéries ! s’exclame avec une voix de fausset un petit gros moustachu qui s’avance vers nous en frétillant du derrière. Les deux filles lui font la bise et il nous tend la main et après que Madeleine nous ait présentés, il nous accueille de ce ton minaudant qui appelle des gifles !

- Bienvenue ! Les chéris de mes chéries sont mes chéris !

 

Et il glousse de sa répartie pendant que Didier renfrogné rétorque entre ses dents :

- Et mon cul ?

Sylvia le rappelle à l’ordre et au respect d’un coup de pied dans le tibia :

- J’ai une table dans le fond, dit la moustache qui semble ne pas avoir entendu la réflexion de Didier. Vous serez bien, tranquille, discret tout en étant près de la scène.

 

Et nous les suivons, lui et son derrière rond et gracieux qui ondule entre les tables. Il a un mot gentil pour tout le monde, et s’assure que tout va bien. La salle forme un L ce qui n’était pas visible de l’entrée. Au fond se dresse une petite estrade avec dessus tout le nécessaire pour le karaoké. Dans cette partie de la salle, plus vaste que la première, les tables sont séparées par de fausses haies d’arbustes en plastique qui isolent des voisins mais pas trop haute pour ne pas dissimuler le spectacle de la scène.

Il nous installe au ras de cette dernière en nous confiant que c’est une table réservée aux privilégiés. Quatre couverts, avec fixé au mur une banquette en similicuir grenat et en face deux chaises pivotantes sur roulettes, qui permettent d’un simple effort de se tourner d’un quart de tour ou de se déplacer à sa guise pour regarder la scène.

Sylvia prend place sur la banquette mais repousse Didier qui voulait la suivre :

- Non, dit-elle en riant, ici tu vas t’endormir, je te connais. Mets-toi en face de moi et laisse Charles venir à mes côtés.

 

Il obéit sans moufter. Derrière Trépidant nous tend quatre menus en demandant :

- Désirez-vous un apéritif ?

- Je crois que ça ira pour ce soir, répond Sylvia en montrant Didier du menton.

- J’ai un petit cocktail pas fort, à base de fruit, une nouveauté, permettez-moi de vous l’offrir. …Il n’y a vraiment pas de quoi se saouler avec ça !

- Va pour le cocktail, tranche Madeleine. Merci Maurice

 

Quand il s’éloigne, je m’informe :

- Alors, c’est lui, le fameux Maurice.

- Non, répond Madeleine assise en face de moi, lui c’est Lucien.

- Maurice, c’est qui là dedans ?

- Sa femme, sans doute, répond Didier fataliste.

J’enchaîne :

- Je l’appellerais plutôt Derrière Trépidant, je trouve que ça lui va bien !

- Derrière Trépidant, c’est chou, répète Sylvia en riant.

- En tout cas, reprend, Madeleine, ils sont tous très gentils ici, du patron au dernier des plongeurs.

- Et il n’y a pas de femme ?

- Si, quelques unes. Deux en cuisine à plein temps et en salle des extras les jours de pointe.

- C’est ta cantine ce restaurant ?

- On peut dire ça comme ça. J’y venais déjà du temps des anciens propriétaires. Ce n’était pas le même style, ni la même cuisine, c’était … disons plus populaire.

- Et bien moins cher.

 

Elle a un petit rire gentil et caresse ma main posée à plat à côté de mon assiette sur la nappe bleu nuit parsemée d’étoiles.

- Ne t’inquiète pas, je te fais marcher.

- Cher ou pas, déclare Sylvia, il fait chaud dans cette boite, je me mets à l’aise.

 

Elle retire le gilet bleu ciel et apparaît dans cette robe blanche qui lui va comme un gant et qui lui laisse les épaules et les bras dénudés. La profondeur du décolleté laisse deviner que sa poitrine se promène en toute liberté. Madeleine l’imite et révèle à nos yeux une surface de peau identique mais son corps et moins parfait que celui de son amie tendre comme une pâtisserie.

Je jette un œil à la ronde et déclare à Didier :

- Tu sais mon cher, nous devons faire des envieux avec nos deux beautés, je ne vois pas une seule femme autour de nous qui leurs arrive à la cheville.

- Possible, dit-il au milieu d’un bâillement.

- Il s’en fout complètement, réplique Sylvia en me prenant à témoin. On a beau faire des efforts de toilette, Monsieur s’en moque royalement. … Ce n’est pas comme toi.

Elle me dépose un baiser au coin des lèvres pour me remercier.

- Pas touche ! intervient Madeleine menaçante. Celui-là c’est le mien ! … Il est trop vieux pour toi, occupe toi plutôt du nourrisson.

- Nourrisson, rétorque Didier, … demande à ta copine si j’ai l’air d’un nourrisson quand je suis dans son lit.

- Ah, fait Sylvia avec un air gourmand, je dois avouer que dans ces moments là il est plutôt en avance pour son âge !

 

Nous rions tous les quatre, heureux d’être là, de goûter à cette soirée imprévue et qui s’annonce pleine de promesses. Je désigne la scène et demande à mes deux compagnes :

- Si vous alliez chanter, je pourrais passer entre les rangs faire la quête ainsi nous aurions de quoi nous offrir ce dîner.

- Rassure-toi, dit Madeleine, c’est au programme. Pendant que Sylvia chantera nous pourrons danser toi et moi amoureusement, serrés l’un contre l’autre. … Seulement, il n’y a pas de musique avant vingt deux heures, c’est comme ça. … Vous verrez Sylvia chanter «  Jo le taxi «  en imitant Vanessa Paradis, ça vaut son pesant de cacahuètes ! … J’oubliais, mes petits chéris, comme dirait Lucien, vous nous obligeriez en allant chanter aussi.

- Tiens, annonce Sylvia, voilà Derrière Trépidant et ses cocktails !

 

Le dîner se déroule dans une bonne ambiance, un rien nous fait rire. Didier se restreint sur l’alcool et les vins, Sylvia boit peu mais je ne peux en dire autant de Madeleine qui ne garde jamais son verre vide. Je prends une truite aux amandes et des ris de veaux, les trois autres des huîtres et des brochettes de bœuf. Tout est délicieux, présenté avec goût.

Notre apprenti médecin refait peu à peu surface et devient un compagnon agréable. Il échange de doux sourires complices avec Sylvia et se tient à distance respectable de Madeleine, comme s’il la craignait. Les deux femmes s’entendent à merveille et rient parfois de complicités qui nous sont étrangères. Elles restent somme toute assez calmes, sans doute est-ce le monde qui nous entoure qui les invite à la bienséance.

 

A partir de dix heures la scène est éclairée et quelques personnes se succèdent pour chanter des tubes à la mode avec plus ou moins de bonheur. Nul ne s’est levé pour danser, il faut dire que l’espace réservé pour cet exercice est plutôt réduit.

Puis la salle commence à se vider mais d’autres personnes arrivent, surtout des jeunes et je devine  qu’avec ce changement de clientèle le climat va changer et c’est cela que doivent attendre nos deux compagnes. Le service est rapide, sans erreur, vraiment du grand art. Au moment d’attaquer nos sorbets, une grande fille rousse dans une robe longue vert bouteille monte sur scène et déclenche une marée d’applaudissements, quelque chose de bien plus fort que ce qu’on a vu jusque là. Elle ressemble à la fille qu’on voyait à une époque dans une publicité pour une bière irlandaise.

- Voilà Maureen ! s’exclame Madeleine. Maintenant, fini de rigoler.

 

Elle commence par chanter un vieux rock en anglais, un truc à la mode quand mes parents étaient jeunes. Elle doit connaître les paroles par cœur car elle ne s’aide pas de l’écran sur lequel les paroles défilent. Elle a une tenue sur scène, une manière de regarder le public qui trahissent une grand habitude.

