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Salle des pas perdus
14 juin 2011

23 avril 1988

Samedi 23 avril

 

 

 

Je me lève tard, sors faire quelques courses, des fleurs pour Sandra en remerciement de sa voiture et quelques bricoles pour le frigidaire.

A midi trente je sonne chez Wampa après avoir trouvé un emplacement gratuit pour sa voiture. Sandra travaillant le samedi, c’est Nathalie qui ouvre, je savais la trouver là. Je donne les clefs de la 205, les fleurs et la bouteille de parfum. Elle dispose le tout de manière à ce que Sandra retrouve chaque chose ce soir en rentrant puis je lui propose d’aller déjeuner quelque part tous les deux. Mais elle a déjà prévu un repas pour deux, Sandra l’ayant prévenu que je passerais ramener la voiture. Prétextant la radieuse journée qu’il fait de l’autre côté des fenêtres, j’assure qu’il serait dommage de rester enfermé. Elle me donne raison, assure qu’elle n’avait commencé aucun préparatif et s’inquiète de la tenue que je souhaiterais lui voir porter. Elle a sur elle une salopette d’un rose vomi d’ivrogne du plus mauvais goût.

- J’avais prévu de me changer ! assure-t-elle.

- Mets quelque chose en accord avec le printemps.

- Je vois, dit-elle avec un tendre sourire ; quelque chose de court et léger ?

Je hoche la tête pour confirmer.

- Sers-toi un apéro le temps que je passe par la salle de bains.

 

Vingt minutes plus tard elle réparait dans une robe vert-prairie sans manche qui lui arrive aux genoux :

- Désolée, dit-elle ; je n’ai que cela à me mettre. Ici j’ai peu d’affaires, d’ailleurs ma garde-robe est mince, n’oublie pas que je ne suis qu’une étudiante sans le sou et que personne ne m’entretient.

- Ne te fais pas de souci, tu es très bien ainsi. Je suis certain que le printemps sera ravi !

- Comment le saurons-nous ?

- Il te fera un clin d’œil, t’apportera un peu de réconfort ! Tu vas connaître une superbe journée de celle qu’on marque d’une croix blanche sur nos calendriers et dont on se souvient toute sa vie.

- Alors je vais peut-être rencontrer le grand amour ?

- Ce n’est pas impossible !

- Et si c’était toi ?

- N’en demande pas trop quand même !

Elle éclate de rire, d’un rire tonitruant qui ne passe pas inaperçu :

- Quel baratineur tu fais ! … On s’y laisserait prendre ! Heureusement qu’après trois ans de vie parisienne je suis rôdée ! … Des loustics dans ton genre j’en ai vu défiler !

 

Elle m’emmène dans un bar-restaurant du boulevard Voltaire. En ce jour de plein soleil, la terrasse affiche complet. Nous entrons dans une salle claire et spacieuse et trouvons une place près de la baie vitrée. La moitié des tables seulement est occupée entre lesquelles passent et repassent trois serveurs dans un ballet mystérieux mais bien orchestré.

- Encore un apéro ? demande Nathalie. Moi je me prendrais bien un whisky. Ils en ont de fameux ici.

C’est une habituée des lieux, le personnel la salue avec plaisir et s’enquiert de sa santé. Un serveur l’embrasse sur les joues. Elle est flattée que je puisse être témoin des petits soins dont on l’entoure.

- On t’a à la bonne ici, lui dis-le ; mais tu es loin de ton quartier habituel, de chez la grand-mère du beau Rodolphe.

- C’est Sandra qui m’a fait connaître ce restaurant. Quand je ne dors pas rue Duvivier c’est chez elle que je passe la nuit. J’y viens aussi quelques fois en semaines, quand je n’ai pas cours. Je suis mieux ici pour travailler que chez ma petite vieille qui me dérange constamment pour trois fois rien. Ici je suis tranquille, pas toujours au calme mais je suis bien. Les allées et venues des clients, le spectacle de la rue, la gentillesse du personnel, curieusement cela stimule mon travail et m’apporte le courage pour le faire à fond et comme il se doit.

- Tu connais Sandra depuis longtemps ?

- Depuis deux ans, depuis que je me suis lancée dans le théâtre. C’est un copain de la fac qui m’y a entraînée. J’en avais déjà fait au lycée et j’en gardais un bon souvenir. Et puis c’était l’occasion de voir d’autres têtes de rencontrer d’autres personnes ! On m’a toujours dit que j’avais un don pour la scène.

- Et avant Sandra ?

- Avant ? … C’était ma première année à Paris, puisque j’ai commencé le théâtre au début de ma deuxième année de fac. Je sortais peu, en fait, bien moins que maintenant. Je dormais chez Marielle, une copine de fac qui avait un grand appartement à Malakoff où on se retrouvait à plusieurs pour des noubas d’enfer. C’est là que j’ai rencontré Hubert.

- Hubert ?

- Un connard ! Aucun intérêt. Séduisant, spirituel mais con ! Le con de base, indécrottable, le crétin parfait, le modèle de référence. A oublier ! … Au théâtre, quand j’ai expliqué que ma vieille n’ouvrait plus sa porte après vingt et une heures et que j’étais contrainte soit de rentrer tôt soit de coucher dehors, Sandra c’est tout de suite proposée pour me loger et depuis c’est devenu une habitude.

- Mais si tu rentres discrètement la vieille n’est pas obligée de t’entendre !

- Bien sûr, mais faudrait-il encore que j’ai une clef !

- Quoi !

- Oui, tu as bien compris ! Cela fait bientôt trois ans que j’habite chez elle et elle ne m’a jamais laissé la moindre clef !

- La confiance règne !

- Ce n’est pas un manque de confiance, c’est la peur. Peur que j’égare sa clef, qu’on me la vole et qu’on vienne la cambrioler, l’assassiner ou pire encore. Si elle se gargarisait moins de faits divers tous plus atroces les uns que les autres que la télé diffuse sans cesse, elle ne se monterait pas ainsi le bourrichon.

- Et tu ne peux pas soutirer un double au beau Rodolphe en échange de tes charmes.

Elle rit :

- Tu as de la ressource, c’est bien ! … Pas facile à corrompre Rodolphe ! Sa grand-mère pour lui c’est comme la Reine Elisabeth pour un anglais. Ouvertement on semble s’en moquer, n’empêche qu’on file droit quand elle élève la voix. … Non, et puis je ne veux pas d’histoires ! … Elle a dit pas de clefs, c’est pas de clefs point final. Je m’adapte c’est tout. Je n’ai pas à me plaindre dans l’ensemble, j’ai pas mal d’avantages.

- Lesquels ?

- Elle est gentille, drôle, un caractère enjoué, une conversation enrichissante et bien que notre accord repose sur une chambre gratuite en échange de ma présence, elle me donne souvent un peu d’argent de poche alors que rien ne l’y oblige. Je vais la regretter.

Comme je prends un air étonné elle reprend :

- Oui, l’automne prochain, je dois céder la place à la fille d’une de ses nièces qui arrive de St Flour pour ses études. Moi qui croyais que rien ne sortait d’une ville comme celle-ci !

- Quelle idée !

- Mais t’as vu où ça se trouve Saint-Flour ? … Il n’y a ni électricité, ni eau courante sauf quand il pleut !

- Tu exagères !

- A peine.

- Saint-Flour, ma petite, c’est l’Auvergne. L’Auvergne c’est le centre de la France et la France, c’est le centre du monde ! … Tu vois ? Pas besoin de dessin pour comprendre ça !

- C’est vrai que tu es Auvergnat toi ! … C’est normal que tu défendes tes volcans, tes cailloux, tes fromages et tes chèvres !

- Et Gergovie !

- Ah oui, Gergovie ! … Un bon point, Gergovie. Mais ça fait deux mille ans quand même. Depuis, rien ! Le vide, le néant …

- Les pneus.

- Les pneus ! … Pfft ! Quand il n’y aura plus de pétrole, plus de pneus !  … Dis-moi ?

- Oui ?

- C’est vrai ce qu’on raconte ?

- Quoi donc ?

- Qu’on aurait trouvé de la consanguinité entre les Auvergnats et les chèvres !

- Si tu n’as jamais reçu une raclée de ta vie, je crois bien que c’est aujourd’hui le grand jour !

- Je préfèrerais que tu me violes ! lance-t-elle avec des envies de grosse gourmande.

 

Pas discrète ma compagne dans les lieux publics ! Deux trois têtes se sont retournées à sa dernière réflexion. Je fais une moue pour marquer ma désapprobation :

- Du calme ! … Nous ne sommes pas au théâtre.

- Erreur, mon cher ! … La vie est une grande scène ; chacun y joue un rôle avec plus ou moins de bonheur, plus ou moins de talent suivant ses dons, ses dispositions … Et tiens toi bien, … on ignore l’auteur de cette tragi-comédie ! Quelqu’un de très discret sans doute ou mort depuis longtemps !

- C’est dans ta petite tête que tu trouves toutes ces idées ?

- Oui ; comme tu as du déjà le remarquer, j’ai le cerveau plus développé que la poitrine ! … Comment m’as-tu trouvée au fait l’autre soir ? Pas trop planche à pains ? C’est vrai qu’à côté de Sandra, je passe inaperçue !

- Je ne dirais pas cela ! Tu as une vraie présence sur scène ! Tu n’as nullement besoin de te déshabiller pour te faire remarquer !

- Vrai ? … C’est gentil ça !

 

Elle a l’air sincèrement marquée par ma réflexion, c’est tout juste si une perle de bonheur ne lui descend pas du coin de l’œil. Elle commande un deuxième whisky en déclarant :

- Il faut arroser cela !

- Arroser quoi ?

- Un Auvergnat qui a une phrase gentille, c’est rare !

- Il était Auvergnat ton Hubert, le mètre étalon du crétinisme ?

- Tu comprends vite, c’est un plaisir ! A ma connaissance il est toujours Auvergnat. Il est de Moulins, une ville qui ressemble à un cimetière.

- Ah ! dis-je soulagé. … Moulins, ce n’est plus l’Auvergne ! C’est le Bourbonnais !

- C’est l’Allier, et l’Allier c’est l’Auvergne !

- Non ! … Tu me parles des régions administratives, un truc pondu par des technocrates qui s’ennuyaient dans leurs bureaux. Historiquement et géographiquement, l’Auvergne et le Bourbonnais n’ont rien de commun à part leur frontière !

- Tu m’en diras tant !

- Et cesse donc de boire, tu m’agaces !

- Je bois pour oublier.

- Pour oublier quoi ?

- Je ne sais plus !

 

Ce qui devait être une boutade, n’en est pas une ! Son regard s’échappe et disparaît dans des brumes infernales qui la tourmentent. Impossible pourtant qu’elle soit déjà bourrée !

- Si tu ne sais plus, dis-je doucement, c’est que tu as oublié et si tu as oublié, tu n’as plus besoin de boire.

Elle me dévisage d’un air ahuri comme si on venait de lui révéler la solution évidente de l’énigme du masque de fer :

- Tu as raison, murmure-t-elle. … Tiens, fini mon verre !

 

Nous arrivons à déjeuner dans le calme. Elle me parle de sa vie à Orléans au temps où ses parents étaient encore ensemble, le bon temps, précise-t-elle, de sa sœur et de son frère avec lesquels elle n’a plus que des contacts de pure routine, Noël et jour de l’an.

Puis elle s’épanche sur sa passion, la biologie et son désir d’entrer dans un laboratoire pour étudier la vie des petites bébêtes, leurs mœurs, leurs origines. La vie grouillante des êtres d’un monde microscopique est un enchantement, assure-t-elle, un peu comme un aquarium devant lequel on peut rêver en silence durant des heures. Passant du coq à l’âne, elle revient sur Sandra et demande :

- Tu la connaissais déjà l’autre soir, non ? Vous êtes restés tous les deux à causer un long moment.

- Non, je la voyais pour la première fois. Nous nous sommes découvert des amis communs.

- Ah oui, les deux blondes ! Les postières ! … Faut dire que je n’ai qu’un vague souvenir de ce qui a suivi la pièce. Sauf que tu me fuyais et que je me suis consolée au sirop d’Ecosse !

- Tu me connais mal, Nathalie, je ne mérite pas que tu te mettes dans tes états pareils à cause de moi !

- Oh, mais qu’est-ce que tu vas t’imaginer ? … Tu n’es pas seul à être en cause ! … J’en bave dans cette vie à la con ! … Ces études dont je ne vois pas la fin, ce théâtre ou je dois accepter d’exhiber mes pauvres nichons pour avoir un rôle ! L’auteur metteur en scène de la vie, la vie avec un grand V, si un jour je le rencontre, il ne sera pas déçu du voyage ! Je vais lui dire ma façon de penser !

 

Une fois encore je la calme ! Alarmé par ses révélations, je la brusque un peu :

- Attends, pas si vite ! Que veux-tu dire au sujet du théâtre ? Nul ne t’oblige à en faire partie, ni à jouer des rôles qui ne te plaisent pas !

- Ce n’est pas ce théâtre là que je voulais jouer ! Je veux jouer Racine, Corneille, des tragédies, des Andromaque, des Jeanne d’Arc, des rôles qui ont de la gueule pas des bonniches qui se couchent dès qu’elles aperçoivent un mâle.

- Change de troupe !

- Impossible !

- Impossible, quoi ?

 

Je sens que je commence à m’énerver et Nathalie le devine. Elle me prend la main et dit avec douceur :

- Tu es gentil, Charles, mais ne t’en fais pas pour moi ! Il n’y a rien de dramatique dans ma vie, rien de grave ni de méchant. Il m’arrive ce qui arrive à tout le monde. Je ne peux changer de troupe, je suis amoureuse d’un homme qui s’en fout éperdument.

- De qui ?

Je fais un rapide tour des hommes que j’ai vus le soir de la pièce et je tente :

- Christian ?

- Tout juste !

- Ce grand barbu prétentieux !

- Allons, allons, il n’a rien de prétentieux ! … C’est un garçon plein de tendresse, très calme, attentif aux autres, débordant de gentillesse avec des yeux d’un bleu immense comme le ciel. On peut y apercevoir le paradis, des anges chanter et danser, mille merveilles ! … Seulement …

- Seulement ?

- Il y a cette dinde de Sylvia ! Belle comme un cœur ! Elle vivante, je n’ai pas la moindre chance ! … Dis, tu ne veux pas l’assassiner pour me faire plaisir ? Ou la séduire, si le crime te rebute.

 

Je suis à deux doigts de lui révéler ce que je sais sur Sylvia et Didier. Mais j’ai promis le silence et je ne veux pas me parjurer. Les choses se décanteront d’elle-même et Christian découvrira bien son infortune assez tôt. Je donne tout de même un peu d’espoir à Nathalie :

- Ils ne sont pas mariés, l’amour tu sais, ça va ça vient ! Et puis je trouve qu’ils ne vont pas ensemble, ils ne forment pas un beau couple. On dirait le père et la fille.

- Comme ça, à première vue, parce que Sylvia fait bien moins que son âge. Mais quand tu les connais mieux ! … Ils étaient déjà ensemble il y a deux ans quand j’ai fait leur connaissance et je ne les ai jamais vus se disputer. Pas la moindre embrouille entre eux, un modèle d’entente. Crois-moi, ça finira par des bancs à la mairie et une grand-messe avec chorale et enfants de chœur. Puis les maternités se succéderont au fil du temps et tout cela formera une famille heureuse, épanouie, distillant bonheur et joie de vivre tandis que je serai pochtronne et traînerai avec mes congénères sur les quais de la Seine et dormirai sur des cartons été comme hiver.

- Si c’est cela que t’inspire cet amour, c’est dégradant !

- Qu’est-ce qui est dégradant ? s’étonne-t-elle. Les maternités de Sylvia ou moi en clocharde ?

- Ne fais pas l’andouille ! Tu as parfaitement compris ce que je veux dire. Si tu penses que l’amour tu portes à cet homme puisse te conduire à la cloche, c’est qu’il n’est pas sain.

- Ce qui n’est pas sain, c’est qu’il n’est pas partagé. Un mot, un regard, un geste et ma vie est transformée.

- C’est à toi de transformer ta vie. N’attends rien des autres !

- Mais que puis-je faire s’il ne consent pas à m’aimer ?

- Voir ailleurs ! Il n’y a pas qu’un seul homme sur terre, nom d’une pipe !

- Il n’y a qu’un seul Christian comme il n’y a qu’une seule Nathalie. On ne choisit rien !

- Tu es désespérante !

- Non, c’est la vie qui est désespérante.

- Pourtant tu l’aimes cette vie !

- Forcément, puisque je suis moi-même désespérante !

Je lâche un énorme soupir au moment où l’on nous sert le fromage :

- C’est peu de le dire !

Il me vient une idée :

- Que fais-tu ce soir ?

- Pourquoi ? T’as l’intention de me sauter ? Tu as un trou dans ton emploi du temps ? C’est le terme juste !

- Si tu fais à la fois les questions et les réponses, on ne va pas s’en sortir ! Ca ne m’étonne pas que tu t’entendes avec Sandra ! … Mais ce n’était pas mon intention première ! Je voulais t’emmener voir une amie, un peu psy sur les bords !

- Flora ! Mais c’est psycho qu’elle a fait !

- Pas Flora, quelqu’un d’autre.

- Quelqu’un qui soigne les dingues ! Merci bien ! Si c’est comme cela que tu me juges !

- Ecoute poupée, je ne te demande rien ! Je t’invite à déjeuner, je prends plaisir à discuter avec toi, la journée est belle, il fait bon, les oiseaux chantent, tu es ravissante dans ta jolie robe de printemps, si avec tout cela tu trouves encore le moyen de râler, je te laisse sur place et je rentre chez moi ! Merde à la fin !

- Mais pourquoi t’énerves-tu ?

- Tu as l’air de m’en vouloir ?

- Tu veux que j’aille consulter un psy ce qui laisse à penser que tu me crois folle ! Mets-toi à ma place !

- Psy c’est un peu exagéré, je l’avoue ! … C’est une amie, Dora, qui a une manière bien à elle de voir la vie. Quand j’ai le moral en baisse, je vais la voir, je lui parle, elle m’écoute et me répond. A chaque fois, je repars, gonflé à bloc.

- Et tu crois qu’elle peut quelque chose pour moi ! Je suis incurable, je le crains !

- Mais non ! Ton histoire d’amour non partagé, rien de plus banal !

- S’il n’y avait que ça !

 

C’est à mon tour d’éclater de rire, d’un rire sonore plus retentissant que les cloches d’une cathédrale un jour de fête. Il n’y a plus que nous dans la salle du restaurant, quatorze heurs ont sonné depuis vingt bonnes minutes. Quelques buveurs paressent sur la terrasse pour un café ou une bière. Le soleil inonde Paris d’une lumière extraordinaire et sa chaleur se répand même dans les coins les plus reculés qu’il ne peut atteindre. C’est certainement la plus belle et la plus chaude journée de puis l’été dernier.

Nathalie s’est tenue à sa résolution de ne plus boire. J’ai du finir son whisky et elle a refusé de m’aider à faire un sort à la bouteille de Mâcon 1982 que j’avais commandé. Je me sens bien, extrêmement bien !

Par-dessus la table je prends entre mes mains la tête de Nathalie que j’attire vers moi. Elle se laisse faire en riant doucement. Je baise tendrement ses cheveux blonds bouclés puis, la relâchant je déclare :

- Qu’as-tu donc à révéler d’autres ? … Ton penchant pour le whisky ? … Ton envie d’un géant noir membré comme un éléphant ? … Des faiblesses passagères pour les personnes de ton sexe ? … Ton goût pour le nudisme intégral obligatoire ? … Un vieux fantasme troublant composé de nazis en grand uniforme qui te violent sans relâche ? … La joie sadique d’arracher les yeux de Sylvia avec tes dents ? … Que sais-je encore ? … L’irrésistible plaisir que tu prends à manger tes excréments ? …

- T’es complètement ravagé, mon pauvre ! C’est toi qui devrais consulter, pas moi.

- Prends donc le temps de vivre au lieu de concentrer ta vie sur ton joli nombril. Ton existence n’est pas dramatique, elle ressemble à beaucoup d’autres.

- Tu dis cela parce que tu es infoutu de tomber amoureux !

- Qu’en sais-tu ?

- Je te connais depuis peu mais ça se voit comme le nez au milieu de la figure. Ta religion c’est l’indifférence.

- Tu crois cela ?

- Oui, moi et d’autres.

- Qui donc ?

- Sandra avec qui j’ai longuement parlé de toi hier, les filles du lundi, Flora qui n’a pas l’air heureuse d’être délaissée …

- Franchement, parler de moi ! Vous n’avez rien de mieux à faire ?

- Oh, ne fais pas le modeste ! Je suis certaine que t’en es flatté. … Tu n’es pas pédé, il n’y a qu’à voir tes yeux quand une fille passe près de toi. Alors c’est quoi ton drame à toi ? Ne me dis pas que tu aimes une fille qui ne te rend pas la pareille ! Tu n’es pas homme à t’encombrer avec une histoire de ce genre.

- Mais pourquoi serais-je diffèrent ? … Je vais te raconter une anecdote. … As-tu déjà entendu parler de Véronika Lake ?

- Non ! Pourquoi, je devrais ?

- Pas forcément, ce n’est pas ta génération. C’est une actrice américaine. Je l’ai vue dans un film quand j’avais dix douze ans et je l’ai trouvée sublime, plus belle que belle. Aussi stupide que ça en a l’air, j’en suis tombé amoureux, mais vraiment amoureux, à m’en réveiller la nuit. Je savais qu’elle était américaine et j’avais échafaudé un plan pour aller la retrouver dès que j’aurais l’âge de tout quitter. Je m’étais renseigné sur les horaires d’avions et bateaux, sur le prix du voyage, je m’étais perfectionné en anglais, j’avais écrit à l’ambassade des Etats-Unis pour connaître la marche à suivre pour obtenir un visa. Pour tout cela, il fallait être majeur. J’ai applaudi Giscard d’Estaing quand il a passé la majorité à dix-huit ans. Grâce à lui je gagnais trois ans sur mon programme. J’étais persuadé qu’une fois aux Etats-Unis il me faudrait peu de temps pour que ma belle comprenne que j’étais vraiment son grand amour et qu’elle y succombe pour une éternité de bonheur. En France, je ne trouvais pas grand-chose sur elle ce qui ajoutait du mystère à mon amour. … Et vlan, un beau jour … Le drame !

- Quoi donc ? demande Nathalie complètement hilare. Tu as découvert qu’elle était déjà mariée.

- Pire que cela ! … J’ai découvert qu’elle n’avait en réalité plus rien de la belle femme que j’avais vue dans ce film. Elle avait dix à quinze ans de plus que ma mère, quarante de plus que moi !

- Intéressant cela, s’écrie-t-elle tout d’un coup, très sérieuse. … Comment as-tu réagi ? … Attention parce que ça va devient extrêmement révélateur ?

- Comment cela ?

- Et bien, ce n’est pas compliqué ! Deux réactions possibles ; soit tu as craint qu’elle ne fasse pas attention à un gamin de l’âge grosso modo de ses petits enfants, ou alors ton amour pour elle s’est brusquement effondré en découvrant que ce n’était plus qu’une vieille peau !

- Intéressante analyse ! Alors, laquelle de ces deux situations me correspond le mieux d’après toi ?

- La deuxième, je te connais à peine, mais j’opte pour l’amour revu à la baisse. … C’est cela, n’est-ce pas ?

Je prends un petit air mystérieux pour répondre :

- Et bien, ce n’est pas tout à fait cela mais tu es sur le bon chemin ! J’avais quinze seize ans quand j’ai découvert l’âge réel de mon idole et j’ai alors décidé qu’elle n’avait jamais vieilli, qu’elle était resté la même que celle que j’avais vue dans ce film.

- Oh la la ! s’exclame Nathalie, mais on nage en pleine psychose maintenant !

- J’ai simplement décidée qu’elle était morte. Du coup elle restait toujours belle dans sa splendeur de blonde platine telle que je la connaissais et il devenait inutile de partir aux Etats-Unis.

- Et en bon Auvergnat t’as économisé le prix du voyage !

- Tu vois comme c’est facile de se moquer des malheurs des autres ! Il n’est pourtant pas moins élevé, moins noble que le tien. Pourquoi les histoires d’amour des autres nous font rire alors que les nôtres nous font pleurer ?

- Attends ! s’exclame-t-elle, mais tu ne vas pas comparer ! Moi j’aime un gars de mon âge, que je côtoie presque tous les jours et qui est bien vivant ! Ce n’est pas un acteur de cinéma mort depuis cinquante ans !

- Tu as ton histoire d’amour, j’ai la mienne !

- Et bien ! Tu m’en bouches un coin ! … Si c’est ça ton unique histoire d’amour, sincèrement mon pauvre, je te plains !

- Mais je m’en suis remis, et la vie a continué.

- C’est facile comme ça ! explose-t-elle. … Ta Véronika machin elle est six pieds sous terre moi Christian, il est vivant et ce soir je dois le retrouver lui parler l’entendre, le toucher ! … Tu réalises tout de même que ce n’est pas la même chose entre aimer un mort et un vivant ! En plus un mort que tu n’as pas connu ! C’est comme-ci je ne me remettais pas de la mort de Vercingétorix ! Je ne vais tout de même pas bousiller ma vie parce que ce grand chef gaulois est mort, le con, sans savoir que moi, Nathalie Boussel, j’allais exister deux mille ans plus tard et tomber amoureuse de lui ! … T’es ravagé du ciboulot ou alors tu te fous de ma tronche !

- Ni l’un ni l’autre ! … Tu n’as qu’à simplement imaginer que ton beau Christian est mort. Quitte sa troupe et fais en sorte de ne plus croiser son chemin. Demain qui sait tu rencontreras quelqu’un qui te le fera oublier et bientôt cet amour stérile te paraîtra dérisoire.

- Tu parles comme ma mère, tiens !

- Ce doit être une personne de bon sens.

- Pas du tout, non ! … Je me demande bien pourquoi je te raconte tout cela, je perds mon temps à discuter avec toi ! … Qu’est-ce que tu connais aux femmes toi ? Tu crois que c’est comme les chiffres, qu’on les aligne, les allonge, les totalise, les gomme, les torture, les triture, qu’on leur fait dire n’importe quoi ! Misérable comptable à la noix, t’as le cœur comme tes dossiers, plein de poussière !

- Mais moi je ne t’insulte pas !

- Admettons ! … Alors réponds-moi ! Qu’est-ce que tu connais aux femmes pour me bassiner avec ta morale ou ton bon sens à la mords moi le chose.

- Ce que je connais aux femmes, et bien …

 

Je prends volontairement un ton pompeux, solennel, comme s’il fallait une certaine hauteur d’esprit pour comprendre ce que j’ai à dire et dans l’espoir de calmer ma compagne que j’ai passablement énervée. Mais la belle me remet vite les pieds sur terre :

- Et remue toi, j’ai autre chose à faire !

- Bien ! A expliquer ainsi, cela peut prendre effectivement du temps. Tu comprendras mieux avec un exercice pratique. Prenons par exemple, la jolie Sylvia. Je l’ai vue pour la première fois de ma vie le soir de votre représentation. C’est une belle fille, le genre petite poupée parfaite, bien dessinée et bien sage. D’accord ?

- Hein ! Oui, pourquoi pas ?

- Jolie comme un cœur, c’était normal que moi un mâle j’y prête attention, même si son homme m’a-t-il semblé la surveille de près. Et bien, crois-moi, je la connais peu mais il ne m’a pas fallu beaucoup de temps pour réaliser que ce n’est pas une Pénélope.