Elle chante ensuite quelques chansons américaines, des succès des années passées et termine par Elvis dont le trop fameux «  Love me tender « qui, enfin, pousse quelques couples sur la piste de danse. Je ne peux refuser la main de Madeleine qui m’entraîne dans un slow qui de tendre au départ devient rapidement plus intime. Elle profite de la présence des autres couples agglutinés les uns aux les autres pour se coller contre moi. A chaque mouvement de hanches elle effleure mes lèvres avec les siennes et quand je tente de m’en saisir elle s’échappe en souriant. On laisse passer ainsi trois quatre danses. A la rousse de feu succède un couple d’une quarantaine d’années qui nous douche de Claude François massacré à un point que c’en devient comique. Le charme est passé.

 

Perdu dans le décolleté de Madeleine je ne me suis pas aperçu que la tension est remontée entre Sylvia et Didier. Madeleine me fait comprendre qu’ils se sont disputés en dansant. Ils sont retournés à table et s’expliquent à voix basse, Sylvia tentant de calmer son compagnon.

Par discrétion, nous nous tenons à l’écart :

- C’est l’heure du trou normand, me murmure Madeleine à l’oreille, tu ne crois pas ?

- Ce soir je suis parti pour croire n’importe quoi.

- Alors suis-moi.

 

Nous nous installons au bar situé à côté de la porte d’entrée en grimpant sur de hauts tabourets style saloon du grand ouest au temps béni d’une époque hélas à jamais révolue. Un grand sec aux allures de croque-mort nous sert un calva. La rousse nous rejoint et embrasse Madeleine sur les deux joues, j’ai droit au même traitement après les présentations d’usage. Vue de près, je confirme qu’il s’agit d’une fille magnifique, au visage dessiné de main de maître, pas un défaut, des traits sans cassure, des arrondis soignés et dès lèvres rouges potelées qui invitent en silence à des baisers de feu. Mais c’est sa crinière surtout qui m’interpelle, cette cascade flamboyante, ces longs cheveux dont le rougeoiement évoque un feu de cheminée un soir d’automne dans un manoir campagnard, ces épaules et son dos enflammés qui appellent les braves soldats du feu de l’amour, les guerriers intrépides que rien ne rebutent, à venir calmer cet incendie des sens, incendie ravageur dont le brave pompier ne peut pas se sortir vivant.

 

A la question qu’elle ne peut manquer de me poser :

- Qu’est-ce que tu fais dans la vie ?

Je réponds la fièvre au front :

- Comptable, mais j’aurais voulu être pompier.

- Pompier, pourquoi ?

- Pour éteindre les braises ardentes de tes cheveux de feu !

 

Elle éclate de rire et Madeleine la suit alors que j’ai débité ma sornette avec le plus grand sérieux dont je suis capable.

- Les braises ardentes de mes cheveux de feu, répète-t-elle, c’est joliment dit. Félicitations ! … Mais mes cheveux, j’y tiens, interdiction d’y toucher. Mais je te conseille d’y faire attention, avec ça, dit-elle en les agitant dans des mouvements de tête répétés, j’enflamme tout ce qui s’approche de moi.

- Trop tard, dis-je, je brûle du feu éternel, j’ai les sens en ébullition, sans jeu de mot, et rien ne pourra plus m’éteindre sauf, …

- Sauf ?

- La fraîcheur d’une bouche aux lèvres imprégnées d’un lait d’une douceur inconnue, de lèvres vermeilles qui diffusent le souffle des Dieux de celui qui fit se dresser les montagnes à l’aube de la terre.

 

J’ai droit à des applaudissements qui soulèvent l’intérêt de quelques visages alentours :

- Un poète ! s’exclame Maureen, ça nous change des fonctionnaires, des militaires ou des agités de la bourse. Dis donc, toi qu’es comptable, si tu fais chanter les chiffres aussi bien que les mots, tes chèques doivent ressembler à des lettres d’amour.

- Bien sûr, laisse moi ton adresse je t’en mets un au courrier demain matin.

- Et pourquoi pas dès ce soir ?

- C’est une idée, dis-je en lui plantant mes yeux dans les siens, mais il te faut chanter encore.

- Avec plaisir. Que veux-tu que je t’interprète ? Si tu as une préférence c’est le moment de le dire.

- Oui, les tables de multiplication.

- Quoi ? s’étouffe-t-elle.

- Oui, tu as appris ça à l’école : deux fois un deux, deux fois deux quatre, deux fois trois six … je suis comptable, chacun ses lubies, … si tu ne connais pas le texte, l’air est simple, mets dessus les paroles qui te chantent.

- C’est promis, m’accorde-t-elle, quand elle a enfin cessé de rire.

 

Une table l’appelle en lui faisant des grands signes :

- Je vous quitte, dit-elle comme à regrets ; Madeleine, ajoute-t-elle en me désignant du doigt, celui là, ne le laisse pas filer ! Fernando, lance-t-elle à l’adresse du barman, mets cette tournée sur mon compte … et on ne proteste pas ou je ne chante plus.

 

- Vous avez l’air de rien comme ça, me dit Madeleine avec un zeste d’admiration dans la voix, mais vous êtes un sacré numéro.

- Je sais, déjà à l’école on m’appelait 205.

Elle rit de nouveau :

- Je ne comprends pas !

- La 205 Peugeot, un sacré numéro, la pub à la télé il y a quelques années.

- Je ne regarde jamais la télé.

- Ce n’est pas comme votre mari.

- Mon mari ? … Ah, Georges, ... ce n’est pas mon mari.

- Votre copain, c’est pareil.

- C’est mon ami, en tout bien tout honneur. Une sorte de grand frère. Vous avez bien vu que nous avons deux chambres distinctes.

- Je n’ai vu que ce que vous avez voulu me montrer.

- En plus il n’habite pas avec moi, il a une chambre comme ça, au cas où.

- C’est pour les clientes sans argent qui paient en nature ?

- C’est déjà arrivé.

- Beau métier que voilà.

- Vous ne me croirez pas si je vous dis que malgré son physique de brute épaisse Georges plait aux femmes. Enfin, à certaines femmes.

- Vous ?

- Oui, mais moi c’est autre chose. Georges m’a aidé quand j’avais besoin de quelqu’un, je ne l’oublierai jamais.

- A qui d’autres, Sylvia ?

- Oui, Sylvia. Certains jours elle en est folle.

- Bonne nouvelle ! Je la croyais folle tous les jours !

 

Elle rit, j’attire sa tête vers la mienne et je l’embrasse à pleine bouche.

- Sylvia et les hommes, il y a de quoi en écrire un livre.

- Un livre érotique ?

- Pas seulement, c’est une garce dans son genre, on ne dirait pas à la voir ainsi avec sa tête de bébé bien rose. Elle en a fait baver des hommes, j’en connais qu’ont perdu la boule à cause d’elle.

- Pourquoi me raconter tout cela ?

- Parce qu’elle vous plait ! Je l’ai vu dans vos yeux.

 

J’appelle le barman :

- Fernando, deux autres calva ! … Non, quatre calva ! … Ils doivent avoir soif nous amoureux à causer ainsi.

Je saute de mon tabouret, les jambes de Madeleine sont à portée de mon nez. Je pose une main sur la cuisse là plus près de moi et je la pétris avec tendresse, elle se laisse faire tout en baissant la tête comme si elle cherchait mes lèvres. Je me hausse sur la pointe des pieds et avant de me saisir de cette bouche offerte je murmure :

- J’ai envie de toi !

- Moi aussi, répond-elle sur le même ton.

- Tout de suite.

Elle rit :

- Pas maintenant, quand même ?

Je rugis :

- Si, immédiatement, sur ce tabouret !

- Ce sont les cheveux de feu qui t’ont incendié, prends donc ces calva, ça va te calmer et allons rejoindre les autres. Je vais t’apprendre à faire patienter ton désir, il n’en sera que meilleur !

- Dans ce cas …

 

Didier et Sylvia ont l’air aussi heureux de vivre que deux composteurs qui se font face sur le quai d’une gare abandonnée.

- Tenez, la jeunesse, voilà qui va vous dérider ! Cessez de vous engueuler, vous avez la vie devant vous pour ça.

On passe ainsi encore une heure à faire des allers retours sur la piste, buvant un verre entre deux danses, discutant de tout et de rien avec des gens qu’on ne connaît pas. Sylvia ne s’est pas faite priée pour monter sur la scène et inondée la salle de sa voix chaude et sensuelle. Elle a un joli répertoire, allant de la chanson d’amour classique jusqu’à quelques chansons paillardes qui lui valent un franc succès d’autant qu’elle agrémente son tour de chant de contorsions plus ou moins farfelues qui sont destinées à révéler au public les parties de son corps qu’elle tient habituellement cachées.

Tournant sur elle-même, elle parvient à faire valser sa robe pourtant étroite jusqu’à nous révéler la couleur de sa culotte, blanche pour la circonstance, ce que je savais déjà.

Si elle a peu bu pendant le repas, elle se rattrape sur les digestifs, et après le premier calva que j’ai rapporté du bar, elle s’est mise à l’armagnac et doit en être à son troisième verre. Excédé par le numéro de piste de Sylvia, Didier se lève d’un bond de sa chaise, enfile sa veste et déclare :

- Il est tard, demain je bosse, bonne fin de soirée à tous.

Il sort de son portefeuille trois billets de cent francs en précisant :

- C’est tout ce que j’ai.

- Ne t’en va pas comme ça, lui dis-je, attends au moins que Sylvia revienne.

- Je suis crevé ; de plus, elle m’agace. Tu lui diras que je vais chez son frère. Il n’habite pas très loin. Elle fera ce qu’elle voudra, on règlera cette histoire un autre jour.

Et il nous plante là, Madeleine ne faisant rien pour le retenir :

- Laisse, c’est un jaloux, j’ai déjà dit à Sylvia de s’en débarrasser, ce n’est pas un gars pour elle.

- Et Christian là dedans, c’est qui ? Son frère ?

- Non, Christian c’est son assurance-vie. Il la loge, la nourrit, lui donne de l’argent, lui procure des rôles … elle veut être actrice, tu sais !

- J’avoue qu’elle a un talent fou.

 

Sa chanson terminée, Sylvia nous rejoint, de la scène elle a assisté au départ de Didier. Elle hausse les épaules quand je lui demande pourquoi elle ne lui court pas derrière :

- Je le connais, quand il a sa mauvaise tronche, il ne vaut mieux pas insister.

- Il n’avait pas l’air d’apprécier ton numéro tout à l’heure.

- Je sais ! Mais je l’avais prévenu, je suis comme je suis et rien ne me fera changer, c’est à prendre ou à laisser. Je ne lui ai jamais rien demandé moi, c’est lui qu’est venu me chercher.

- En tout cas, si tu continues comme ça, tu vas finir par te faire violer.

- Si c’est par toi, je jure de ne pas porter plainte. … Et plains toi, tu ne m’as pas encore vu dans mon numéro de strip-tease !

- Mais je te parle sérieusement.

- Moi aussi, dit elle avec cet air de petite fille timide et bien élevée que je lui avais trouvé le premier jour.

 

A mon tour de hausser les épaules, mais Sylvia se méprend sur mon geste et pense que je vais suivre Didier :

- Oh ! s’énerve-t-elle, ne nous joue pas le petit père la pudeur ! Est-ce que je te demande ce que tu as fait l’autre soir avec Sandra et Nathalie.

Se tournant vers Madeleine elle enchaîne :

- Deux nanas, monsieur est parti se coucher avec deux nanas, rends toi compte et maintenant il vient me faire des remontrances sur ma tenue comme si c’était mon père !

Je m’approche d’elle, faisant rapidement les trois pas qui me séparent d’elle. J’attrape son joli menton entre deux doigts alors qu’elle tente un mouvement de recul croyant que j’allais la gifler :

- Du calme ma toute belle, je ne te donne aucune leçon ! Je trouve seulement dommage que tu ne tentes rien pour rattraper Didier ce qui nous aurait permis à tous les quatre de finir la soirée aussi joyeux qu’on l’avait commencée. C’est tout !

 

Et je la relâche, à regrets, elle aussi à une bouche sur laquelle j’aimerais bien me rassasier durant quelques éternités :

- Je ne peux pas lui donner tort, se dédouane Madeleine.

Sylvia accuse le coup, et semble revenir sur terre, emplie d’une triste lassitude. Elle reprend sa place autour de la table et se prend la tête à deux mains. Je viens m’asseoir près d’elle et Madeleine se joint à nous comme si on faisait front tous les trois contre un adversaire invisible :

- Didier ne comprend pas que je veuille m’amuser, dit-elle doucement. Je l’aime bien, il est gentil et le pauvre a longtemps soupiré après moi pour que je croie aujourd’hui à la sincérité de ses sentiments. … C’est cette pièce à la con qui l’a rendu fou ! … Tu sais, cette scène où nous sommes allongés derrière le canapé quand le frère et la sœur explore leurs corps, se découvrent mutuellement pendant que l’intérêt du moment se déroule autour de la table … un soir de répétition, j’avais du boire un peu trop, j’ai été un peu trop loin dans notre jeu, nul ne s’est aperçu de rien et Didier n’a rien dit, il s’est laissé faire, trop craintif en cet instant pour me rendre la pareille. Depuis, il me tanne et il y a quinze jours je lui ai cédé. … je ne lui reproche rien, il est mignon, et il y a longtemps que j’ai envie de lui.

- Christian est au courant ?

- Non, je n’aime autant pas ! … Je ne pense pas qu’il y trouverait à redire mais je n’ai jamais pris l’habitude de l’informer de mes amours passagers, de mes incartades …

- De tes infidélités.

- Tout de suite les grands mots, se rebiffe-t-elle ; … pour qu’il y ait infidélités il faudrait qu’il y ait au départ un serment, une promesse, nous, il n’y a jamais rien eu de ça. Christian a mis les points sur les i dès le départ et c’est mieux ainsi. On vit ensemble, ça d’accord, on se fait du bien de temps en temps mais pour le reste chacun est libre.

- Et si tu rencontres quelqu’un auquel tu t’accroches, que se passera-t-il ?

- Oh, je sais bien que cela doit arriver, Christian m’a prévenue, mais j’ai encore le temps. … Quand ce sera là, on en discutera et on avisera. Je peux lui avouer mes amours, mais pas mes coucheries, ça ne l’intéresse pas.

- Belle jeunesse ! commente Madeleine.

Mais Sylvia n’a pas fini :

- Didier ne comprend pas cela, il veut du solide, du concret, il veut qu’on se cherche un appartement, j’ai beau lui dire que je ne veux pas habiter avec lui, il se cheville à cette idée comme un flic à son képi. … D’un autre côté je l’aime bien, je crois qu’il passe trop tôt dans ma vie. Il faudrait qu’on se sépare et qu’on se retrouve une fois qu’il sera médecin, bien installé dans la vie. Maintenant, je risque de tout lui faire gâcher.

 

Maureen, de retour au micro nous déroule un slow larmoyant qui est de circonstances. Sylvia se lève, interroge du regard Madeleine qui approuve d’un signe de tête et nous voilà tous les deux sur la piste dans les bras l’un de l’autre. Ce n’est certes pas la première fois de la soirée, nous avons déjà effectué quelques danses effrénées, mais celle-ci a un petit goût particulier de tendresse, un zeste de sincérité, on évolue sans masque et Sylvia est sortie de la folie qui l’habitait depuis une heure.

Il nous semble nous connaître depuis longtemps, nos yeux se reconnaissent, nos sourires se saluent avec un peu de timidité et nos lèvres s’effleurent sans se rejoindre vraiment. Il y a du sublime dans cette fille, et je ne parle pas que de son physique, elle est entière, ses sentiments courent sur son visage, s’éclairent dans ses yeux et elle les utilise comme forcée, malgré elle, parce qu’elle ne peut pas faire autrement, comme un pianiste qui devant un clavier ne peut s’empêcher de jouer quelques notes.

Ses gestes, ses paroles révèlent sa pensée, chez elle il n’y a pas de réflexion, tout est brut, ça vient comme ça sort ce qui ne signifie pas qu’elle n’est pas intelligente mais simplement que son extrême affectivité la contraint à faire éclater les émotions qu’elle ne peut contenir. Pour des choses moins affectives elle est certainement plus réfléchie, plus réservée, plus avisée.

- Sandra et toi, ça a donné quoi ?