- Une Pénélope ?

- Pénélope, la femme d’Ulysse dans l’Iliade et l’Odyssée !

- Que veux-tu dire ?

- Et bien que Sylvia n’est pas un modèle de fidélité ! Que ton beau Christian va pouvoir si ce n’est pas déjà le cas, répertorié ses cornes !

 

Nathalie se met à rire en me regardant, incrédule :

- Toi, t’as vu cela ! En une soirée ! Une fille que tu ne connais ni d’Eve ni d’Adam, un couple étonnant que tout le monde envie pour sa bonne entente, son union parfaite sans jalousie ni dispute ! … Tu me prends pour une demeurée ? Quand je vais lui raconter ça Sandra va bien rigoler.

- J’ai répondu à ta question ma chère ! Sylvia je l’ai observée, j’ai suivi son regard, je l’ai écoutée parler, j’ai étudié ses gestes, son comportement, j’ai sans doute vu des choses que les filles ne peuvent pas voir, crois-moi avec ton Christian, elle n’ira pas devant Monsieur le Maire !

- Comment as-tu pu voir tout cela alors que de toute la soirée tu n’as pas décollé les yeux des seins de Sandra ?

- Excuse-moi très chère, mais ce soir là, roulée ivre morte sous la table je demande comment tu oses prétendre savoir à quoi s’occupaient mes yeux !

 

Elle se tasse sur sa chaise, le coup a porté. Je conclus :

- Rappelle-toi bien ce que je viens de te dire, l’avenir me donnera raison, en tout cas je serai très étonné du contraire !

- Et même si ça arrivait, ce n’est pas ça qui obligera Christian à m’aimer.

- A ce moment là ce sera à toi de jouer.

- Comment ? Facile à dire.

- Tu as des atouts que d’autres n’ont pas !

- Ah oui, les quels ? Sylvia est bien plus jolie que moi !

- Possible, mais je ne crois pas qu’elle ait une conversation aussi intéressante que la tienne ni qu’elle soit d’une compagnie aussi palpitante !

Elle parvient à sourire :

- Palpitante ! … Tu trouves ma compagnie palpitante ?

- Oui.

- Tout à l’heure tu me trouvais désespérante, il faut savoir.

- Tu peux être les deux ; pas en même temps mais cela n’a rien d’impossible. Nul n’est parfait.

- Même pas Sylvia ?

- Même pas Sylvia.

 

Nous buvons notre café en silence conscients d’avoir beaucoup parlé et que sous cet échange en forme de jeu même s’il fut quelques fois à la limite de la dispute chacun s’est révélé à l’autre.

Un seul serveur est resté dans la salle, qui visiblement attend notre départ pour tout remettre en ordre.

- On attend que nous, me confirme Nathalie en murmurant. Si tu souhaites un digestif, il vaudrait mieux aller ailleurs. Ou chez Sandra, on devrait pouvoir trouver une bouteille que je n’ai pas finie.

 

Dans la rue, elle me prend par la taille et se colle contre moi :

- Tu as raison, dit-elle, la vie est belle ! Une journée splendide comme celle-ci met nos humeurs au beau fixe. Il y a un petit square pas loin, allons flâner au soleil si tu n’as rien à faire de mieux. Si tu y tiens vraiment on trouvera bien une terrasse pour ton digestif.

- Je peux m’en passer, j’ai comme idée que tu le remplaceras aisément.

- Je me trompe ou il s’agit d’une proposition malhonnête ?

- C’est à toi de juger si elle est malhonnête ou non.

 

Elle rit de son rire de printemps retrouvé, de torrent capricieux, de sa gaieté fraîche et limpide. Elle rit mais ne répond pas. Dans le square nous nous asseyons sur un banc face à la rue et en plein soleil. Il n’y a que nous, c’est un tout petit jardin avec trois bancs quelques fleurs et une pelouse à demi chauve.

Engourdis par notre lourd repas nous goûtons ce doux moment de bien être où nous pouvons nous étirer sous les tièdes caresses de ce premier vrai soleil de l’année.

- Qu’est-ce qu’on est bien ! s’exclame Nathalie. Si je m’écoutais, je retirerais bien ma robe. Elle me sert un peu, non, tu ne trouves pas ?

- Si !

 

Et de nouveau elle éclate de rire :

- Je pensais que tu allais répondre : «  Non ! Surtout pas ! On a vu assez d’horreur pendant la guerre !« 

- Et bien tu vois, je ne l’ai pas dit.

- A dix sept heures je retrouve la troupe pour une répétition et à vingt heures trente on donne une nouvelle représentation, toujours au même endroit.

- Vous pensez de nouveau remplir la salle ?

- Christian le pense. On ne vise pas le même public, on a ratissé dans un autre milieu.

- Pour voir des beaux seins, on doit venir de loin.

- Tout le monde n’est pas comme toi, figure-toi ; il en est qui ne viennent pas que pour ça.

- Je ne suis pas venu pour ça, j’ignorais même qu’ils étaient au programme. Tu m’as invité, je suis venu et je ne regrette rien.

- C’est vrai, je suis méchante avec toi. … Après la séance, pas de repas cette fois-ci, ce qui fait que je suis libre à partir de vingt trois heures.

- Pourquoi me dire tout ça ?

- C’est pour répondre à ta question de tout à l’heure, tu te rappelles : « Qu’est-ce que tu fais ce soir ? «

- Exact !

- Tu peux venir m’attendre si le cœur t’en dit ! … Le cœur ou le corps.

- Tu avais déjà répondu il me semble.

- J’avais seulement présumé tes intentions ?

- Malhonnêtes encore une fois ?

 

Elle rit une fois de plus et s’étale sur le dossier du banc en fermant les yeux pour mieux sentir les bienfaits de ce temps magnifique.

- Si tu ne viens pas pour moi, viens pour Sandra reprend-elle. Ou pour Sylvia. Emmène-la sous ton bras, on verra si ta prédiction se réalise !

- C’est une idée.

- Mais tu ne viendras pas.

- Qu’en sais-tu ?

- Je te connais. Tu as passé la nuit avec Sandra l’autre soir. Elle ne me l’a pas dit, je l’ai deviné. Je voulais simplement voir si tu aurais la franchise de m’en parler.

- La franchise ? … Mais cela ne te concerne en rien. Ni elle ni moi n’avons à t’informer de ce qu’on fait de nos nuits.

- C’est vrai, je m’excuse ! … Je suis une idiote, cela ne me regarde absolument pas.

- Je n’ai pas dit que tu étais idiote.

- Je sais, c’est moi qui l’ai dit. Et ce que je voulais dire c’est qu’à cause d’elle tu ne viendras pas ce soir à la fin de la représentation. Tu as couché une fois avec et ça te suffit, elle a eu son cadeau, une bouteille de parfum ; terminée la Sandra !

- Mais Nathalie, tu peux me dire pourquoi tu gâches une si belle journée par des réflexions aussi débiles. … Selon toi, j’ai couché une fois avec Sandra donc maintenant j’en n’ai plus rien à foutre ! Et en plus j’aurais peur de me retrouver en face d’elle ! … Mais tu te mets le doigt dans l’œil jusqu’au coude, ma pauvre chérie !

- Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire ! Pardonne-moi si c’est cela que tu as compris.

- Et bien explique toi !

- Non, j’ai fait fausse route ! Ca n’a pas d’importance ! … Il est tard, je vais rentrer. Je voudrais bosser un peu avant de rejoindre les autres.

Et la voilà qui bondit sur ses deux pieds.

- Mais enfin, tu as bien cinq minutes tout de même ! Qu’est-ce qui te prend, on dirait que tu as vu le Diable !

- Rassure-toi, ce n’est pas toi le Diable.

- Assieds-toi et explique-toi nom d’une pipe !

- Bien, lance-t-elle avec un air méchant, tu l’auras voulu ! … Ne me dis pas qu’avant de sauter Sandra tu n’as rien remarqué d’anormal, t’as bien du la forcer un peu pour arriver à tes fins ?

- D’abord je n’ai pas sauté Sandra comme tu dis, ensuite …

- Oh, tu joues sur les mots ! Monsieur est un poète, j’oubliais ! On ne dit pas sauter chez toi, on dit aimer charnellement ou je ne sais quoi encore !

- Tu n’y es pas du tout, Nathalie ; et tu m’agaces tellement que je regrette de t’avoir retenue.

- Et bien à ton tour de t’expliquer ! Qu’est ce que cette grande conne de Nathalie n’a pas encore été foutu de comprendre.

- D’abord tu te calmes, ensuite tu m’écoutes. … Ca y est ? … Bien ! Je n’ai pas couché avec Sandra, ni ce soir là, ni un autre soir. Nous avons dormi dans le canapé, puisque rappelle-toi tu occupais sa chambre, chacun de notre côté comme deux petits enfants sages. Il était tard, nous étions fatigués et nous avons longuement parlé

 

Elle se lance contre moi, enfoui sa tête sur mon épaule et m’embrasse dans le cou. Elle se redresse au bout d’un petit instant, les yeux embués et déclare en me fixant du regard :

- Pardonne-moi Charles, je suis complètement stupide ! Je ne sais pas ce que j’ai été chercher. … C’est mon imagination qui me joue des tours. Ca gamberge trop dans ma petite cervelle de fille paumée. C’est pour ça que j’ai besoin de me plonger dans mes études. Il me faut quelque chose de concret pour m’accrocher au réel, des cours à savoir par cœur, des rôles à apprendre, des bouteilles à vider.

 

Je fronce les sourcils en signe d’incompréhension :

Elle sourit à travers ses larmes :

- Les bouteilles ne m’accrochent pas au réel, c’est vrai, mais elle empêche mon cerveau de réfléchir.

- Tu m’as l’air bien compliqué !

- C’est vrai, mais je suis seule, désespérément seule. Il n’y a que ma petite vieille qui me comprend et je vais la perdre.

- Et Sandra.

- Oh Sandra ! … C’est une fille gentille et je lui serai toujours reconnaissante de me dépanner. Mais nous sommes à des années lumière pour certaines choses. … C’est même une fille bien qui n’a pas toujours eu de la chance dans la vie. Pour elle, ce théâtre provocateur est une sorte de revanche. … Enfin, ce n’est pas à moi de te raconter sa vie. … Excuse-moi encore, Charles, je me suis vraiment comportée comme la dernière des idiotes. J’espère que tu ne m’en veux pas ?

- Non.

- Tout est de ma faute, je parle trop, mon imagination va trop vite et j’ai du mal à la freiner. Merci pour le repas, c’était très gentil de ta part et j’ai passé un bon moment. Il fallait que je parle, même si j’ai dit des âneries, merci de m’avoir écoutée. … Ce soir, je dormirai sans doute chez Sandra. Demain j’ai mon dimanche de libre, jusqu’à dix-huit heures, je retrouverai ma petite vieille et une nouvelle semaine commencera et ainsi de suite jusqu’aux examens de juin.

- On se verra lundi.

- Pas lundi, pas le soir en tout cas. Je vais être coincée toute la semaine jusqu’à vendredi.

- Et la pièce ?

- C’est prévu, il y a d’autres filles pour jouer mon rôle. Et puis, je ne me fais pas d’illusion, on ne la jouera pas longtemps.

- Pourquoi ?

- Elle va être interdite, atteinte à la pudeur ou à la morale ! Les prétextes ne manquent pas.

- Vingt ans après mai 1968 ?

- Et l’image de la femme qu’est-ce que t’en fais ? Sa dignité ? Son droit à disposer d’elle-même ? Son refus de l’exploitation de son corps ? … Il n’y a qu’elles à s’exhiber ainsi, on ne voit jamais d’hommes les fesses à l’air sur  une scène.

- Parce que c’est moins joli !

- Ca c’est une réflexion masculine, un tantinet machiste !

- Je ne crois pas ! C’est une question d’esthétisme !

- De l’esthétisme vu par un homme. Vous raffolez de nos poitrines pleines et rondes alors que nous préférons les torses carrés et velus. Pourquoi ce sont vos penchants à vous qui doivent obligatoirement servir de références !

- Mais dans quoi tu m’entraînes ? Je n’ai pas envie de discuter de cela, mais ne me dis pas que toi, Sandra, Sylvia ne jouez pas vos rôles de plein gré.

- Tu crois qu’on prend plaisir à se balader à poil sur une scène devant des inconnus ?

- D’abord tu n’es pas à poil, ensuite si ça te gène fais autre chose. Sandra n’avait pas l’air gêné l’autre soir.

- C’est normal, elle a les plus beaux seins du monde !

 

Je me tais à bout d’arguments. Nathalie est un modèle de contradictions qui ne voit le monde qu’à travers elle qui ne juge les évènements que par rapport à elle, qu’en fonction de ses sentiments, ses envies, ses idées ou ses humeurs. C’est pour cela qu’elle a du mal à se retrouver, du mal à trouver sa place, du mal à se positionner dans la vie comme avec les autres.

Mais il fait trop beau pour lui expliquer tout cela d’autant que de nouveau piquée par une mouche elle est reprise par l’envie de rentrer pour le faux prétexte de travailler. Cette fois je ne la retiens pas mais elle tente de m’entraîner avec elle. Je reste ferme, assis sur ce banc en plein soleil, j’y suis, j’y reste !

Elle me laisse enfin et s’éloigne tristement comme si elle était en charge de la misère du monde.

 

De Nation jusqu’à chez moi, ça fait loin ! Je ne vais pas m’enfermer dans le métro par un temps pareil ni de faire le chemin à pieds. Je n’ai rien à faire, si ce n’est qu’à regarder le temps passé. Alice voudrait que je l’emmène voir une opérette qui ne m’attire pas. J’avise une cabine téléphonique et ouvre mon carnet d’adresses. Mais cinq minutes plus tard je ne suis pas plus avancé. Cécile ne répond pas, sans doute à Deauville, chez Sophie impossible de la joindre elle est partie pour le week-end en Sologne, inutile de préciser avec qui. Aucune envie d’appeler Olivier ou Monique et sa volcanique de fille. … Reste Gilles ! J’appelle avenue Kléber, c’est lui qui décroche au bout de la cinquième sonnerie et répond d’une voix pâteuse :

- Ouais ?

- Salut Gilles, c’est Charles ! … Qu’est-ce que tu fais ?

- Pas grand-chose. Je termine un article pour une revue.

C’est vrai que Monsieur écrit des poèmes complètement hermétiques qui paraissent dans des recueils que personne n’achète.

- Je peux passer ?

- Maintenant ?

- Oui, je peux être chez toi en moins de trente minutes.

- Comme tu veux mais je dois sortir ce soir !

- Pas grave, moi aussi !

- Laure n’est pas là.

- Je sais !

 

Je saute dans un taxi et me voilà avenue Kléber. Gilles est seul, pas rasé, à moitié habillé, une seule chaussette aux pieds quand il m’ouvre la porte de leur immense appartement.

- Ca fait longtemps, Charles ? … Tu m’as délaissé pour ma sœur, mais je ne t’en veux pas, c’est la plus belle femme de Paris.

- Et la plus malheureuse !

- Pourquoi dis-tu ça ?

- A cause de ses fiançailles rompues !

- Jean-Bernard ? … Penses-tu, il est déjà oublié l’avocat ! … Et ce n’est pas une grosse perte ! Ce que visait Laure à travers lui c’est la position sociale, la villa à Neuilly, le château de famille en Normandie, la grosse fortune d’un fils unique !

- Mais Laure est déjà bien pourvue de ce côté-là !

- Exact ! C’est pour ça que ce n’est pas une grosse perte. Et puis ce n’est pas un type comme lui qu’il faut à Laure. Mou, pas de caractère, pas d’humour, pas d’imagination, amant déplorable …

- Tu sais cela, toi ?

- Bien sûr, Laure et moi n’avons aucun secret ! … C’est toi qui devrais l’épouser !

- Moi ! … Mais Laure n’épousera pas non plus un type comme moi. Pas de nom, pas de fortune, pas de position sociale bien en vue, pas de château, pas doué pour les sentiments, ni le romantisme !

- A part peut-être le romantisme, tout le reste elle peut s’en passer ! … Allez, viens boire un coup. T’imagine, bientôt cinq heures du soir et même pas bourrés ! Nous manquons à tous nos devoirs.

 

Je le suis à travers le long couloir qui partage l’appartement en deux et fait un coude. Sa chambre est la dernière à gauche après celle de Laure dans laquelle j’ai rarement mis les pieds. Une fois tout au début, la première fois que je suis venu chez eux et que Gilles m’a fait tout visiter, de fond en comble, ses parents étaient encore là à demeure, c’est d’ailleurs le jour où j’ai rencontré Laure et qu’elle m’a ébloui pour l’éternité. C’était il y a presque cinq ans, nous étions aux dernières semaines de notre service militaire que nous effectuions dans une caserne de Metz, une ville aux hivers rudes, plus rudes que l’alcool de mirabelle que nous trouvions alors dans un bar de la vieille ville duquel nous sommes souvent sortis sans plus savoir qui nous étions.

Laure était à cette époque une jolie jeune fille de tout juste vingt ans qui s’appliquait à suivre la mode avec un vrai bonheur pour les yeux. Nous avions dîné tous les cinq servis par Manou, dans leur grande salle à manger, celle que Laure utilise aujourd’hui pour ses dîners qu’elle qualifie de culturels ce qui fait rire tous ceux qui y participent, elle y comprise. Leurs parents s’étaient montrés très simples et gentils, me mettant à l’aise dès mon entrée. C’était un samedi de mars 1984, un samedi de printemps, comme aujourd’hui. Par la suite, je devais peu les revoir, quand Gilles m’invitait pour des soirées très arrosées et plutôt paillardes c’est que ses parents n’étaient pas là ni sa sœur.

Ce premier soir, assis à table à côté de leur mère, Gilles et Laure se tenant en face de moi, il me parut impossible que ces deux là puissent être frère et sœur. Seule la couleur de leurs cheveux les reliaient l’un à l’autre et peut être la même douceur dans les traits du visage. Mais, autant Laure apparaissait comme une jeune fille sage, jolie, bien élevée, un peu sophistiquée peut-être, mais distinguée à la tenue plutôt raide, autant le frère était son contraire, vautré sur sa chaise, coupant sans cesse la parole, les cheveux en désordre, mangeant très mal et forçant pas mal sur la bouteille. Son père ne lui disait rien, sa mère se contentait de petites remarques gentilles mais sans aucune efficacité. Tous les deux semblaient satisfaits de la bonne influence que je pouvais avoir sur leur fils et je crois, avec le recul du temps, que c’est la raison pour laquelle ils m’accueillirent avec déférence.

Cette nuit là, je dormis dans la chambre d’amis, enfin dans une des trois chambres non occupées puisque l’appartement en compte six. Le soir, après le dîner nous sommes allés au cinéma sur les Champs. Laure nous accompagnait, nous avons vu un film sans intrigue au rythme lent et désespérant auquel Gilles attribua l’étiquette d’intellectuel alors qu’il ne s’agissait que d’un navet que seule rachetait une scène à l’érotisme subjacent et troublant lors d’un enterrement dans un cimetière.

Laure était assise entre nous, j’ai tout oublié de ce film, le titre, l’auteur, les acteurs mais pas ce corps tendu, comme envoûté par la scène en question. Bien sûr, Gilles avait fait exprès de choisir ce film qui ne correspondait en rien à celui annoncé aux parents et on réclamait mon silence.

- Ce sera notre secret, me dit Laure en m’embrassant sur la joue une fois sortis de la salle.

 

Nous sommes ensuite allés prendre un dernier verre dans un café. J’étais étonné qu’il puisse y avoir foule passé minuit à traîner sur les Champs, autant de monde qu’un samedi après-midi à l’heure où les magasins sont ouverts. Laure, assise près de moi, la jupe bien plus relevée que nécessaire sur des bas blancs, entrepris un numéro de charme, de par sa tenue, ses gestes, sa conversation, sa voix, son regard, le tout distillé avec innocence comme si elle ignorait son pouvoir de séduction. Je n’étais pas dupe de son jeu mais je ne le montrai pas, me comportant comme le parfait crétin provincial ébloui par une parisienne à qui je disais vous ; Gilles faisait aussi semblant de ne rien voir et continuait à nous saouler de banalités d’usage.

Plus tard, au moment de se séparer devant la porte de sa chambre elle déposa un autre baiser au ras de mes lèvres en me souhaitant une bonne nuit. Fausse manœuvre ou acte délibéré ? J’ai attendu quelques mois et de mieux la connaître pour répondre à cette question.

Gilles me rejoignit dans ma chambre, une bouteille de cognac et deux verres à la main pour m’entretenir de sa sœur jusqu’à plus de deux heures du matin. On aurait dit un représentant entrain de fourguer une machine à laver. Quand il m’a quitté, je crois bien que je dormais déjà.

 

Le lendemain Laure s’occupa de moi pour le petit déjeuner en jeune fille bien éduquée qui semblait apeurée par la présence dans sa maison d’un homme étranger à l’heure où l’on se croise en pyjama dans les couloirs. Elle s’apprêtait pour partir à la messe accompagnant sa mère à St Honoré d’Eylau. Je proposai de me joindre à elles ce qui m’attira pour l’éternité les bonnes grâces de sa mère. C’était plus pour pouvoir regarder Laure de près et me passer le temps car je savais que Gilles ne sortirait pas de son lit avant midi, que par conviction religieuse.

Le repas de midi se déroula dans une chaude ambiance familiale, Laure me traitait comme un simple invité banal, un énième copain de son frère et ne ressemblait en rien la jeune femme sulfureuse de la veille. L’après-midi elle sortit avec des amies tandis que Gilles m’emmena voir une exposition au Grand Palais et le soir nous reprîmes le train pour Metz sans l’avoir revue, mais Gilles m’en avait donné une photo que j’ai toujours, Laure tout en blanc sur un court de tennis, prise de près entrain d’envoyer un baiser au photographe avec un regard embué de désir. Gilles a toujours prétendu ignorer qui avait pris cette photo mais je suis certain que c’est lui, bien qu’il l’ait toujours nié.

 

Laure que je ne devais pas revoir avant un an, prit une place à part dans mes pensées. Elle m’attirait mais je devinais qu’elle pouvait être dangereuse. Marie était déjà morte à cette époque et je m’étais fait le serment de ne plus tomber amoureux d’une femme. En user, oui ; les aimer, non ! J’étais certain que ce samedi soir Laure s’était servie de moi comme d’un joujou, pour se passer le temps pour éviter de s’ennuyer. Elle était jeune, on ne lui donnait pas vingt ans, je me disais que viendrait bien assez vite le temps où elle allait aimer un homme qui la ferait souffrir et lui ferait perdre son petit air supérieur qu’elle affichait souvent.

 

Après l’armée je m’installe donc à Paris, c’est l’époque Bruno, les fiestas quasi quotidiennes, les filles faciles, l’alcool à flot. Mes études qui stagnent, un boulot qui me crève parce qu’il me force à me lever tôt. Je reprends contact avec Gilles, plus dans l’espoir de revoir sa sœur que par amitié. Gilles étant d’un caractère abrupt, sec, imprévisible, parfois méchant, souvent méprisant il n’a jamais eu beaucoup d’amis.

A l’armée déjà, il fut souvent cause de bagarre dans lesquelles j’ai ramassé plus de gnons qu’à mon tour pour le défendre. Il ne m’a jamais remercié. Ecorché vif, remonté contre le genre humain et par là même contre lui pour des raisons qui me sont toujours restées obscures et qu’il ignore certainement, Gilles était incapable d’avoir des relations normales avec les autres. Pour ça, l’armée lui fut un vrai calvaire. Il noyait son désespoir dans l’alcool ce qui lui valu de se retrouver au trou à plusieurs reprises même s’il semblait qu’une bonne fée veillait sur lui dans cette sinistre caserne. Mais il avait de bons côtés, qui me semble-t-il se sont un peu effacés au fil du temps. Il lui arrivait de raconter des histoires étonnantes, de philosopher avec beaucoup d’idées qui captaient l’intérêt des autres, d’être un compagnon gai avec de grandes largesses financières, de remplir le rôle de médiateur avec les supérieurs et d’obtenir des arrangements incroyables et de savoir à l’occasion rendre des services sans rien demander en contrepartie.

Je passais pour son unique copain, les autres soldats évitaient son environnement sauf en cas de besoin. On ne peut pas dire qu’ils l’aimaient, mais ils le respectaient même s’il pouvait être source de nombreux conflits et, surtout, la plupart méprisait le milieu dont il était issu, milieu qui lui pesait, drame que j’étais le seul à avoir percé.

 

Il s’est installé un petit frigidaire dans sa chambre au prétexte que la cuisine était trop loin de sa chambre. Il s’occupe lui-même de le recharger quand il menace d’être vide. On y trouve des alcools rares, toute sorte de bières, deux trois bouteilles de champagne parce qu’il n’aime pas être pris au dépourvu.

Il en ouvre une justement :

- J’ai l’idée que toi comme moi, dit-il, nous n’avons rien contre le fait d’arroser cette rupture de fiançailles, non ? Franchement, avoir ce Jean-Bernard comme beau-frère, ça m’aurait fait mal aux seins ! Qu’en penses-tu ?

- Moi ! Je ne sais pas trop. … Disons que je perds là l’occasion de le cocufier, parce que je l’aurais fait avec bonheur !

- Tu ne crois pas que Laure puisse être une épouse fidèle.

- C’est le mari qui dicte la conduite de sa femme, qui par son comportement fait qu’elle sera fidèle ou non. Certains hommes sont cocus de naissance !

- Pas mal comme réflexion ! … Mais pour Jean-Bernard, ne nous inquiétons pas, il trouvera vite à se consoler. Une belle petite dinde, qui s’intéresse à son pognon pour pouvoir le brûler avec ses amants, ça ne va pas manquer de lui tomber dessus ! Tu pourras quand même le tromper si c’est là un des plaisirs que tu recherches.

- Je ne dis pas non, à condition que la future dinde soit potable.

- Elle le sera, le père de Jean-Bernard y veillera. Il a toujours eu un faible pour les jeunettes, la chose est connue et ce n’est pas homme, pourri comme il est, à se gêner de cocufier son propre fils !

- Charmantes mœurs que les vôtres dans ce milieu où l’argent coule à flots !

- Ne te moque pas, s’il te plait ! Tu le fréquentes ce milieu et tu rêves d’avoir ta place en t’y introduisant par l’intermédiaire de Laure. L’image est charmante ! …

- Tu te trompes, Gilles ! … Ce que je n’aime pas chez ta sœur c’est justement tout ce qui la relie à ce milieu.

- Mais c’est le sien, elle est née dedans, elle s’y complet, elle en use et en abuse, elle n’a nullement l’intention d’en sortir, elle adore tous ses travers et le défend contre vents et marées, pour finir un jour par y mourir sans avoir rien connu d’autre !

- C’est un reproche, dirait-on.

- Un reproche, sûrement pas ; c’est ma sœur, et elle fait ce qu’elle veut ! Seulement ses choix ne sont pas les miens. Moi ce milieu je le vomis.

 

Je souris, amusé par sa réflexion :

- Toi aussi tu en uses de ce milieu ! Qu’il te dégoûte, je veux bien le croire, mais n’oublie pas qu’il t’apporte un certain confort et mille et uns petits avantages bien pratiques.

- Je suis bien obligé de vivre, de me nourrir, de me vêtir, … Pour cela je suis mes parents, je marche dans le sillon qu’ils m’ont tracé.

- Donc si t’es plein aux as, ce n’est pas de ta faute mais puisque c’est ainsi pourquoi changer !