- Sur un plan sexuel, rien ! Sur d’autres, c’est une fille intéressante.

- Elle t’a plu en tout cas ; l’autre soir tu ne la décollais pas.

- Nous discutions, nous nous sommes trouvé des amis communs.

- Tu m’en diras tant. … Tu sais qu’elle a une nette tendance à préférer les filles.

- C’est peut-être pour cela que je m’entends si bien avec elle !

- T’es bête, sourit-elle, … tu sais qu’on s’est posé la question un moment, … elle et Nathalie.

- Aucun risque.

- Je crois. … T’as couché avec Nathalie ce soir là ?

- Non plus. Elle s’est couchée sans savoir où elle était et ne s’est même pas aperçue de ma présence.

- Tu la connais bien, Nat ?

- Un petit peu.

- Qu’est-ce qu’elle a à picoler comme ça, parce que ce n’est pas le premier soir où on la ramène sur une civière.

- Elle est amoureuse.

- Ca lui passera !

- Non, je ne crois pas. Tout le monde n’est pas comme toi.

- C’est un reproche ?

- Non, nous sommes tous différents c’est tout.

- C’est qui son amoureux ? Toi ?

- Non.

- Qui ? … Quel genre ?

- Un genre que tu connais bien.

Elle fronce les sourcils montrant ainsi que ma phrase agite son cerveau :

- Quelqu’un que je connais ?

- Oui.

- Didier ?

- Non, mais tu te rapproches.

- Christian !

Cette révélation la stoppe au milieu d’une danse, elle en reste bouche ouverte :

- Christian, répète-t-elle comme pour mieux s’imprégner de cette réalité. Tu es sûr de toi ?

- Je le tiens de Nathalie elle-même. Bien sûr cela doit rester entre nous.

- Ca va de soi.

- Vous ne le saviez pas ? Christian et toi vous ne vous êtes aperçus de rien ?

- Non, je débarque. Et Christian ne m’a jamais rien dit. … Tu sais, Nathalie on la voit peu. C’est dommage car elle est excellente sur scène mais elle ne peut pas toujours se libérer. Elle parle peu d’elle-même, on ne lui connaît pas d’amis je l’ai cru longtemps acoquinée avec Sandra alors de là à me douter qu’elle pouvait être amoureuse de Christian. … Mais amoureuse, vraiment amoureuse, ou alors c’est juste une tocade ?

- Je la crois sincèrement éprise.

- Hé bien, si je m’attendais à cela. La pauvre !

- Pourquoi la pauvre ?

- Parce que Christian n’est pas un garçon pour elle, les sentiments sérieux et durables, ce n’est pas sa tasse de thé. C’est pour ça que je m’entends bien avec lui, nous partageons le même appartement pour des raisons pratiques, pour le reste chacun fait ce qu’il veut.

- Pourtant Sandra et Nathalie en parlant de vous évoquent un couple très uni.

- En apparence, oui ! Nous sommes un peu comme frère et sœur, on est capable de vivre ensemble sans trop s’engueuler tout en menant notre vie chacun de son côté.

- Il y a longtemps que ça dure cette vie commune ?

- Trois ans ! J’ai eu de la chance de rencontrer un type comme lui, j’étais plutôt paumée à l’époque. J’ai perdu mes parents dans un accident de la route, complètement stupide, stupide et révoltant. On suppose qu’ils se sont mis au fossé pour éviter une voiture qui arrivait en face et dont on n’a jamais retrouvé le chauffeur. Mon frère était déjà marié, il a repris l’appartement de nos parents dans le quartier et j’y ai gardé ma chambre, ils n’ont toujours pas d’enfants. Christian habite Montmorency, un pavillon assez agréable mais son métier de représentant l’expédie souvent en province et quand il n’est pas là je reste dormir rue Rodier, c’est même assez pratique !

- Et tes études ?

- Mes études ! pouffe-t-elle ; c’est juste pour dire que je fais quelque choses de mes journées, je suis inscrit en première année d’Histoire de l’Art, mais j’y mets rarement les pieds.

- Que fais-tu alors ?

- Je suis inscrite dans une agence de mannequins, ou d’hôtesses, comme on veut. Ca te fait sourire ?

- J’ai une amie, qui a fait la même chose.

Je donne le nom de Flora mais il n’évoque rien à Sylvia :

- Il y a plusieurs agences de ce style sur Paris, alors tu sais … Peut-être l’ai-je déjà rencontrée. … Flora ? Ce n’est pas elle que tu as appelée tout à l’heure ?

- Si ! Excellente mémoire, ma chère !

- Merci. Elle habite chez toi ?

- Pour l’instant, oui. Je la dépanne quelques temps, elle vient juste de trouver un boulot.

- Comme hôtesse ?

- Non, dans une banque.

- Elle se recycle, c’est bien ! Parce que comme métier à la con, hôtesse, on a rarement fait mieux !

 

C’est la fin d’un slow, le troisième ou quatrième que l’on danse de suite. Du menton, Sylvia m’indique Madeleine qui assise sur sa chaise, se morfond en cavalière abandonnée :

- Tu devrais t’occuper d’elle, me dit Sylvia ; si non c’est moi qui vais trinquer. Elle va encore me reprocher de lui soulever ses soupirants. … Tu comptes dormir chez elle cette nuit ?

- Comme elle voudra. Pourquoi ?

- Parce que je ne sais où dormir. Didier est rentré chez mon frère, mais je voudrais profiter de ce qu’il est fâché pour couper les ponts, ou en tout cas entamer une procédure de rupture.

- Procédure de rupture ! Tu parles comme un avocat. Et qu’ai-je à voir là dedans ?

- Si tu couches chez Madeleine, il n’y a pas de place pour moi.

- Va dormir avec Georges.

- Il habite trop loin, de l’autre côté du périph.

- Mais je croyais qu’il avait sa chambre à côté de celle de Madeleine ?

- Mais non, c’est la chambre de Régis.

- Qui est-ce Régis ?

- C’est le frère de Madeleine, celui qu’est en prison ! Madeleine tient sa chambre fermée à clefs et nul n’a le droit d’y entrer en son absence. … Elle t’a dit que c’était celle de Georges, …

 

Elle rit doucement et son visage embellit pour atteindre la plénitude de la perfection. Je murmure à son oreille :

- Madeleine a un grand lit, on peut y dormir à trois.

Elle continue à sourire les yeux fermés, nous avons continué à danser alors qu’il n’y a plus de musique.

- Techniquement c’est faisable, il y a la place. Moralement, c’est discutable, encore que je ne suis pas une farouche adepte de la moralité mais, une chose est sûre, il nous faut l’accord de la propriétaire du lit.

- Exact ! Allons lui demander.

 

Madeleine accueille cette proposition avec un sourire indulgent, comme la mère de famille qui couvre les espiègleries de ses enfants, mais elle ne donne pas une réponse franche sur le sujet. On s’installe de nouveau autour de notre table, pendant nos danses successives, Madeleine a fait remplir nos verres, armagnac pour Sylvia, calva pour nous deux.

- Cette robe me serre de trop, constate Sylvia en s’asseyant à côté de moi.

 

Elle se redresse pour la retrousser jusqu’à la taille d’un geste si rapide, que nul n’a pu le voir. Puis elle se rassoit en se serrant contre moi cachant ses jambes de rêve sous la table et en murmurant d’une voix qui lui permet d’être entendu de Madeleine :

- Mate un peu mes cuisses, chéri, je suis certaine que tu n’en as jamais vu d’aussi belles. … Tu peux les toucher pour en apprécier la qualité.

- Chaque chose en son temps !

 

C’est tout ce que je trouve à répliquer car je sens que comme Didier plus tôt dans la soirée, Madeleine commence à se lasser des provocations répétées de son amie.

- Tu sais que notre ami Charles vit avec un mannequin, lance Sylvia décidément en pleine forme.

- C’est faux, je vis seul. Je loge une amie le temps qu’elle se trouve en toit. Il se trouve que c’est une fille magnifique qui comme Sylvia fait des piges pour des salons !