- Exactement ! … Ceci dit, je ne déteste pas plus mon milieu d’origine que les autres. … Les autres, qui se rejoignent en un seul, la race humaine ! … C’est la condition d’être humain que j’exècre par-dessus tout !

J’éclate de rire !

- Là, je te retrouve, Gilles ! … Le Gilles du début, le Gilles de Metz, le Gilles de la marche au pas et des gardes de nuit.

- Le bon vieux temps, quoi ?

- Oui, le bon vieux temps.

- Mais ça aussi c’est un piège pour l’homme ! Le bon temps pervers de sa jeunesse qui le hante toute sa vie et qui lui font commettre les pires idioties ! Si tu savais comme j’envie les animaux qui n’ont pas de mémoire.

- Tu me permettras de ne pas te rejoindre dans cette perspective !

Il éclate de rire à son tour et débouche une bouteille de Dom Pérignon. Notre révolté national n’a jamais eu l’idée ou le courage de se refuser à lui-même tous les privilèges que lui conféraient, sa classe et sa naissance. Je ne soulève pas le sujet sachant sa promptitude à s’énerver quand on lui met le nez dans ses contradictions.

- Allez, Charles trinque ! Si vraiment t’as besoin d’invoquer le bon vieux temps pour te trouver une  raison de boire, je ne t’en veux pas ! Mieux, j’y souscris ! Mais ne me fait pas croire que ces fiançailles dissoutes te chagrinent !

- Oh non, bien au contraire !

- Le champ est libre, désormais ! Tu peux avoir Laure pour toi tout seul.

- J’aime la concurrence !

- Oh mais, rassure-toi ! … Si tu tardes à planter tes jalons tu vas la voir rappliquer !

- Laure m’a laissé un message sur mon téléphone, l’autre soir ! Un message assez abscons. Elle voudrait savoir où elle en est avec moi et souhaite une déclaration d’amour solennelle devant témoins. Peut-être es-tu au courant ?

Il rit cette andouille :

- Il n’y rien d’abscons là dedans ! … C’est même très clair ! Lui as-tu déjà dit que tu l’aimais ?

J’hoche la tête négativement.

- Et bien tu vois, tonne-t-il ; elle ne peut pas le savoir, il lui faut des preuves.

- Les mots ne sont pas des preuves.

- Certes ! … L’aimes-tu, oui ou non ?

- Je n’en sais rien.

- Elle te plait oui ou merde ?

- Bien sûr qu’elle me plait, mais là n’est pas la question.

- Mais si ! Laure est très réceptive à ton charme, tu es loin de lui être indifférente, elle apprécie ton calme, ta gentillesse, ton humour, … ton sens de l’ironie si tu préfères, un certain comportement, cette manière que tu as et qui n’appartient qu’à toi d’être imperméable aux problèmes qui t’entourent …

- Certains de mes amis appellent ceci de l’égoïsme.

- Ils se trompent ! s’écrie-t-il emballé par son discours. Tu n’es pas égoïste, l’égoïste ne s’intéresse qu’à lui, toi, tu ne t’intéresses à rien. Tu es le non émotif de base. Tu ne laisses rien d’extérieur venir perturber ta vie. Je t’annoncerai la, tout de go, «  Laure s’est tuée ce matin en voiture «  tu répondrais : ah bon, très bien «  puis tu reprendrais la conversation là où elle en était et même, tu te resservirais un verre machinalement. Je ne veux pas dire par là que la mort de Laure ne te ferait ni chaud ni froid, mais tu refuserais que cette triste information puise avoir une prise sur toi. En apparence, aucune émotion ne filtrerait en surface, sur ton visage, dan ton attitude, dans ta voix mais je sais, Laure aussi comme tous ceux qui te connaissent le savent, tes vrais sentiments sont intérieurs, dissimulés, enfermés, bien cachés et bien gardés ! Impossible de les voir émerger sauf peut-être dans l’intimité mais là, bien évidement, je n’y ai jamais mis les pieds ; et encore moins le reste. … C’est une plaisanterie, Charles, pas un regret !

 

Et il en rit de sa bêtise, de ce rire gras de collégien boutonneux qui a aperçu un bout de téton de sa prof d’anglais.

- Alors, qu’en penses-tu de ma démonstration, reprend-il après avoir repris son souffle, pas mal trouvé, non ?

- Tu me demandes ce que j’en pense ?

- Oui, absolument !

- Je n’en pense rien, strictement rien !

- A la bonne heure ! s’écrie-t-il ravi, c’est exactement la réponse que j’attendais de toi.

 

Nous finissons la bouteille en devisant de choses et d’autres, de Laure, du temps, qu’il fait, des week-ends à venir jusqu’à près de dix-huit heures. Nous sommes un peu ivres quand Gilles met fin à l’entretien :

- Allez, je ne te flanque pas dehors, Charles, mais il faut que je me douche et que je m’habille pour ce soir. Ca m’a fait plaisir de te voir même si évoquer le bon vieux temps est nocif à l’homme tout comme l’alcool dont pourtant il ne cesse d’user.

- Moi aussi j’ai été heureux de parler avec toi.

Je suis sincère. S’il n’est pas ivre mort ou s’il n’a pas décidé d’assommer son entourage avec ses théories brumeuses, Gilles peut se révéler d’agréable compagnie.

- Inutile de me raccompagner ; lui dis-je, je connais le chemin.

- Comme tu voudras. Salut Charles.

 

Je retraverse l’immense appartement dans l’autre sens et j’entends dans mon dos Gilles qui se prépare pour sa douche tout en sifflotant un air à la mode il y a dix ans. Arrivé près de la porte d’entrée, je l’ouvre et referme en faisant bien claquer le battant. Seulement je ne suis pas sorti. A pas de loup, je me dissimule dans la salle à manger. Je compte, une fois Gilles sous sa douche, aller faire un petit tour dans la chambre de Laure. Je sais, c’est laid ; mais cela m’amuse et j’avoue que j’ai la curiosité d’avoir confirmation de tout ce que j’ai entendu sur Laure ces derniers jours. J’ai un quart d’heure devant moi, quand Gilles se lave, c’est long. C’est rare, mais c’est long. Mais il faut que je ressorte avant lui car je sais que quand il quittera l’appartement il mettra l’alarme en route

J’ouvre la porte de la chambre de Laure doucement et referme derrière moi sans un bruit. Les rideaux sont tirés, mais les volets ne sont pas fermés. Tout est net, propre, bien rangé, rien ne traîne. Manou est une vraie fée. Le lit, à deux places, est toujours couvert de rose, ni les rideaux ni les tapisseries n’ont été changé depuis ma dernière visite. Toujours ce papier blanc agrémenté de petits motifs bleu pâle et l’inverse pour les rideaux. Les murs sont sobres trois tableaux signés représentant des paysages solognots.

 

Les meubles sont anciens comme il se doit et certainement très onéreux.  Sa coiffeuse est fermée à clefs, je sais qu’elle y garde quelques bijoux. Sur son bureau quelques papiers, lettres administratives, courriers divers, rien de bien important. Dans les tiroirs, des dossiers professionnels, un peu de correspondance du même genre. Dans un cadre, une photo d’elle et Jean-Bernard le jour de leurs fiançailles en décembre dernier. Dans sa bibliothèque, quelques rares livres, je ne l’ai jamais vu lire autre choses que des livres professionnels pour ses études puis pour son travail. Jamais de romans. Des petits cadres sont disséminés sur les étagères parmi quelques bibelots. Une bonne douzaine. A l’intérieur, des photos, des portraits. J’en trouve deux me représentant, photos dont j’ignorais l’existence et prises ici, dans le salon, lors des nombreux dîners de Laure. Il y en aussi de Sophie, toujours très élégante et habillée dernière mode mais sans rien de scandaleux, une où on voit Laure et son frère au sommet d’une montagne enneigée. Puis d’autres personnes, garçons et filles que je ne reconnais pas où sur lesquels je ne peux mettre un nom.

 

Deux armoires, une lingère à une seule porte, assez haute qui n’offre rien d’intéressant, (j’ai fureté entre les piles de chemisiers, pulls et autres vêtements), l’autre très jolie avec des motifs taillés à même le bois, un bois très noir, sans doute du noyer qui a vieilli et comprenant deux portes toutes deux fermées par des serrures ne s’ouvrant pas en deux coups de cuiller à pot pour qui n’en possède pas la clef.

Contrairement à ce que croit Gilles, sa petite sœur a bien des secrets pour son grand frère, des cachotteries qu’elle doit dissimuler dans cette belle armoire et que je ne peux pas ouvrir et lui non plus je suppose. Ce ne sont pas ses robes qui se trouvent derrière cette porte. D’abord elle n’aurait aucune raison de les mettre sous clef, ensuite je sais qu’elles se trouvent dans la grande penderie du couloir, le dressing. Alors qu’y a t il derrière cette porte ? Je le saurai bien un jour.

Ma visite en fraude ne m’a rien apporté, bien fait pour toi me susurre une petite voix derrière l’oreille.

Avant de sortir, je jette un dernier coup d’œil circulaire histoire de vérifier que rien ne m’a échappé. C’est alors que je remarque que la porte de la lingère ne descend pas jusqu’au bas du meuble. Quand je l’ai fouillée, je ne me rappelle pas avoir vu un rayon en profondeur, dans le bas au ras du sol. Peut-être y a-t-il dans le fond de cette armoire un tiroir, bien qu’il n’en ait pas l’apparence, un de ces tiroirs dissimulé, comme les ébénistes des temps anciens en raffolaient ou exécutaient suivant les ordres de leurs commanditaires.

A quatre pattes devant cette mystérieuse lingère, je glisse mes doigts dessous malgré l’espace restreint. Il me semble que le fond bouge et après diverses manipulations je parviens à l’amener vers moi. Il s’agit bien d’un tiroir, mais qui ne comporte que des boites vides, des boites en carton de chemiser renommé. Je les ouvre toutes et dans la dernière je découvre une enveloppe marron soigneusement scotchée contenant certainement des lettres, des photos, des papiers importants.

 

Il faut l’ouvrir avec précautions, sans rien abîmer si possible. Il me faut du temps et une lame fine mais je ne dispose ni de l’un ni de l’autre. Je glisse l’enveloppe sous ma chemise, remet les boîtes vides en place et referme le tiroir qui disparaît dans son anonymat.

Il est temps de filer, si je veux sortir d’ici avant Gilles.

 

 

Je prends le métro, direct jusqu’à Denfert-Rochereau et termine à pieds, pas peu fier du trésor que je cache sur moi. Je n’imagine pas Laure, tous les soirs avant de se mettre au lit, vérifiant la présence de cette enveloppe aux fins fonds de son tiroir secret. J’ai quelques jours avant de la restituer, incognito.

 

Chez moi, avant toute manœuvre irréparable, je note sur une feuille tous les aspects de cette enveloppe qui n’est plus très jeune, l’emplacement exact du scotch qui la tient fermée, un scotch dont je n’ai pas l’équivalent et qu’il va falloir que je retrouve dans le commerce. A première vue, il y a longtemps qu’elle n’a pas été ouverte et je crains que quoi que je fasse, même en l’ouvrant avec minutie, cette profanation laissera des traces parce que je ne pourrai jamais la restituer dans le même état que celui dans lequel je l’ai trouvé.

Mais ma curiosité est la plus forte, et je parviens à ouvrir cette enveloppe sans commettre de dégâts irréparables. Le contenu est plutôt décevant, moi qui m’attendais à quelques photos licencieuses, scandaleuses pouvant faire l’objet de chantages ou de pressions, je suis obligé de constater qu’il n’y a pas là de quoi fouetter un chat.

 

Je retire d’abord entourée d’un élastique une bonne vingtaine de lettres manuscrites toutes signées d’un A majuscule, souligné et suivi d’un point et commençant par : mon amour, mon fol amour, mon doux amour, ma vie, mon ivresse, rien qui ne puisse prouver que Laure en soit la destinataire. L’écriture est bien féminine, une femme terriblement amoureuse à en juger par les textes mais qui ne perd pas la tête. Pas un seul nom propre, quelques initiales par ci par là, aucune date, personne à qui relier ces chauds écrits.

Ensuite, je sors une dizaine de photos d’un petit format carré, attachées elle aussi par un élastique et toutes prises avec le même appareil, en couleur, mais d’assez mauvaise qualité. Elles datent vraisemblablement toutes du même jour, ou de la même soirée, dans la même pièce. C’est une grande salle aux murs de pierres, hautes de plafond. On se croirait dans un château. L’éclairage est faible, il semblerait que le flash n’ait pas fonctionné. On y distingue des filles nues, un groupe d’une bonne quinzaine, plutôt jeunettes, entrain de danser sagement entre elles. Impossible de mettre un nom sur ces visages bien que deux ou trois puissent être attribués à Laure mais une Laure à peine âgée de quinze ans est déjà belle comme un rêve.

 

Le troisième paquet est le plus intéressant. Il s’agit de coupures de journaux différents, non datés relatant le décès mystérieux d’une jeune fille de dix-sept ans dont on a retrouvé le corps sous l’escalier d’un immeuble de la rue St Didier. Les premières constatations parlent d’une overdose. La jeune fille étant mineure ne sont indiquées que ses initiales A.R. Là, encore, rien qui permet d’identifier la fille en question, pas de nom propre, pas d’adresse, pas de date, il est juste fait état d’une Messe à son intention un dimanche 12 à St Philippe du Roule.

A mon sens ces journaux datent d’une bonne dizaine d’années. Laure avait quinze ans, l’âge qu’elle a à peu près sur les photos, si toute fois il s’agit bien d’elle. Les lettres sont signées d’un A qui correspond à l’initiale du prénom de la jeune fille morte. Mais la construction des lettres, la tournure des phrases, le vocabulaire me laissent plutôt penser qu’elles sont l’œuvre d’une adulte et non pas d’une adolescente.

 

Il doit y avoir des années que cette enveloppe est enfouie au fond de son tiroir secret et, connaissant Laure, le scotch n’est pas là pour freiner les ardeurs des éventuels curieux mais pour s’empêcher elle, d’aller trop souvent remuer ces souvenirs douloureux. Peut-être a-t-elle oublié l’existence de ces documents, en tout cas, il peut se passer beaucoup de temps avant qu’elle ne découvre leur disparition. Laure bien évidement ne me fournira pas d’explications sur ce paquet découvert frauduleusement mais je n’en dirai pas autant d’Arielle qui pourrait bien être l’auteur des lettres enflammées. Sans doute serait-elle intéressée de les récupérer. Et pourquoi Laure les a-t-elle gardées ? Pour conserver un souvenir ? Ou pour attendre l’occasion de s’en servir contre celle qui les a écrites ? Si j’en crois le récit d’Arielle, j’opterais plutôt pour la deuxième solution. Mais Arielle dit-elle la vérité ou arrange-t-elle l’histoire à sa façon.

 

Je dîne seul en pensant à Flora qui rentre demain soir. Une purée entrecoupée de whisky, avec un œil sur la télé dont je serais incapable de répéter ce qu’elle raconte. Il est trop tard pour aller me prélasser au théâtre et me combler les yeux de la magnifique poitrine de Sandra. C’est samedi, il me reste Dora.

 

Elle est là, fidèle à son poste, place du Tertre qui en cette douce soirée est noire de monde. Dès qu’elle m’aperçoit, son visage s’illumine et elle m’envoie un baiser du bout des lèvres. Pas discret d’ailleurs puisque plusieurs personnes se retournent pour voir qui en est l’heureux destinataire. Elle m’accueille avec soulagement, comme si elle avait craint de ne plus me revoir :

- Ah, Charles, il y avait longtemps !

- Deux semaines, pas plus !

- Vous êtes sûr !

- Absolument ! Mais si je vous ai tant manqué comme vous semblez me le faire croire, laissez-moi une adresse où vous trouver en semaine. Il n’y a qu’ici que je puisse vous voir et uniquement le samedi.

- Si je vous manquais, répond-elle en riant, vous viendriez tous les samedis et arriveriez bien plus tôt !

 

Elle porte un affreux pantalon trois quart de couleur violette trop large pour elle et un pull rose vif, qui donnent à sa tenue un effet des plus criards qui ne lui ressemble pas et que je ne lui ai jamais vu. Elle doit me voir tiquer puisqu’elle s’inquiète :

- Plutôt moche, non ?

- J’avoue que ce soir vous avez fait fort !

- Ce n’est pas à moi, rassurez-vous ! … C’est toute une histoire. Je vous la conterai avec plaisir, seulement il va falloir patienter. Il y a du monde, et j’ai besoin d’argent.

- Je vous attendrai toute la nuit, s’il le faut !

 

Je déambule un long moment place du Tertre et dans les rues avoisinantes. Quelques commerces ouvrent tard le soir quand arrivent les beaux jours. En cette douce soirée printanière, nombreux sont les gens qui comme moi flânent de vitrine en vitrine avec des haltes aux terrasses des cafés. Il y a déjà beaucoup de touristes, autour de moi on parle anglais, allemand, japonais et d’autres langues que je ne reconnais pas. Tous les gens que je croise on l’air heureux de leur sort et n’hésite pas à se décocher des sourires entre inconnus.

Plusieurs fois je repasse devant Dora qui s’excuse d’un doux sourire. On fait la queue devant sa chaise. Je l’observe, sa main court rapide sur ses feuilles, elle a un vrai don pour rendre un portrait ressemblant en à peine un quart d’heure, un peu plus quand le client demande de la couleur. Je m’installe à la terrasse du café où nous avons nos habitudes, et commande un whisky pour tromper mon ennui. Je suis allongé sur une chaise en bois, les jambes étirées devant moi, et le sommeil rôde autour de moi malgré le bruit de la foule qui court sur la place comme celui d’un train sans fin qui défilerait sous mes fenêtres.

- Eh bien, cher cousin ! … On cuve ?

J’ouvre un œil, Alice et Tante Sylvaine se dressent devant moi, hilares et moqueuses quoi qu’élégantes dans une tenue du soir. Elles sortent d’un théâtre où elles ont vue une pièce comique avec des acteurs formidables. Je les invite à s’asseoir, elles acceptent, plutôt charmées par l’imprévu.

- La place du Tertre, s’exclame ma tante, voilà bien longtemps que je ne m’y suis pas promenée n’y arrêtée. Ca me rappelle ma jeunesse !

- Quand tu étais jeune et belle !

- Jeune d’accord, s’écrie Alice comme horrifiée par mes propos et prête à me battre, mais belle, Maman l’est toujours.

Je présente mes excuses les plus humbles de peur de voir ces deux jolies femmes m’abandonner aussi sec. C’est vrai qu’elles sont jolies ces deux grandes blondes, un plaisir des yeux pour les touristes et les passants qui ne se privent pas de laisser leurs regards fascinés planer sur elles. Leur différence d’âges ouvrant d’ailleurs un large éventail de curieux. Elles commandent des liqueurs, alors que je m’attendais à des jus de fruits ou des infusions. Théâtre, café, alcool, Paris by night il semblerait qu’on se dévergonde rue Médéric. Ma remarque les amuse toutes deux mais elles se défendent en prétextant que j’ignore tout de leurs habitudes.

- Comme ça tu traînes seul, s’inquiète Tante Sylvaine ; je suis plutôt surprise.

- J’attends une amie, Dora.

- Et elle t’a posé un lapin, traduit Alice moqueuse.

- Pas du tout, elle se trouve sur la place en train de tailler quelques portraits pour se faire de l’argent de poche.

- Elle est peintre ?

- Etudiante aux beaux-arts, seulement. En vérité j’ignore si elle peint, je le connais très peu, je ne la vois qu’ici et rarement.

- Et si tu en profitais, Maman ! interroge Alice en riant. Un portrait de toi avant que la vieillesse ne te défigure. Ca ferait en plus un cadeau pour Papa, c’est bientôt son anniversaire !

- Merci pour cette sollicitation ma fille, mais je possède déjà un portrait et je te prierai de ne pas te mêler des traces que peut éventuellement laisser le poids des ans sur mon visage.

- Mais tu as quinze ans sur ce portrait !

- Non, dix-huit. C’est toi qui ne laisses pas de portrait à la postérité ; tu devrais aller voir cette fille. En plus, grâce à Charles, tu auras sans doute une réduction.

 

Je saute sur l’occasion :

- Bonne idée ma Tante ! Alice dans peu de temps sera énorme à cause des pâtisseries qu’elle engouffre ou déformée par des grossesses successives, c’est aujourd’hui ou jamais !

- Déformée ! réplique ma cousine en laissant croire qu’elle monte sur ses grands chevaux ; non mais, tu t’es vu avec ta brioche de buveur de bières !

 

Nous rions tous les trois et notre hilarité ne passe pas inaperçue. Je veux les entraîner vers Dora mais Tante Sylvaine ne veut pas bouger. Elle boit lentement sa noisette et déclare qu’elle est très bien ici et qu’elle nous y attendra le temps qu’il faudra.

- Ca risque d’être long, les gens faisaient la queue tout à l’heure.

- De toute façon je ne pose que pour des peintres de renom, me snobe Alice.

- C’est une fille qui a du talent ! Dans dix ans ton portrait vaudra mille fois le prix que tu vas y mettre aujourd’hui. C’est même très rentable pour toi, parce que je vais te l’offrir.

- Dans ce cas, il s’agit d’un investissement, pas d’une dépense !

- Tu n’es pas fille de banquier pour rien !

 

Dora est enchantée de faire la connaissance d’Alice et cette dernière à un œil admiratif en examinant ses croquis. Ces deux jolies blondes sont faites pour s’entendre et c’est vrai qu’elles sympathisent vite. Il est onze heures passée, Dora annonce à tous ceux qui attendent auprès d’elle qu’elle ferme boutique.

- Depuis le milieu de l’après-midi,  je n’ai pas arrêté, dit-elle. Encore heureux qu’un collègue soit allé me chercher un sandwich sinon je n’aurais même pas dîné. Je suis fourbue.

Quelques personnes protestent un peu mais elle assure qu’elle sera là demain après-midi au même endroit. Puis elle demande à Alice de prendre place :

- Bien sûr, je fais une exception pour vous.

- On peut se tutoyer, déclare Alice.

Dora a l’air confus :

- Je ne sais pas, dit-elle ; j’ai toujours vouvoyé Charles.

J’approuve :

- Et j’y tiens ! … C’est plus romantique !

- Romantique, toi ! pouffe Alice.

- Tu commences à m’énerver chère cousine ! Soyez gentille, Dora, faites-lui quelque chose de moche. Je suis prêt à payer le double.

- Hors question pour moi de corrompre mon art pour de l’argent ! … De plus, je suis incapable de rater un portrait, surtout avec un modèle aussi délicieux que celui-ci !

- Et toc ! réplique Alice.

 

Dora installe Alice, prend ses crayons en mains et commence à dessiner. Elles parlent toutes les deux et je me sens inutile, comme exclu d’un seul coup de leur univers. Je vais rejoindre Tante Sylvaine et je propose aux deux filles de nous retrouver à la terrasse du Cadet de Gascogne quand elles auront terminé.

Ma tante est toujours là, qui a lié connaissance avec le jeune couple de la table d’à côté dont la femme attend un bébé. Ils sont de Vendée et passent quelques jours à Paris.

- Deux jeunes gens charmants, déclare ma tante quand ils nous quittent. Je leurs souhaite beaucoup de bonheur.

Je reprends un whisky et commande une noisette sans lui demander si elle en désire une :

- Tu veux me saouler, plaisante-t-elle. … Mais bon, j’ai tellement de plaisir à être ici que je me laisse volontiers tenter. Ca va être long ce portrait ?

- Une bonne demi-heure avec la couleur et si on compte que Dora va soigner son dessin !

- Alors sois gentil de trouver un téléphone et de prévenir ton oncle que nous rentrerons tard afin qu’il ne s’inquiète pas.

- Je vais de ce pas rassurer mon brave tonton à qui je promets de ramener ses deux chéries sans égratignure et à une heure décente.

 

- Voilà bien longtemps que nous ne nous sommes pas retrouvés en tête à tête tous les deux, dit ma Tante quand je suis de retour. Profitons-en pour discuter un peu ! J’ignore beaucoup de choses de toi, cette Dora que tu nous caches et cette fameuse Laure dont j’ai entendu parler il y a quelques jours. Tu es très liée avec elle, si j’ai bien compris ?

- On t’a mal renseignée, ma tante ; je ne suis lié avec personne ! Quand à Laure, je l’ai connue par son frère qui était à l’armée et de plus, ses mœurs seraient équivalentes à ceux de la grosse fortune que tu as reçue l’autre soir.

- Décidément !  Mais tu as dit seraient, tu n’en es donc pas certain ?

- Je n’ai jamais demandé d’explications, du reste je m’en moque complètement.

- Et cette Dora, elle en croque aussi ?

- Non, pas elle.

- Pourquoi ris-tu ?

- C’est ton expression ; on ne peut faire plus imagé !

- Je t’en prie ! Donc, tu n’es pas amoureux ? C’est bien triste à ton âge, surtout que tu es un beau jeune homme avec une belle situation et assez sérieux. Je te verrai bien en père de famille, il serait temps.

- Maman me tient le même discours !

- Rien d’étonnant à cela, elle s’inquiète tout comme moi, de son fiston perdu dans cette grande ville au milieu de ces femmes qui fréquentent l’île de Lesbos. Elle a de quoi se faire du souci, tu ne trouves pas ?

- Je sais ce que je veux et je sais où je mets les pieds !

 

C’est un peu brutal, et Tante Sylvaine n’a pas l’air d’apprécier. Elle revient à la charge :

- Ne me dis pas que tu ne connais pas dans tout Paris et ses environs de femmes qui te plaisent.

- Qui me plaisent, oui, mais d’ici à les épouser.

- Es-tu amoureux ? C’est tout de même une chose dont on peut te parler sans être indiscret ni que ça te coûte ? Je te pose la question parce que tu es mon neveu et que je m’intéresse à tout ce qui compose ta vie quotidienne. Ne le prends pas mal, je n’ai nullement l’intention de me moquer de toi !

 

Je la rassure, ma tante est incapable d’une mauvaise pensée.

Je lui raconte qu’à douze ans, j’ai été émerveillé par la beauté d’une femme plus âgée que moi. Tout en elle me laissait sans voix, son élégance, ses manières, son parler, ses allures de femme hautement distinguée, sa gentillesse, son regard toujours empli de tendresse, ses sourires doux, son visage clair, franc, net, tranquille comme une plage après l’orage. C’était à un enterrement, le mort était un vague cousin de Maman qui venait de se tuer en moto, une journée magnifique un soleil ardent, une chaleur accablante ; premier contraste.

- Et le deuxième contraste ? demande Tante Sylvaine avec l’air amusé de celle qui a déjà compris.

- Cette femme superbe était ma tante, du reste, elle l’est toujours !

 

Elle est prise d’un fou rire, mais pas celui de la personne qui se moque, un rire nerveux, un rire gêné. Puisque j’ai commencé, je vais jusqu‘au bout :

- J’avais douze ans, on ne peut pas dire que j’étais amoureux, mais j’ai eu ce jour là le sentiment de découvrir la beauté, la perfection, qu’aucune femme ne pouvait être plus belle que celle-ci. C’était comme une magnifique peinture devant laquelle on peut rester des heures et l’admirer en silence, un paysage magnifique qu’on ne pourra jamais atteindre. Quand je m’ennuyais dans la tristesse de mon quotidien je pensais à elle non pas que j’avais envie de la revoir, je craignais peut-être que ne s’efface cette première impression si magique, mais elle illuminait ma vie, me redonnait du courage. Je me disais qu’il fallait que je tienne bon, attendre de grandir un peu, laisser passer les mauvais jours, qu’ailleurs il existait autre chose, autre chose de mieux, de plus grand, de plus beau, même si ce mieux je l’avais déjà rencontré.