 

La conversation risque de s’enliser car de toute évidence, Sylvia a trop bu et devient de plus en plus bavarde en alignant des phrases décousues tandis que Madeleine à l’inverse, s’enfonce dans un mutisme, elle ne répond plus que par signe. Heureusement, Maurice, alias Lucien, alias Derrière Trépidant nous rend une visite d’amitié une bouteille de champagne dans une main et Maureen dans l’autre :

- Mes chéries, mes chéries, inonde-t-il nos oreilles de sa voix sirupeuse ; vous ne refuserez pas la coupe de l’amitié offerte par la maison ! Et notre ami non plus !

Je réplique joyeusement :

- Certainement pas !

Il s’installe devant la place vide laissée par Didier et entreprend d’ouvrir sa bouteille. Maureen dispose des flûtes sur la table et du regard cherche une chaise vide. Je l’attrape par la main comme elle passe près de moi et lui offre mes genoux pour s’asseoir.

- Les genoux d’un poète, s’exclame-t-elle avec un faux émoi, je ne sais si je peux !

Devançant tout le monde, Sylvia réplique :

- Bien sûr que si que tu peux !

Et joignant le geste à la parole elle repousse la table pour permettre à Maureen de se glisser derrière. Maurice apercevant alors ses cuisses dénudées ne peut s’empêcher de rougir et Maureen laisse son regard courir dessus en murmurant :

- Splendide !

- Je suis trop serrée dans cette robe, excusez-moi pour ce laisser aller ! Je crois que j’ai encore grossi.

- Avec tous les alcools que t’ingurgite, rien d’étonnant, lance comme une pique Madeleine qui semble se réveiller.

- Je suis capable de rester plusieurs jours sans en boire une goutte, tu le sais bien, ma chérie !

 

On boit à notre santé, à nos amours, à la France qui dans quelques jours va se choisir un président pour sept ans, à la prospérité de «  Chez Maurice «, aux cuisses de Sylvia, aux cheveux de Maureen, qui d’ailleurs s’appelle Jacqueline et arrive tout droit non pas d’Irlande mais de Maubeuge, au café de Madeleine ...

Derrière Trépidant se montre un hôte charmant, très cultivé, à l’esprit curieux, non dénué d’humour. Bien calée sur mes genoux, le dos appuyé sur mon ventre, Maureen a l’air ravi de sa position et ne rate pas une occasion de m’envoyer ses cheveux roux dans la figure que je suis sans cesse obligé de dégager d’un revers de main si je veux apercevoir mes compagnons de beuveries.

C’est pour cela que je mets un peu de temps pour voir sa main droite qui par instants s’évade sur les cuisses de Sylvia et laisse ses doigts agiles et rapides courir sur cette peau au grain parfait. Ma voisine n’est nullement troublée par cette incursion, et participe à la conversation générale comme si elle ne s’apercevait de rien, ou comme s’il s’agissait d’une vieille habitude.

Quand elles comprennent que j’ai découvert leur jeu elles m’adressent l’une et l’autre des sourires complices et tendres sans que Madeleine et Lucien devinent quoi que ce soit et je finis par me demander si ce petit jeu n’est pas destiné à mon unique plaisir, comme un cadeau gratuit.

 

Puis, Lucien nous quitte et passe à la table à côté en emportant hélas, sa bouteille. Maureen se tourne vers moi et déclare :

- Je te dois une chanson ; dis moi laquelle, une que je chanterai rien que pour toi. Choisis vite, le restaurant ferme à une heure.

Je propose «  Riders of the Storm «  des Doors.

- Je la connais peu, je ne sais même pas si elle se trouve dans le répertoire de l’appareil.

- Et bien allons voir, dis-je en la prenant par la main et pas fâché de laisser les deux autres régler entre elles leur problème de couchage.

Nous trouvons la chanson, ce karaoké en possède d’ailleurs un stock impressionnant.

On lance la musique et aussitôt les gouttes de pluie se font entendre derrière l’accompagnement envoûtant. D’une pression de la main sur la mienne qu’elle n’a pas lâchée, Maureen déclare :

- Chantons ensemble !

Encore piégé Charlot, me glisse ma raison de sa petite voix d’enfant battue.

 

Eh bien, qu’on se le dise, mes débuts sur une scène, aussi modeste soit elle, furent loin d’être ridicules. Après quelques erreurs à mettre au compte d’un duo improvisé et donc en manque d’expérience, nous nous en sommes bien tirés malgré quelques fous rires en ajoutant aux difficultés, la longueur de cette chanson d’environ sept minutes. Nous avons droit à un tonnerre d’applaudissements et en prime je récolte un long baiser sur la bouche de ma partenaire qui déclenche une nouvelle envolée de bravos des plus passionnés auxquels ne manquent pas de s’associés mes deux compagnes d’un soir de loin les plus délirantes de tous les spectateurs. Lucien nous rejoint avec sa bouteille et j’ai droit à un nouveau verre de son délicieux champagne. Cette fois la soirée tire à sa fin, le peu de convives restants se dirigent petit à petit vers la sortie. Il est bientôt une heure du matin et la fatigue commence à se faire sentir, l’alcool ingurgité alourdissant son poids sur mes paupières.

Je sors mon carnet de chèques, demande un stylo à Madeleine qui me dit doucement comme si elle s’adressait à un handicapé mental :

- Attends peut être de voir la note avant de faire un chèque.

Je ne réponds rien. De ma plus belle écriture j’écris là où d’ordinaire on inscrit la somme en lettre «  A Maureen et ses cheveux de feu qui, pour l’éternité, m’enflammèrent un soir et plus si affinités … « 

- Elle en a de la chance Maureen ! s’exclama me Madeleine. De ma vie, je n’ai jamais reçu un mot doux aussi original que bien tourné.

- Patience, répondis-je calmement. … Je donne ça à Maureen et on se retrouve à la caisse, j’ai comme l’impression qu’on va devoir être à plusieurs pour porter la grosse facture qui nous attend.

Maureen discute dans un coin avec deux hommes en tenu de mafioso, ne leur manquent que le chapeau. Elle les quitte de quatre bises sur les joues et vient vers moi :

- Mon poète ! s’exclame-t-elle, Maurice te fait savoir qu’il aimerait te revoir ; il a apprécié ton tour de chant.

- Ah bon, dis-je rassuré, tu m’as fait peur !

Elle rit et vient se serrer contre moi pour m’embrasser avec plus d’effusions que nécessaire :

- Chose promise, chose due, lui dis-je en tendant le chèque que je maintiens plié en deux.

- Qu’est-ce que c’est ?

- Le règlement convenu au départ.

- T’es fou ! s’écrie-t-elle avec un mouvement de recul.

 

Je m’avance vers elle et lui glisse le chèque dans le col de sa jolie robe verte au décolleté très stricte, qui ne laisse place à aucun rêve, le reste de sa personne suffisant largement :

- Tu verras, c’est un chèque assez spécial ! Attends que je sois parti pour le regarder.

- Comme tu voudras, répond-elle en se prenant au jeu.

Nous nous quittons après l’échange des quatre bises mutuelles en vigueur de nos jours sur Paris.

 

Mes deux belles m’attendent à la caisse, un œil déjà enfoui dans un sommeil réparateur et mérité. Je jette un regard sur le montant de la petite note que Maurice me tend avec un sourire mielleux tout en me complimentant sur mes talents de chanteur en m’assurant que je pouvais désormais les faire fructifier à volonté dans son établissement. Didier avait eu une bonne intuition en laissant trois cent francs au moment de partir. Sylvia étant aussi dépourvue financièrement que moralement nous partageâmes sa part entre Madeleine et moi.

Et nous nous retrouvons tous les trois sur le trottoir de la rue des Martyrs plongée dans la nuit. Derrière nous « Chez Maurice «  a éteint ses derniers feux et il m’a bien semblé que la belle Maureen et restée à l’intérieur. Sans doute fait-elle partie du personnel ? C’est vrai que je l’ai vu faire le tour des tables comme si elle connaissait chaque client personnellement.

 

Sylvia accuse le coup, elle s’accroche au bras de Madeleine pour ne pas tomber, elle essaie de nous faire comprendre quelle veut aller au lit mais pas dormir toute seule.