- Nous nous sommes revus pourtant !

- Oui, rapidement, entre deux trains, les étés ou Maman m’emmenait chez les cousins Augrand, là-haut dans le Nord, ces grandes plaines désertiques et plates comme un portefeuille vide. Quand Papa m’emmenait, on ne voyait personne, évidemment.

- Je me souviens de toi avec ta mère, gare du Nord, deux ou trois fois. Un grand garçon, sage et silencieux.

- Une fois, je ne sais plus si c’était à l’aller ou au retour, il pleuvait. Je savais que tu devais nous attendre à l’arrivée du train, ça devait donc être un retour, je me faisais une joie de te revoir mais j’ai été déçu, j’ai même failli ne pas te reconnaître, enfouie sous un imperméable. J’ai pensé ce jour-là que la beauté des femmes devait être en harmonie avec le temps et que s’il avait plu le jour de l’enterrement je ne t’aurais même pas remarquée. Puis, plus tard, j’ai découvert qu’en réalité c’était mon regard qui changeait au fur et à mesure que je grandissais et qu’à quinze, dix-huit, vingt ans je ne voyais plus les choses, les gens comme je les voyais à douze.

- Tu m’en diras tant, dit Tante Sylvaine sur un ton affectueux, il s’en passe des choses dans la tête d’un enfant de douze ans. … Ton enfance était donc si malheureuse pour que tu en sois réduit à penser à moi.

- Malheureuse non. Mais ennuyeuse, triste. … Regarde, ces vacances ! Tous mes copains attendaient la fin juin avec empressement mais pas moi, parce que je savais que je devais aller à Arras, m’ennuyer avec mes cousins débiles. Que des cousins ! Même pas une fille, là-dedans !

- Ni une tante incarnant la beauté idéale.

- Non plus, il n’y avait que toi.

- Il y avait, tu as raison, le temps est passé par là avec son implacable rouleau compresseur qui écrase tout. Heureusement que la vie apporte des compensations à tout âge, il n’y a pas que la jeunesse pour procurer du bonheur, même si c’est l’âge d’or. … Le hic, c’est que quand on est en plein dedans on ne le sait pas !

Elle devient rêveuse,  soudain, un nuage de nostalgie se couche sur son âme et vient assombrir le fond de ses admirables yeux verts.

- Des regrets, ma tante.

- Comme tout un chacun. Tu t’ennuyais donc là-bas à Clermont. Pas de frère, pas de sœur, j’imagine bien ta tristesse.

- Et si tu me racontais cette brouille entre mon père et la famille de ma mère ? Tu dois savoir quelque chose ?

 

Elle pousse un long soupir désolé pareil à celui de l’Auvergnat quand on veut lui emprunter dix francs.

- Mon pauvre Charles, cette brouille existait déjà quand j’ai rencontré ton oncle pour la première fois. Je sais qu’il s’agit d’une vieille histoire dont il y a fort à parier que les tenants et les aboutissants se sont perdus dans la nuit des temps. Je ne sais pas grand-chose et le peu que je sais j’ignore s’il s’agit de la vérité. Je crois savoir que c’est ton père qui a coupé les ponts, ton oncle et ses frères regrettent cette situation. C’est ton père qui détient la clef de cette affaire, c’est lui que tu dois interroger.

- Il ne m’a jamais rien dit, et même sur son lit de mort, il ne me dira rien.

- Ta mère ?

- Elle dit que ce sont des problèmes d’une autre génération, que j’aurais bien tort de m’en mêler, d’autant que cette histoire n’aurait rien de glorieuse. 

- Je crois qu’elle a raison, me dit sagement Tante Sylvaine, ce sont des querelles d’un autre temps et qui ne te concernent en rien.

- Je ne sais si cela me concerne, mais j’en souffre ! J’ai été privé de tout un pan de ma famille et de loin le meilleur !

- Tu ne peux pas dire cela, me régente ma tante ! La famille de ton père que je connais à peine est peut-être très différente de celle de ta mère mais rien n’autorise à dire que l’une vaut mieux que l’autre ! Tu es majeur depuis longtemps, tu n’as d’ailleurs pas attendu ta majorité pour mener ta vie comme tu l’entends, ton père ne peut pas s’opposer à ce que tu fréquentes tes cousins. Il sait parfaitement que tu viens chez nous, que tu t’y plais et qu’il ne peut rien entreprendre contre ça ! Il est devant le fait accompli et je pense que chez lui, comme chez tout le monde, le temps a coulé sur cette dispute sans intérêt et qu’il en a mesuré toute la stérilité. … Parle moi plutôt de ton frère, ton oncle n’a plus guère de nouvelles !

- Je n’en ai pas plus ! … Pourtant, il va falloir que je l’appelle si on veut aller en Corse avec Alice,  Ce sera notre point de chute.

- Bonne idée ! … Tu t’entends bien avec lui ?

- Je n’ai que de vagues souvenirs de vie commune quand j’étais petit. Il a dix ans de plus que moi, dès la sixième Papa la flanqué en pension pour s’en débarrasser, je suppose, ce qui fait que je ne le voyais guère d’autant que Papa s’est toujours arrangé pour que nos chemins se croisent le moins souvent. … Ensuite il a mené sa vie et n’avait aucune raison de s’encombrer d’un demi-frère de dix ans son cadet.

- Mais il vient voir sa mère quand même ?

- Depuis qu’il a acheté cet hôtel en Corse, très peu. Il n’a guère de temps libre. C’est plutôt Maman qui se déplace.

- Tu ne l’accompagnes pas ?

- J’y suis allé une fois, au début quand j’étais encore à Clermont. Après je suis parti et moi aussi j’ai tracé ma route et elle ne croise pas celle de Vincent.

- Il faut faire un effort, que diable ! Les relations, c’est comme le reste, ça s’entretient !

- Je sais, mais on se laisse trop vite déborder dans la vie de dingues qu’on même à notre époque, surtout à Paris.

- Mais moi je suis parisienne depuis plus de vingt ans, je ne me suis pas laissée manger par la vie. J’ai toujours su ménager quelques temps de repos pour souffler et penser à autre chose que le train train quotidien.

- Oui ma tante, mais toi tu es exceptionnelle !

- Ben voyons ! … Je ne baisse pas les bras, je ne perds pas de temps à me lamenter sur mon sort toute la journée, je n’écoute que mon devoir !

- Ton sort est enviable, tout le monde ne peut pas en dire autant.

- C’est un reproche ?

 

Ses traits se sont durcis en un instant. J’y suis peut-être allé un peu fort, plus dans le ton que dans les paroles.

- Non, ma tante ! Pardonne-moi ! Je crois qu’hélas, on a tous la vie qu’on mérite, ou en tout cas, tout le monde a aujourd’hui la possibilité d’améliorer son sort, avec un peu de courage, même si la chance arrange bien les choses parfois !

- Nul ne choisit le lieu et la date de son arrivée sur terre ! Je crois qu’au contraire, on ne dispose que de très peu de liberté pour manœuvrer à sa guise. Et la vie n’est pas facile, les moins courageux s’y engloutissent rapidement.

- Pas réjouissant, tout cela !

- Faut faire avec. Mais tu as raison, parlons d’autre chose ! … Je voulais savoir depuis longtemps déjà … mais, … je suis bête, ce n’est pas un sujet réjouissant !

- Ce n’est pas grave, ça me fait du bien de parler avec toi ! … Si, si ! … Cette histoire de garçon de douze ans amoureux de sa tante, ça m’a soulagé de te la raconter. … C’était comme si je t’avais volé quelque chose, comme un secret que j’aurais surpris, un secret qui te concernait et qu’il fallait que je te révèle pour me débarrasser de ce poids encombrant. … Je t’écoute. Que veux-tu savoir, chère tante ?

- Tu sais, Charles, murmure-t-elle, soudain très sérieuse, je t’aime très fort, je t’aime comme le fils que je souhaitais avoir et que je n’aurai pas. Nicolas ne ressemblera jamais à l’idée que je m’étais faite de ce premier garçon, note bien que je ne lui reproche pas, je l’aime tel qu’il est, il n’y a pas de problèmes de ce côté-là. Ton oncle a les mêmes sentiments que moi vis-à-vis de toi, et peut-être même un peu plus puisque tu es le fils de sa grande sœur qu’il a toujours chérie. On a beaucoup de plaisir à te voir même si tes visites sont assez rares, on a eu du mal à t’imposer ces déjeuners du dimanche, rappelle-toi !

- C’est exact.

- Nous sommes aussi très heureux de voir que tu t’entendes bien avec les filles. Plutôt Alice, c’est vrai, car c’est la plus proche de ton âge, mais, nous connaissons ta vie, ton milieu qui n’a rien à voir avec celui de tes cousines, je sais que tu n’aimes pas parler de cela, mais elles étaient ravies de rencontrer enfin ce fameux cousin qu’on leurs cachait de puis des années comme s’il était pestiféré et tu as su leur plaire, les charmer, les amuser. En cinq ans tu es devenu leur grand frère, le confident d’Alice. Tu leurs as beaucoup apporté même si tu ne t’en es pas rendu compte. On te doit un grand merci, car élever quatre enfants aujourd’hui ce n’est pas de la tarte. Tu es quelqu’un de gentil, Charles, très gentil. Je crois que tu as compris dès le début le rôle qui pouvait être le tien près de ces cousines qui t’ont manquées à toi aussi. Tu es sensible, intelligent et devenu un homme charmant. Je tenais à te le dire parce que je crois que dans ton univers de célibataire indécrottable que tu t’es créé et dans lequel tu erres comme un damné cela peut te donner une certaine confiance en toi qui t’a fait défaut jusqu’à présent. Il n’y a pas qu’un seul couple sur la terre, je ne sais quelle image tu gardes de l’union de tes parents mais ne crois pas que tous vivent la même chose. Entre eux et nous, ton oncle et moi, nous ne vivons pas de la même manière, nos comportements sont différents, voire opposés et là encore il n’y a pas à confronter, chercher si un style est mieux que l’autre, nos modes de vie sont distincts, un point c’est tout. Chaque être est unique et il rencontre un autre être unique et tous deux forment un couple unique, aucun ne peut être évalué par rapport à un autre. Tu comprends ?

- Tout à fait. J’en déduis que le couple que je formerai avec une femme ne pourra jamais ressembler à celui de mes parents et que je n’ai pas de raison m’inquiéter outre mesure.

- Ne sois pas cynique, il n’y a rien de pire. … Je connais très peu ton père, et je ne me permettrai pas de le juger, mais ta vie sera différente de la sienne, elle l’est déjà parce que vous êtes de caractère différent.

- Je comprends tout cela, mais ce qui me freine dans le mariage ce n’est pas de ressembler à mes parents dans un futur proche, mais je crois être incapable de trouver la femme qui me convienne à condition qu’elle existe, et de l’aimer jusqu’à la fin de mes jours.

- L’amour évolue avec le temps. Les sentiments respectifs qu’éprouve un couple ne sont pas les mêmes à vingt ans qu’à quarante ou qu’à soixante. C’est pour cela qu’il peut-être éternel même si le terme prête à rire.

- Tu crois qu’il existe des êtres faits l’un pour l’autre ?

- Oui.

- Ca voudrait dire qu’on ne choisit rien, pas plus son époux ou épouse que le reste.

- C’est ce que je crois.

- Où est notre liberté là dedans ?

- Je te répondrai bien que la liberté n’existe pas, mais c’est un peu sommaire et cela risque de nous entraîner dans un long débat.

- Donc, à t’écouter, ma tendre future vit quelque part sur terre et n’attend que moi.

- Oui.

- Mais il se peut qu’elle soit déjà mariée, ou au fond d’un couvent ou encore dans un cimetière.

- Tu penses à Marie, murmure-t-elle comme on lâche un secret.

 

Je dois blêmir car je la vois qui me regarde avec un air inquiet. Jamais je n’ai parlé de Marie à ma tante, ni à quiconque sauf à Flora il y a peu de jours et à Dora, bien sûr.

- Qui t’a parlé d’elle ?

J’ai du m’exprimer sévèrement car elle s’est raidie de tout son être et tente de calmer cette tension qui vient de naître entre nous d’un sourire un peu crispé.

- Ta mère.

- Elle ne sait pas grand-chose de cette histoire.

- Tu, … ne lui a pas dit grand chose, dit-elle en appuyant sur le tu ; mais elle en a deviné beaucoup avec son cœur de mère.

- Admettons !

- Elle sait que la mort de cette jeune fille t’a marqué profondément. Mais il n’y a pas là de quoi faire un drame.

- C’en est un pourtant !

- Je ne veux pas parler pas de sa mort qu’on peut trouver injuste, horrible ou tout ce que tu veux. C’est de toi que je parle ! Tu ne peux pas rester comme ça, à errer dans l’existence comme un damné ! La vie continue, c’est Marie qui est morte, pas toi. Tu dois être, en jeune homme intelligent et responsable, capable de passer par-dessus cette douloureuse épreuve et poursuivre ta route du bon pied. Ne rien oublier, certes, mais penser au reste !

- Plus facile à dire qu’à faire.

- Bien sûr, mais tout un chacun vit avec ses tragédies plus ou moins grandes, tu n’es pas un cas unique.

- Je sais bien ! … Mais si c’était elle la femme de ma vie ?

- Impossible, sinon elle serait encore en vie !

- Tu as réponse à tout, ma tante, le problème est que je n’ai toujours pas rencontré une femme capable d’égaler Marie.

- Mais tu ne la trouveras pas ! D’abord parce que tu as peut-être idéalisée Marie dans tes souvenirs ensuite, toutes les femmes ont leurs qualités et leurs défauts, les hommes aussi, ils n’existent pas d’être parfait.

- Marie l’était !