Madeleine me la colle dans les bras :

- Tiens, dit-elle, je n’en peux plus ! Fais en ce que t’en veux !

- Ce n’est pas elle que je veux c’est toi !

- Il est trop tard, et épuisés comme nous le sommes nous ne serons tous deux que de piètres amants. On va remettre ça à plus tard. Le mieux est que tu m’aides à ramener Sylvia chez moi. Je la coucherai, puis je te ramènerai chez toi. J’ai une voiture.

- On va appeler un taxi, tu n’es pas en état de conduire. J’aurai trop peur qu’il t’arrive quelque chose au retour.

- Tu es gentil, dit-elle en me caressant la joue. Le problème c’est que maintenant les taxis se font rares et chers. … Dors chez moi, si ça ne te dérange pas, tu rentreras demain matin, je me lève tôt, six heures et demie et j’ouvre le café aussitôt. A cette heure là, tu auras un taxi plus facilement.

Je ne saurais refuser une telle proposition. L’essentiel est que je sois chez moi assez tôt, si possible avant le réveil de Flora, et que j’ai le temps de me doucher et me changer.

 

Dix minutes plus tard, je benne Sylvia sur le canapé où quelques heures plus tôt Georges regardait la télé. Madeleine veut la dévêtir mais se ravise et m’appelle :

- Tiens, dit-elle, enlève lui cette robe avant qu’elle ne me la mette hors d’état. Tu as largement mérité ce cadeau.

La salle est éclairée, Sylvia parait dormir mais quand je pose mes mains sur elle je la vois qui sourit bien qu’elle garde les yeux fermés et je devine tout de suite qu’elle s’amuse encore. Et je suis obligé de me demander si là aussi, il n’y a pas un accord entre les deux femmes sur ce déshabillage.

Elle ne fait cependant aucun effort pour m’aider et Madeleine vient à ma rescousse après être allée lui chercher une couverture. Enfin elle apparaît seulement vêtue d’une culotte et au moment où Madeleine couvre son corps exquis et poupin elle ouvre les yeux et murmure comme si elle dormait :

- Papa, Maman, vous ne m’embrassez pas ?

- Mon Dieu ! s’écrie Madeleine, voilà qu’elle nous prend pour ses parents.

Impossible de savoir si Madeleine se laisse prendre au jeu de Sylvia ou si elle cache sa duplicité à merveille. Elle se penche sur elle et l’embrasse d’un court baiser sur les lèvres :

- A toi, murmure-t-elle sans parvenir à dissimuler un sourire.

J’ai à peine le temps de me pencher que Sylvia passe ses bras autour de mon cou et colle sa bouche sur la mienne avec une fougue pas banale pour quelqu’un qui dort. Puis, elle laisse sa tête tomber en arrière et semble s’enfoncer dans le sommeil du juste, satisfait de sa journée de labeur. Un sourire vainqueur flotte sur ses lèvres.

 

Madeleine remonte la couverture jusque sous son menton et nous nous apprêtons à la quitter mais il ne sera pas dit qu’on en ait fini pour autant avec elle. La voilà soudain qui s’agite, remue sous sa couverture et qui, sans que nous ayons eu le temps de réagir, nous jette sa culotte à la figure en s’écriant comme si elle rêvait à voix haute :

- J’ai vraiment grossi !

 

Puis elle replonge dans l’immobilité de l’enfant sage et cette fois-ci définitivement.

 

Madeleine me prend par la main et nous montons l’escalier en silence. Sur le palier, je lui glisse à l’oreille :

- Vous faites une belle paire toutes les deux.

Pour toute réponse elle me colle contre le mur et m’embrasse avec une avidité étonnante pour quelqu’un qui se disait fatigué il y a dix minutes. Comme je lui en fais la remarque elle se contente de répliquer :

- Je vais prendre une douche, ça va encore mieux me ranimer.

- Chut, dis-je, tu vas réveiller Georges.

Elle rit :

- Il n’est pas là et tu le sais !

 

J’hoche la tête en mesurant encore une fois la complicité joyeuse de ces deux femmes.

- Je te suis, dis-je en me dirigeant vers la salle de bains. … Prenons notre douche ensemble, nous économiserons un peu d’eau.

- Excellente idée, réplique-t-elle comme si je lui proposais une petite promenade digestive.

21 juin 2011

25 avril 1988

lundi 25 avril

 

Flora part vers son nouveau travail, guillerette et insouciante. Vêtue d’une robe légère et courte de couleur jaune, le jaune du canard qui sort le dimanche, elle ne court aucun risque de passer inaperçue.

Nous rejoignons à pieds la station Denfert-Rochereau pour récupérer la ligne 6 qui chaque matin me conduit à l’Etoile. Dans le wagon, les hommes s’écartent pour lui faire de la place avec un sourire pour elle et un regard assassin pour moi.

A l’Etoile nous nous séparons puisqu’elle prend une correspondance pour se rapprocher de la rue Murillo. Après les quatre bises réglementaires elle promet d’essayer de m’appeler dans la journée pour me raconter ses débuts dans sa nouvelle profession. Rue de Berri, on ne parle que des élections de la veille, sujet auquel j’évite de mêler dans la mesure du possible.

Les frères Lopaire sont là et s’enferment dans le bureau de Bertrand en compagnie de Mizeron et Denise. J’interroge discrètement Michelle sur cette réunion surprise mais elle ne semble pas en connaître le motif. Y aurait-il des changements en vue par rapport aux dernières décisions prises. Ce n’est tout de même pas le résultat du premier tour qui vient dicter la politique des deux frères ?

 

A dix heures ils ressortent tous les quatre avec des mines émerveillées d’enfants au matin de Noël. Fausse alerte, il n’y a rien de grave. Bertrand prend la parole pour s’adresser à tout le personnel. Il annonce officiellement que Mizeron est muté à la Défense, que Denise prend son poste et que celui de Denise me revient à partager avec Rose-Marie, une brave mère de famille proche de la cinquantaine et qui doit sans doute sa promotion à son ancienneté. Bien entendu tout cela doit s’arroser, un pot géant sera organisé jeudi soir de la semaine prochaine à partir de dix-huit heures, à charge pour les bénéficiaires de ce changement d’organigramme d’en assurer la mise en place et la réussite. Les conjoints sont invités.

Dix minutes plus tard, ce futur cocktail a détrôné les élections d’hier dans les conversations ; c’est toujours ça de gagné. Autre sujet de débat que j’allais oublier, mon costume et ma cravate qui ne manquent pas de surprendre mes collègues plus habitués à mes jeans. Cependant, ils suscitent plus de regards admiratifs que de quolibets.

 

Denise nous prend à part, Rose-Marie et moi pour nous détailler ce que sera notre binôme : suivi de dossiers et du travail des autres pour Rose-Marie, relation avec les clients pour moi ce qui entraînera beaucoup d’heures à l’extérieur, ce qui n’est pas pour me déplaire. Puis deux à trois fois par semaine, en compagnie de Denise, un point sur le suivi de nos travaux respectifs, synthèse et décisions à prendre.

La bonne entente qui a toujours régné entre nous trois doit garantir notre succès avec en priorité la lutte contre les retards chroniques dans le bouclage des dossiers dus jusqu’à présent, selon Denise, à Mizeron, dont l’organisation et les décisions ont toujours été appliqué dans un seul sens, sans consultation.

A midi nous déjeunerons avec Michelle, aux frais des frères Lopaire précise-t-elle, pour discuter et mettre en place les bases de notre future collaboration.

 

Dans la matinée j’arrive à joindre Sandra chez elle. Le lundi elle ne travaille pas, sa parfumerie étant fermée. Elle me remercie pour le parfum, me dit qu’il ne fallait pas, accepte avec difficultés un rendez-vous mais pas chez elle et encore moins chez moi. Il me faut coûte que coûte lui parler de Laure, connaître d’autres détails et savoir si Arielle ne serait pas cette fameuse gouvernante dont elle m’a parlée l’autre soir. On convient de se retrouver jeudi soir, je passerai la prendre à sept heures à la sortie de son travail.

A midi, j’appelle avenue Kléber, c’est Laure qui décroche :

- Ah, Charles, je croyais que tu avais oublié mon existence !

- Impossible ! J’ai beau essayer je n’y arrive pas.

- Tu as eu mon message ?

- Oui, c’est pour ça que je t’appelle, pour des précisons. J’avoue ne pas bien avoir compris ce que tu attends de moi.

- C’est simple, pourtant. … Tu connais les nouvelles. Jean-Bernard ne veut plus se Marier ; avec moi, s’entend. Il m’a annoncé cela sans pincette, ce grand crétin prétentieux. Je suis allée me réfugier chez mes parents quelques jours pour digérer et oublier. … Non mais, tu te rends compte, me faire ça à moi ! … Enfin, n’en parlons plus. … Je suis donc libre à nouveau. Avec toi, mon petit Charlot, je ne sais pas sur quel pied danser. Par moments tu me fais comprendre que tu m’aimes, à d’autres j’ai l’impression que tu me hais, à d’autres encore, tu me fous franchement la trouille. Donc, si tu tiens à ce que notre relation amoureuse prenne de l’ampleur, il te faudra annoncer publiquement ton amour pour moi.

- Une déclaration de presse en quelque sorte.

- Ne te moque pas de moi, s’il te plait. Tu sais combien je tiens à toi.

- Non, Laure, je n’en sais strictement rien ! … Tu exiges des preuves d’amour alors que tu n’es pas prête à en donner. C’est peut-être pour ça que Jean-Bernard t’a claqué dans les mains.

- Qu’est-ce que tu racontes ! Tu ne sais même pas de quoi tu parles. Ecoute plutôt ce que je te propose : si tu tiens à moi, mais seulement si tu y tiens, viens dîner mercredi soir, nous reparlerons de tout cela.

- Pourquoi pas.

- Tu viendras ?

Je note comme un soulagement dans sa voix, comme si ma présence à son dîner la comblait.

- Je viendrai.

- Tu ne te défileras pas comme souvent ?

- Pas souvent, non. Quelques fois, à la rigueur. Mais je serai chez toi ce mercredi à vingt heures.

- Super, Charles ! Tu ne peux savoir comme ça me fait plaisir. … Je crois que nous deux, on peut tenter quelque chose.

 

Tout cela énoncé avec une sincérité à émouvoir une statue. C’est vrai que ma belle fait du théâtre :

- C’est gentil à toi d’être passé voir Gilles samedi, continue-t-elle, il a vraiment apprécié. Grâce à toi son humeur va rester au beau fixe toute la semaine. Je t’embrasse, à mercredi.

 

Puis long et excellent déjeuner débordant sur l’horaire avec la bénédiction de la direction, entre une Rose-Marie qui justifie son prénom en rosissant de fierté pour cette promotion, une Michelle épanouie qui a du passer les trois-quarts de son week-end sous la couette avec Olivier (ces deux frustrés ont de l’amour à rattraper) si on en croit ses sous-entendus d’ailleurs bien étonnants pour une personne qui jusque là nous avait habitué à plus de réserve et une Denise avec des airs de Reine d’Angleterre pavoisant un jour de fête et qui, assise en face de moi, promène ses pieds le long de mes jambes et me jette dès qu’elle peut des regards emplis de frénésie.

Elle nous expose ses idées quant à la marche de notre future association en nous rappelant à tout instant que seul le travail en équipe paie, que nous devons pratiquer une franche, saine et permanente communication entre nous et ne jamais laisser les difficultés et les problèmes nous envahir mais qu’ils doivent être traqués et résolus dès qu’ils pointent le bout de leur nez.

 

Michelle parvient à me glisser des nouvelles d’Olivier, me demande si mon week-end a été bon, s’inquiète aussi pour celui de Flora  et s’étonne que je sois resté silencieux ces deux jours. Elle me réitère son invitation à dîner et exige que nous fixions une date dès maintenant.

On se met d’accord pour mardi prochain à charge pour moi de convaincre Flora.

 

Cette dernière m’appelle vers quatre heures enchantée se sa journée :

 - Une équipe formidable, des gens sympathiques, des collègues qui se plient en quatre pour lui être agréable et un travail bien plus simple que ce qu’elle s’était imaginée, répète-t-elle dans le combinée aussi emballée que Michelle quand elle me parle d’Olivier.

Je promets de passer la prendre en quittant la rue de Berri bien que ce ne soit pas mon chemin. Mais elle se déclare claquée, et ne se sent même pas le courage de rejoindre les autres pour le traditionnel cinéma du lundi.

- Vas-y si tu veux, dit-elle, mais sans moi.

 

Avant de partir Denise me confirme que les trois jours qui viennent nous serons en clientèle et que ce devrait être suffisant pour que j’assimile toutes les ficelles de cet exercice. Elle me félicite pour mon costume :

- Pas mal ! Mais tu devrais porter des couleurs plus claires pour contraster avec ton teint bronzé de jeune premier. J’ai comme l’impression qu’il va te falloir quelqu’un pour t’apprendre à monter une garde robe. Tu vis seul … ça se voit !

Avant de quitter les bureaux, je retrouve au fond de ma poche le papier sur lequel Monique a noté le numéro de téléphone où la joindre. Je tente ma chance, j’ai encore un peu de temps. C’est sa fille qui répond :

- Ah, s’écrie-t-elle, on se demandait si vous appelleriez un jour ! … Je vous dois des excuses pour l’autre soir. Maman m’a tout raconté, je n’ai vraiment pas été gentille avec vous. Pour me faire pardonnez, accepteriez-vous de venir dîner un soir, nous serions toutes les deux ravies de vous revoir. Ma mère loge chez moi, le temps de récupérer et de retrouver le moral.

- Vous n’avez rien à vous faire pardonner, Mademoiselle ; j’ai mis votre comportement sur le compte de votre chagrin.

- Mon Dieu qu’il est gentil cet homme là ! … Alors, donnez-moi une date, si notre invitation vous convient.

- Elle me convient parfaitement. La semaine prochaine ?

- Pourquoi pas ?

- Jeudi ?

- Va pour jeudi. Venez de bonne heure, qu’on puisse profiter de vous ! Si vous avez une femme, une fiancée, une amie que sais-je encore qu’elle vous accompagne !

 

Elle me donne une adresse dans le Marais et je lui laisse mon téléphone en échange en cas de changement de dernière minute.

Quand je raccroche, je me demande bien dans quelle histoire je viens encore de m’embringuer.

 

Rue Murillo, Oncle Laurent est présent quand j’arrive pour chercher Flora. Il nous sert un apéritif auquel se joint Massier, le supérieur direct de Flora qui se révèle complètement sous le charme de sa nouvelle collaboratrice. Flora a conquis tous ses collègues pour cette première journée. Elle va faire une semaine au siège pour bien assimiler la banque, sa hiérarchie, son organigramme, ensuite, elle ira quinze jours dans la succursale qui se trouve rue du 4 septembre pour apprendre les nombreux mécanismes bancaires puis enfin, avec Massier, direction l’Espagne, les trois-quarts du temps, le reste rue Murillo où elle partagera le bureau de son chef. Deux à trois allers-retours par quinzaine, en avion !

- Le pied ! s’exclame Flora après sa troisième flûte de champagne.

Elle est affalée dans un des fauteuils du bureau de mon oncle, les jambes écartées, sa robe remontée en haut des cuisses, les joues empourprées par l’alcool, un spectacle, je le devine rapidement, destiné à Massier lequel, bouche ouverte et figée comme une statue la regarde avec des yeux énormes.

 

Oncle Laurent, jugeant sans doute qu’elle en fait un peu trop la rappelle à l’ordre :

- J’entretiens d’excellents rapports avec nos collaborateurs espagnols, dit-il avec tendresse, je ne voudrais pas qu’ils se plaignent de mes associés ou de leur tenue.

Flora pique un fard, se redresse et murmure :

- Je vous prie de m’excuser, … toutes ces nouveautés, j’ai un peu de mal à assimiler ce grand bonheur qui me tombe dessus. C’est comme si je rêvais !