- Non, Charles, l’être parfait n’existe pas sur cette terre. Marie avait des défauts que tu as oubliés consciemment ou inconsciemment. … Si tu en gardes le souvenir d’un  être  exceptionnel que tu as sacralisé toi-même, tu resteras malheureux toute ta vie.

 

Je voudrais dire à ma tante combien Marie et moi nous nous entendions bien, qu’aucun nuage n’est venu couvrir notre merveilleuse harmonie, que Marie si elle n’était pas parfaite s’efforçait d’approcher la perfection, qu’à quinze ans elle raisonnait comme une adulte et qu’enfin elle m’aimait, tendrement et de tout son cœur moi qui n’ai jamais mérité cet amour incroyable. Mais ce serait peine perdue, elle trouverait toujours un prétexte pour me forcer à regarder l’avenir en face et je sais qu’elle n’a pas tort.

- Tu ne m’écoutes plus, Charles.

- Si, mais laisse-moi le temps de tout enregistrer.

- Je sais que c’est dur, mais Marie est morte depuis sept ans, Charles ! Il faut tourner la page. Promets-moi d’essayer et n’oublie pas que nous sommes là pour t’aider, ton oncle et moi. … Tu disais tout à l’heure que le regard évolue avec l’âge, aujourd’hui tu ne dois plus voir Marie avec les mêmes yeux qu’il y a sept ans. Le temps est passé, ce cancer de la nuit des temps, c’est le cas de le dire, ne cessera jamais sa marche implacable. Il ronge, il rogne, il avale tout sur son passage, les hommes, leur cœur, leurs souvenirs, leur histoire. La tienne est encore devant toi, Charles, mais fais attention au temps qui passe, car il passe vite et plus tu avances dans l’existence et plus il semble accélérer sa course. Essaie de t’imaginer à soixante dix ans au soir de ta vie quand tu te retourneras pour examiner le chemin parcouru, il faudra être fier de ce que tu as fait, fier de ce que tu laisses, sinon tu t’achemineras vers une fin pitoyable. C’est là que tu mesureras le temps perdu à geindre sur ton chagrin et que tu te lamenteras sur ces années dilapidées dans le vent de l’insouciance ou à courir des chimères ou des fantômes.

La vie il faut la saisir quand qu’elle est devant ta porte ; après c’est trop tard. … Tiens, revoilà Alice avec ton amie, sans doute !

 

Le portrait d’Alice dans des tons sépia est une réussite. Tante Sylvaine reste admirative :

- Tes sœurs vont être folles de jalousie quand elles vont voir cette toile ! Attendez-vous à les voir rappliquer, Mademoiselle !

- Je ne demande pas mieux que de vous être agréable, Madame,  réplique Dora très polie. Je suis contente que mon dessin vous plaise.

 

Et à nous quatre nous formons une joyeuse tablée. Dora ayant déclaré qu’elle avait faim, nous nous retrouvons chacun devant un croque-monsieur qu’accompagne une bouteille de rosé d’Anjou que je semble être le seul à apprécier, un demi verre chacune, le reste pour moi. Dora nous fait profiter de son tempérament de feu, de sa joie de vivre. Elle a réalisé ce soir une jolie recette et semble partie pour une longue nuit de fête. Je remarque qu’elle évite ou contourne avec adresse certaines questions de Tante Sylvaine quand elle l’interroge sur ses études ou sa vie en Amérique. Le premier tour des présidentielles qui a lieu demain s’échoue fatalement sur notre table et je ne peux y échapper. Je passe pour un renégat quand j’ose révéler que je ne me rendrai pas aux urnes tandis que Dora est félicitée quand elle explique qu’elle vote par correspondance.

Soudain, ça fait tilt dans ma tête et je me tourne vers Dora :

- Mais, tu ne peux pas voter demain … tu es américaine !

- J’ai la double nationalité, dit-elle comme si elle avouait un crime.

 

Le temps passe vite comme dirait tante Sylvaine. La place du Tertre s’est vidée peu à peu est deux heures viennent de sonner à je ne sais pas quel clocher. Le Sacré-Coeur sans doute. Alice et Dora sont devenues inséparables. Les deux jolies blondes se comprennent à demi-mot, partent souvent en un double fou rire dont les raisons m’échappent tout comme à ma tante. Une vraie complicité les unit et nul ne pourrait croire, à les voir ainsi, qu’elles ne se connaissaient pas il y a trois heures. Elles ont opté finalement pour le tutoiement. Dora a, comme Flora, ce don de sympathiser rapidement avec d’autres filles. Ici, je ne sais laquelle entraîne l’autre, peut-être y a-t-il un peu des deux.

Flora, justement comme j’y pensais, Tante Sylvaine se met à parler d’elle :

- Il faut que nous fassions sa connaissance, déclare-t-elle, ton oncle nous en a dit tant de bien. Viens dîner un soir avec elle.

- Qui est Flora ? demande Dora en se tournant vers moi, votre dernière conquête.

- Mon Dieu ! s’exclame ma tante, j’ai gaffé !

- Mais non, dis-je en riant, c’est une amie, une de celles que je vois le lundi, vous savez, la bande du ciné, elle était sans travail et grâce à ses connaissances en espagnol, Oncle Laurent a pu lui trouver une place dans sa banque.

 

Ni tante Sylvaine, ni Alice ne précisent qu’elle habite chez moi. Elles sont trop fines pour une telle bévue.

- Alors quand, Charles ?

- Je ne sais pas trop, … Ni lundi (cinéma), ni mardi (apéro chez Marie avec Didier et Sylvia), … mercredi non plus (dîner chez Laure) …

- Le week-end alors, si tu as un emploi du temps de ministre !

- Vendredi je rentre chez mes parents, … je t’appellerai, ce sera plus simple.

- Et vous Dora, venez dîner un soir, si le cœur vous en dit.

- Oh oui, s’exclame Alice, mais sans Charles ! Ainsi nous pourrons papoter de mille choses intéressantes.

 

Je doute que ma gentille cousine puisse réussir là ou j’ai échoué, rencontrer Dora ailleurs que place du Tertre. Notre belle américaine, d’habitude si prompte d’esprit, parait désarçonnée par cette brusque mais amicale invitation :

- Vous me prenez de court, dit-elle enfin ; c’est une bonne idée. J’avoue Alice que je te reverrai avec plaisir. … Le mieux est pour moi aussi de vous appeler. En ce moment, avec les examens qui approchent, les petits boulots après lesquels je cours pour pouvoir payer mon loyer …

- Et bien, entendu ! s’écrie ma tante, j’attendrai donc vos appels respectifs. Mais attention, cochon qui s’en dédit.

 

Avec mille éclats de rire nous expliquons à Dora le sens de cette maxime, puis Tante Sylvain après avoir régler toutes les consommations donne le signal du départ. Nous nous dirigeons vers les taxis et je me demande comment Dora va s’y prendre pour nous fausser compagnie. Mais non, elle monte avec nous, prétextant qu’elle descendra la dernière puisqu’elle habite en banlieue ce dont je doute. Enfin !

 

Après une escale rue Médéric et des adieux émouvants entre les deux filles nous nous retrouvons tous les deux sur la banquette arrière d’une Mercédès et je m’écrie dès qu’elle a démarrée :

- Enfin seuls !

- Votre cousine est vraiment adorable ! répond-elle comme si elle n’avait pas perçu mon impatience.

- Vous aussi !

- Merci.

- Je lui donne trois cent francs pour le portrait.

Elle veut me rendre un billet en disant que c’est trop, mais j’insiste !

- Ca vous aidera à payer le taxi.

- Dans ce cas.

- Je n’ai pas eu le temps de vous parler, ce soir.

- Y avait-il quelque chose d’urgent ?

- Non ! … Ou plutôt si ! … Laure, elle ne se marie plus !

- C’est une bonne nouvelle, non ?

- Ca ne change rien.

- Au contraire, ça change tout ! Vous avez le terrain libre maintenant.

- C’est drôle, vous êtes la deuxième personne à me dire cela aujourd’hui.

- Preuve que nous avons raison.

- Mais je n’ai pas l’intention d’épouser Laure.

- Mais vous l’aimez ! Et même à la folie !

- N’exagérons rien, disons qu’elle me plait, qu’elle m’attire et que j’aimerais bien percer ses secrets.

- Quoi de plus simple que de l’épouser pour réaliser ce beau programme !

- Je n’ai pas envie d’être malheureux toute ma vie ! Son amant, oui. Son mari, non !

- C’est nouveau, cela ! Je me trompe ? … En tout cas, dit-elle en riant, si vous avez l’intention de devenir son amant une fois qu’elle sera mariée, ne comptez pas sur moi pour vous épouser.

- Je me suis mal exprimé, Dora ! Etre l’amant de Laure si je suis libre oui, à la rigueur. Mais une fois marié, hors de question que je trompe ma femme.

- Tous les hommes trompent leur femme, vous n’y échapperez pas !

- Cessez de dire des conneries …

- Si ce n’est pas en actes c’est en pensées !

- Hé bien ! … Vous êtes dure avec nous !

- Nous ?

- Nous, les hommes !

- Ah, non, je ne suis pas dure avec tous les hommes, seulement avec vous.

- Pas de chance pour moi. Ni pour vous d’ailleurs.

- Pourquoi pour moi ? demande-t-elle en riant.

- Finir votre journée avec le seul homme que vous n’aimez pas, ce n’est pas de chance !

- Mais vous ne comprenez vraiment rien ! Je me demande si vous n’êtes pas totalement idiot.

- Sage question. Cependant, j’aimerais bien écouter vos explications.

- Je n’ai pas dit que je ne vous aimais pas, j’ai dit que j’étais dure avec vous. C’est différent.

- Sans doute, mais cette différence m’échappe.

- Peut-être auriez du vous abstenir de ce délicieux rosé d’Anjou ! … Ah, nous voilà bientôt chez vous.

- Dire que je ne connais toujours pas votre adresse, ni d’ailleurs pas grand-chose de vous !

- Il n’y a rien d’intéressant à savoir !

- Je suppose que vous ne voulez pas monter ?

- Vous supposez bien, je n’ai pas prévu de pyjama !

- Je peux vous en prêter un s’il n’y a que cela qui vous dérange !

- Il n’y a pas que cela, non !

- Je me disais aussi ! … Tant pis, il ne me reste qu’à souffrir de votre dureté.

- Souffrez donc, si cela vous fait du bien !

 

Le taxi s’arrête juste devant ma porte et j’en descends bien décider à me montrer remonté contre ma charmante compagne.

- Hé, s’écrie-t-elle, ne vous sauvez pas comme ça, vous ne m’avez même pas embrassée !

- Votre voisin fera ça mieux que moi !

- Charles, ne soyez pas idiot !

 

Elle me rejoint sur le trottoir en demandant au chauffeur de patienter un petit instant :

- Charles, Charles, répète-t-elle avec une voix si douce, si tendre que j’en reste figé sur le trottoir, comme si une fée m’avait pétrifié d’un coup de baguette magique :

Et la voilà qui vient se glisser contre moi, s’empare de mes lèvres avec les siennes et y dépose un baiser brûlant mais court. Puis elle se dégage et s’éloigne vers le taxi en disant :

- Je suis dure avec vous, Charles, c’est vrai. Je suis exigeante, je ne veux pas que vous me déceviez.

 

Je reste incapable de répondre et regarde ce taxi qui s’enfonce dans le Paris obscur.

 

Sous ma porte je trouve un petit mot ainsi rédigé :

«  Bonsoir Charles, ou bonjour, suivant l’heure à laquelle tu rentreras, si tu rentres, gros coquin.

La deuxième séance a été encore un succès, on t’a espéré et longuement attendu. Nous sommes passés te voir car tu nous manquais. Il est deux heures dix, personne chez toi, à moins que tu ne sois déjà occupé ou trop bourré pour ouvrir la porte. Nous allons au lit noyer notre tristesse. Te rappelles-tu au moins où nous habitons ? « 

C’est signé d’un S et d’un N.

 

Je regarde l’heure, il  y a un peu plus de vingt minutes qu’elles sont parties. Elles doivent tout juste arriver chez Sandra. Je peux les joindre au téléphone et les décider à revenir. Mais ensuite ? Mon lit empli des mille odeurs envoûtantes de Flora, pas question de le profaner. Je tombe de sommeil.

 

Qu’est-ce qu’a dit Tante Sylvaine à propose de nos destinées, des chemins qui se croisent, des rendez-vous prévus par le destin avant que le monde ne fusse monde ? … Mes belles, et Dieu sait que vous l’êtes, ce soir la fée qui veille sur nos existences ne nous a pas autorisé à nous rencontrer.

N’allons pas contre ses plans, Dieu sait (encore) ce que cela pourrait nous coûter ! Bonne nuit quand même, portez vous bien et aimez vous de même.

 

Dora a raison, j’ai trop forcé sur le Duc d’Anjou. Non, pas le Duc, son frère, Rosé. … Rosé, ce ne serait pas plutôt un nom de femme ? … A moins que ce ne soit le baiser de Dora, chaud comme une braise ! … Un baiser ou une morsure ? J’en ai encore les lèvres en feu. Je me précipite dans la salle de bains pour vérifier leur état dans le miroir. Rien, aucunes traces ! … Ai-je rêvé ? Dora ou Flora ?

 

Je crois qu’il est grand temps mon pote d’aller glisser ta grande carcasse dans ton duvet de campeur de comptoir. … Non, plus le canapé, fini canapé !

Je m’écroule sur mon lit, car c’est le mien, nom d’une pipe, en essayant de me saisir de l’ombre de Flora qui m’attend sourire aux lèvres et des fleurs aux parfums de paradis plein les mains.

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Salle des pas perdus
  • Journal au jour le jour en 1988 d'un jeune homme seul qui erre dans le monde et dans sa vie et rebondit comme une balle sur un mur, de femmes en désillusions, de cuites en faux espoirs, poursuivi par le fantôme de son amour mort à 18 ans.
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