- La finance, ma chère Flora, réplique oncle Laurent, ne laisse que très peu de part au rêve. Nous se sont les chiffres qui règlent nos vies, ils ne mentent jamais. Ils ne laissent que deux options, ou bien ils sont bons et tout va bien, ou ils sont mauvais et nous n’existons plus. Car la concurrence est féroce, la clientèle jamais satisfaite et les actionnaires exigeants. Vous apprendrez cela très vite ! … Sur ce, Mademoiselle, Messieurs, du vent. Il est tard !

 

- On se promène ? propose Flora quand nous nous retrouvons dans la rue.

- Dans le Parc Monceau ?

- Non, il va bientôt fermer. Je suppose que chez toi, rien de changé ?

- C'est-à-dire ?

- Il n’y a rien à manger.

- Pas grand-chose.

- Si on allait dîner sur les Champs ?

- A pieds ?

- Oui, un peu de marche me fera du bien.

 

Une heure plus tard et quelques vitrines plus loin, nous voilà attablés dans un petit restaurant pas très loin du Rond-Point.

- Prends-ce que tu veux, déclare-t-elle quand nous avons la carte en mains. Je t’invite. … Bien sûr, aujourd’hui c’est toi qui va régler mais je te rembourserai. Ton oncle, le saint homme, ma ouvert un compte et débloqué un crédit à zéro pour cent pour me permettre de voir venir.

- Voir venir qui ?

- Hé bien pauvre pomme, l’avenir, les jours qui viennent, avoir de quoi me loger, renouveler ma garde robe et d’autres futilités …

- Pour l’heure je te loge gratuitement, il n’y a rien qui presse.

- J’aurai l’argent en fin de semaine, juste à temps pour le week-end. Il faut que je me trouve un studio, une chambre de bonne, quelque chose dans le dix-septième, pas loin du siège.

- Tu n’es pas bien chez moi ?

 

Elle me plante son chaud regard dans les yeux comme si elle me plantait un couteau dans le cœur. Nous sommes au premier étage d’une petite salle moquettée du sol au plafond dans des tons bleu nuit, des cloisons légères en bois de couleur séparent les tables et invitent la clientèle à plus d’intimité que renforce une unique petite lampe allumée sur le coin de la table. Une large fenêtre nous permet d’apprécier le spectacle de la plus belle avenue du monde et les progrès du crépuscule qui, sournoisement, s’empare de Paris jusqu’à l’étouffer.

Nos corps sont éclairés par la lumière de la rue et s’enfoncent petit à petit dans l’obscurité, la lampe se contente de diffuser son éclat sur nos assiettes et nos mains. Flora a retiré sa veste et apparaît les épaules dénudées, sa beauté poignante atteint son paroxysme dans ce petit recoin discret et je comprends mieux pourquoi bon nombre d’hommes n’ont pas résisté au charme dévastateur qui émane d’elle, charme d’autant plus troublant qu’il parait rejaillir à son insu.

- Mon petit Charles, murmure-t-elle, je sais très bien que ma présence te dérange ; j’ai eu tout le temps de réfléchir à notre situation durant ce week-end. Patience, bientôt je serai partie.

- Arrête de te méprendre sur ce qui me dérange ou pas, sur ce qui me va ou pas. Cela ne te regarde pas et n’a rien à faire dans notre accord. La situation aujourd’hui est la même qu’au premier jour. Je te loge à titre gratuit, pour te dépanner et sans contrepartie.

- Tu oublies les deux cent Francs !

- Non ! … Ils ne servent qu’à pimenter notre accord somme toute assez banal ; ce n’est qu’un jeu, un gage, un test, … ce que tu veux, en fait !

- C’est trop facile mon coco ! Ce n’était peut-être qu’un jeu pour toi, mais ça en dit long sur ta personnalité de tordu.

- Tu sais quoi, poupée ? … je crois que je vais renoncer à t’expliquer quoi que ce soit ! … C’est toi qui es tordue, tu me demandes de te loger parce que tu es à la rue, je te réponds oui. Je te trouve un boulot grâce à mon oncle et je dois encore essuyer des reproches ! Il va peut-être falloir que ça cesse.

- Poil aux fesses !

- Quoi ! … Mais tu n’es pas bien, toi ! Je te parle sérieusement.

- Tu as raison, je ne suis vraiment pas bien ! … je suis heureuse ! … Heureuse de ma journée, heureuse de mon boulot, heureuse de m’engueuler avec toi, heureuse d’être dans ce restaurant, heureuse dans ma vie ! … Ca te dépasse, toi qui es emmuré vivant dans le souvenir de Marie, toi qui as chassé le bonheur de ton univers, toi qui es persuadé que nul n’a connu plus grand drame que toi …

- Qu’est ce que Marie vient faire là dedans ?

- Marie ? Mais c’est avec elle que tu t’empoisonnes l’existence, à cause d’elle que tu erres dans ta propre vie comme un fantôme dans un cimetière …

- Je crois que tu es complètement à côté de la plaque.

 

Et de continuer ce dialogue de sourds pendant vingt bonnes minutes le temps de manger une salade et d’attendre les ris de veau. Il en ressort que Flora est remontée contre moi et que je n’arrive pas à en discerner les raisons. En tout cas il n’y a pas de quoi en faire un plat. Moi qui voulais juste lui dire qu’elle était belle, qu’elle m’avait manquée ces quatre jours, que je ne voulais plus dormir seul sur ce canapé à dix mètres de son corps pas conçu pour passer des nuits en solitaire. Mais impossible d’aborder ce thème ; quand elle réalise que je n’écoute plus ses griefs, elle embraye sur les élections, sujet que j’écoute encore moins.

Nous rentrons en taxi, mademoiselle est fatiguée. A la maison, elle m’appelle dans la chambre :

- J’ai quelque chose pour toi, dit-elle sur un ton sans fantaisie.

De sa valise, elle sort un sac en plastique dans lequel tintent des pots en verre :

- Ma mère te donne quelques foies gras en remerciements d’avoir logé sa fille.

- Enchanté, dis-je sur le ton de celui qui s’en moque royalement.

- Attends, ce n’est pas fini !

Elle me tend une enveloppe marron, demi format, légèrement gonflée. Avant qu’elle n’ouvre la bouche j’ai deviné ce qu’elle contient :

- Mon père m’a avancé un peu d’argent. Tu trouveras là dedans l’équivalent des billets de deux cent francs que tu m’as donnés à cause de ce pari stupide. Ainsi, nous n’aurons plus à en parler ; j’y tiens. … Viviane, ma sœur, à qui j’ai longuement parlé de toi, te donne quelques photos ; elles sont aussi dans cette enveloppe. Garde les précieusement, les tenues et les poses qu’elle prend ne sont pas à montrer à tout le monde. … Je lui ai tellement parlé de toi, qu’il se pourrait bien que tu la retrouves un jour devant ta porte.

- Pauvre gosse ! Quelle cruelle déception sera alors la sienne ! … Que lui as-tu raconté ? … Que j’étais pénible à vivre, triste à mourir, obsédé par le souvenir d’une défunte, sinistre à force d’aligner de mornes chiffres dans des cahiers poussiéreux ?

- Rien de tout cela.

- Alors tu lui as menti. Je l’appelle dès demain pour lui dire la vérité. … Fais voir ces photos !

 

Je déchire l’enveloppe, en retire une demi douzaine de clichés sur lesquels une jeune fille, fort ravissante il est vrai, s’exhibe à moitié nue. Une seule retient mon attention. On y voit les deux sœurs de côte, torse nu, collées l’une contre l’autre de manière à dissimuler leur poitrine et souriant vers l’objectif. Elles portent un jean semblable, la photo est prise dans une chambre.

- Je garde celle-ci, dis-je.

Je glisse les autres dans l’enveloppe et jette celle-ci à la tête de Flora.

Je quitte la chambre non sans lui souhaiter une bonne nuit.

 

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Salle des pas perdus
  • Journal au jour le jour en 1988 d'un jeune homme seul qui erre dans le monde et dans sa vie et rebondit comme une balle sur un mur, de femmes en désillusions, de cuites en faux espoirs, poursuivi par le fantôme de son amour mort à 18 ans.
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